L’identité de chacun de nous passe désormais aussi par ce que nous montrons de nous en ligne. Le fait que chacun puisse prendre la parole sur le web et par Internet, au travers des multiples dispositifs est une des évolutions majeures de ce que l’on a nommé le web 2.0. En réalité, cette possibilité est à l’origine même d’Internet (rappelons les Usenet et autres messageries ou forums déjà existant avant l’Internet grand public), mais c’est l’accessibilité de cette prise de parole qui l’a rendue si populaire, si universelle. La construction de l’identité, voire l’individuation, fait partie des grandes questions éducatives qui ont été renouvelées par le développement du numérique. A tel point qu’aujourd’hui communiquer est plus important, au quotidien, qu’informer ou s’informer !
L’une des volontés des créateurs de l’école pour tous a été de permettre une prise de parole de chaque citoyen, en particulier face aux pouvoirs (cf. les débats de l’assemblée constituante en 1791). Faire accéder aux savoirs c’est permettre de dire et non pas de subir ceux qui ont fait du savoir un pouvoir. Il y aurait donc un lien très important entre l’accès à la parole et l’accès à l’identité, ce n’est pas vraiment nouveau, mais cela prend désormais un autre relief. En apprenant à lire et à écrire, j’entre dans ce processus d’individuation et de construction de soi. Dès lors que le lire et l’écrire évoluent, on se doit, au nom du principe libérateur de l’instruction, d’adapter celle-ci à ces nouvelles formes. Or le numérique, multimodal, interactif et hypertextuel apporte-t-il ce changement essentiel du lire et de l’écrire. L’élargissement au comprendre et au s’exprimer prend de plus en plus d’importance dans un monde qui vit avec ces technologies.
L’observation des prises de paroles, en particulier sur ces nouveaux supports, met au jour des questions nouvelles que l’on ne peut négliger : qui parle ? Quel mode de prise de parole ? Pour quel public ? Entre le nom, le pseudo et l’anonymat, il y a une gradation qu’il est nécessaire d’éclaircir. A lire de nombreux supports de prise de parole en ligne, on s’aperçoit que jeunes comme adultes, nombreux sont ceux qui ne mettent pas leur nom mais préfèrent un pseudo. Certains, plus aguerris techniquement, vont choisir l’anonymat et plus généralement déployer des stratégies de prises de paroles qui les préserveront de tout « retour de flamme ». D’autres préféreront avancer avec leur propre nom dans le souci d’engager l’échange. Le pseudo vient alors permettre une mise à distance qui prolonge celle de l’écran. Entre parler en face à face et m’exprimer par l’intermédiaire de techniques (clavier écran) il y a une mise à distance qui n’est pas sans effet sur les modalités de prises de paroles. La possibilité de choisir son identification devant l’autre, impossible en présence, apporte un deuxième niveau de distance que je peux alors imposer. En d’autres termes, choisir le qui parle c’est se situer par rapport à l’autre et donc poser un cadre pour des modalités de prise de parole.
Prendre la parole en ligne peut prendre plusieurs formes : réactive ou proactive principalement. Autrement dit, soit je m’exprime de ma propre initiative avec un moyen technique qui me le permet, soit je ne m’exprime qu’en retour de l’expression des autres en utilisant leur propre moyen technique, ou celui qu’ils utilisent. La frontière est ténue, mais bien réelle. Je prends l’initiative ou je réagis. Outre le moyen technique utilisé dont les contraintes et le style imposent leur logique, il y a surtout la manière de « penser l’autre » et donc de s’exprimer. A plusieurs reprises nous avons pu observer dix formes spécifiques qui traduisent cette manière (non exhaustives):
– Il y a la parole sèche, technique, sans laquelle l’autre n’a pas de place. Pas de propos phatique, simplement l’essentiel.
– Il y a la parole standardisée qui transpose à l’écrit la réponse orale avec ses codes associés (bonjour, merci etc…)
– Il y a la parole submergeante qui, par sa longueur, son détail, sa précision en arrive parfois à rendre le sens difficile d’accès
– Il y a la parole acharnée, prise par l’enthousiasme, la force de conviction, tente d’asséner une vérité non discutable
– Il y a la parole de dénigrement, elle s’attaque d’abord à une personne avant de discuter les idées
– Il y a la parole idéologique, sorte de propos presque rituel, qui a sa logique de croyance non contestable
– Il y a la parole d’attaque qui tente de déstabiliser l’autre en lui affirmant qu’il a simplement tort sans forcément argumenter
– Il y a la parole de polémique, très en vogue en ce moment, qui consistes à reprendre le propos de l’autre mais en l’interprétant et en s’y opposant systématiquement, l’auteur est complètement fondu dans son propos et donc est intégré aux critiques (on en oublie alors le prénom ou l’initiale, sorte de familiarité)
– Il y a la parole discutante, reprenant tel aspect d’un propos pour en faire un objet de débat amenant l’autre à éclairer son point de vue
– Il y a la parole témoignage qui vient illustrer un propos existant et en enrichir le contenu
Lisez les réponses à vos messages, lisez les commentaires associés à des articles de presse en ligne, suivez quelques fils twitter ou quelques conversations sur facebook et vous pourrez vous faire une idée de la place que l’on assigne à l’autre lorsque l’on s’exprime en ligne.
Avec le numérique, dans la suite des médias de masse, la notion de public est devenue importante. On parle d’amis ou de suiveurs, mais souvent c’est un public que l’on cherche. Derrière ce public c’est aussi la popularité, la reconnaissance, la célébrité, l’influence que l’on cherche. Mais le public n’est pas qu’un objet, ce sont aussi des sujets et c’est là que la bascule peut être intéressante. Comment faire en sorte que ceux que je croise en ligne puissent être aussi des sujets, des personnes avec lesquels je peux construire ?
– On peut s’exprimer pour être simplement populaire (on prend soin alors d’empêcher tout commentaire qualitatif, la simple comptabilité des suiveurs suffit, comme les compteurs de pages vues sur les sites). Dans ce cas l’autre n’existe que par son « bulletin de vote ». Les médias de masse (et nombre de journalistes) ont du mal à éviter cet écueil.
– On peut s’exprimer pour faire partager ses réflexions et donc alimenter un débat public ou non. Cela présente un risque lié à des formes de prises de paroles qui n’admettent pas que l’on puisse exprimer un autre point de vue, voire simplement de mettre en débat des faits ou des idées. Cela présente un avantage, on peut créer ainsi une communauté vivante en ligne. Ces communautés se traduisent ensuite par des actions qui sortent du numérique pour passer dans le quotidien, la rue, l’espace social.
– On peut vouloir diffuser ses idées de manière massive. Il s’agit alors de s’appuyer sur les techniques de la propagande ou de la publicité pour parvenir à ses fins. Cette manière de faire du public s’appuie aussi sur l’ouverture aux questions qui permettent alors de renforcer le propos de propagande en assénant plus fortement les idées à faire passer.
A partir de cette analyse, bien partielle de la prise de parole en ligne, on peut envisager un travail éducatif de fond. Cependant ce travail se heurte à la question de l’identité qui se construit. Les psychologues ont bien mis en avant la question des formes variables de l’opposition pour se construire ( Enfants et adolescents en mutation, mode d’emploi pour parents, éducateurs, enseignants et thérapeutes. Octobre 2009 – ESF éditeur). Le monde scolaire, limité qu’il est par les rapports de pouvoirs liés à la forme scolaire, a bien du mal à entrer dans cette éducation, malgré de nombreuses tentatives pour le rendre possible (ECJS, assemblées d’élèves, quoi de neuf, TPE etc…). Les notes, les redoublements, les orientations, les conseils de classes, voire les conseils de disciplines sont des dispositifs qui contribuent à la difficulté d’éduquer à la parole dans le système éducatif. L’échappatoire que constitue Internet est l’occasion pour des enseignants de tenter d’ouvrir différemment ce travail (créations de blogs, pages Facebook etc…). Cependant cela reste pris dans un cadre qu’il est bien difficile de faire évoluer.
Ce sont davantage les adultes qui posent le plus souvent problème dans la prise de parole. Parce que leur identité est déjà bien construite, ils y voient un risque de déstabilisation. Les nouveaux espaces d’expression permettent d’observer des comportements de jeunes qui dérangent. Ainsi avons-nous observé à plusieurs reprises que des dérapages de parole sur le net étaient davantage le fait de jeunes ordinaires que de jeunes « déjà catalogués ». Comme si ceux qui sont déjà repérés comme posant problème apprenaient plus vite les règles (et comment aussi les contourner). Or les adultes légitimement choqués par ces propos (parfois diffamant) sont surpris et parfois n’osent pas aller plus loin qu’une simple remontrance. Ils montrent ainsi qu’eux-mêmes sont questionnés par cette question d’éducation à la parole pour laquelle il n’est pas sûr qu’ils en aient la véritable maîtrise. On pourra relire Pierre Merle et ses travaux sur l’élève humilié (L’élève humilié -L’école, un espace de non-droit ? Pierre Merle, collection Éducation et Formation, PUF 2005) pour aborder la complexité du problème de la parole et de l’identité.
Bruno Devauchelle
Toutes les chroniques de B Devauchelle
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