Que fait Xavier Beauvois de la reconnaissance internationale apportée par « Des hommes et des dieux », Grand Prix du jury à Cannes en 2010 et César du meilleur film ? Plutôt que de cultiver sa renommée, le cinéaste choisit aujourd’hui de changer totalement de registre et nous propose « La rançon de la gloire », sorte de tragi-comédie en forme de conte contemporain. Librement inspiré d’un fait réel, le récit, entre burlesque et grotesque, accompagne l’aventure mouvementée de deux pauvres ‘pieds nickelés’, décidés à soutirer une grosse somme d’argent à la famille Chaplin, après avoir subtilisé le cercueil du célèbre créateur. Une entreprise hasardeuse portée par un duo de comédiens exceptionnels, Benoît Poelvoorde et Roschdy Zem, un pari gagné pour le cinéaste qui rend hommage à un génie du cinéma, à son talent protéiforme, et qui réussit à mélanger les genres, en un cocktail inédit, pathétique et plein de drôlerie.
Deux pauvres migrants au bord du lac Léman
A sa sortie de prison, Eddy, extraverti volubile, est attendu par son ami Osman, visage inquiet, esprit de sérieux. Entre eux, le deal est clair : le second accepte d’héberger le premier dans sa cabane rustique à condition qu’il veille sur Samira, sa fille de 7 ans, tout le temps de l’hospitalisation de sa femme gravement malade. A la condition également qu’Eddy se tienne à carreaux ! Il dispose d’ailleurs d’un espace réservé, une caravane jouxtant l’habitation de fortune de la famille, échouée sur ce bout de terrain de la commune de Vevey, au bord du lac Léman.
Las, les conditions sont rapidement réunies pour qu’Eddy soit repris par ses vieux démons : les examens révèlent la nécessité d’une opération coûteuse si Osman veut sauver son épouse. Les démarches de prêt se heurtent au refus cynique du banquier. Et l’idée, transgressive et loufoque, d’Eddy fait son chemin dans la tête d’Osman : pourquoi ne pas déterrer le cercueil de Charlie Chaplin (dont la mort et les funérailles viennent d’être annoncées à la télévision) et réclamer à sa richissime famille une rançon ?
Pour vaincre les craintes et les résistances morales de son ami, réfugié d’origine algérienne, ‘l’agité du bocal’, originaire de Belgique, dispose d’arguments chocs : leur entreprise sera fidèle à l’esprit du cinéaste qui a fait des immigrés, sans ressources ni domicile, les héros de ses films. Une fois la décision prise, nos deux ‘charlots’ ne sont pas au bout de leur peine, et nous, spectateurs, de nos surprises.
Une aventure à tiroirs
Même si Xavier Beauvois a obtenu l’accord des descendants de Chaplin, et la participation d’Eugène, un des enfants du maître, la transposition d’un tel acte crapuleux pose de sérieux problèmes que le cinéaste transcende avec panache. Tout en montrant à quel point le fait de sortir de terre un cercueil demande d’efforts physiques et soulève des difficultés concrètes (où cacher l’objet du délit ?), il parvient à suggérer aussi la panique ‘morale’ provoquée par ce crime et le souffle d’inspiration communiquée par l’esprit de l’artiste mort !
Qui voit et entend Eddy, debout dans une cabine téléphonique (le portable n’existe pas en 1977), se pincer le nez et articuler quelques mots supposés semer la terreur chez les futurs payeurs de rançon, succombe immédiatement à une crise d’hilarité. Il n’est pas davantage possible de résister à la danse, effrénée pour l’un, chaloupée pour l’autre, sur l’air de ‘Zoo Be Zoo Be Zoo’, qu’entament les deux complices dans le minuscule espace de leur abri de fortune. Nous oscillons cependant continuellement entre le rire provoqué par le bricolage et l’improvisation des maîtres chanteurs et tout un éventail d’émotions devant l’importance des enjeux dramatiques –du malheur intime de la famille d’Osman à l’énormité de l’affaire criminelle et de son retentissement-, des enjeux qui dépassent le devenir individuel des deux ‘branquignols’, écrasés par une transgression démesurée.
Un hommage aux arts du spectacle
Nous partageons en tout cas, avec les deux protagonistes, la même capacité d’émerveillement face aux retournements de situations, aux bifurcations de l’existence, au miracle de l’art. Comme dans la réalité de l’époque, les ‘méchants’ seront arrêtés et punis. Nous comprenons, au fil de ce conte fantasque, que tout n’est pas perdu pour eux, que l’expérience de cette aventure criminelle leur a permis d’accéder à une forme de transcendance, à travers l’évocation de l’univers artistique de Chaplin. Magnifiés par la musique de Michel Legrand, -une partition originale oscillant du lyrisme à la noirceur-, les rebondissements de l’histoire mettent l’un des duettistes, le rêveur déglingué, sur la route d’un cirque ambulant. Eddy est attiré par une femme en costume rouge flamboyant (Chiara Mastroianni, étrange et envoutante), partage un banc avec un singe sympathique devant le lac Léman et découvre, en chemin, sa vocation longtemps refoulée : devenir clown au sein de la troupe et intégrer son numéro au spectacle collectif.
Il est permis de trouver les ficelles un peu grosses et l’hommage à Chaplin trop appuyé mais la virtuosité du jeu des interprètes principaux emporte les réticences. Face à Roschdy Zem, en clown blanc, plein d’humanité et de quant-à-soi, Benoît Poelvoorde ne campe pas seulement un voyou séducteur à la vitalité exubérante. Il teinte son personnage de folie et de poésie au point que sa composition condense l’hommage aux arts du spectacle revendiqué par le cinéaste. ‘Comment on passe d’un trou noir aux feux de la rampe : voilà l’histoire que j’ai voulu raconter’. Mission accomplie.
Samra Bonvoisin
« La rançon de la gloire », film de Xavier Beauvois-sortie le 7 janvier 2015
Sélection officielle de la Mostra de Venise 2014