Par Jeanne-Claire Fumet
C’est une question restée sans réponse décisive depuis le rapport Debray en 2002 : comment organiser l’enseignement du fait religieux à l’école, dans le respect de la laïcité et de l’ouverture culturelle ? Un récent rapport sénatorial, proposé par Esther Benbassa (EELV) et Jean-René Lecerf (UMP) sur la lutte contre les discriminations, relance le débat. Le problème est pourtant loin d’être simple, comme le montre un ouvrage récent de l’IEFR (Institut d’Étude des Faits Religieux) de l’Université d’Artois, qui s’efforce d’exposer les conditions théoriques d’une pratique équilibrée à ce sujet. Autour d’analyses d’observateurs de plusieurs pays d’Europe sur les pratiques existantes, Charles Coutel, philosophe et membre de l’IEFR, explore les difficultés sous-jacentes à cet enseignement. Complexité de la notion de « fait » religieux, forts enjeux symboliques de ce domaine, l’enseignement laïc des religions est loin d’aller de soi.
Une triple urgence à enseigner le fait religieux
Si les choses ont peu changé depuis le rapport Debray, c’est peut-être parce que la complexité de cet objet d’enseignement ne peut pas se réduire à l’opposition idéologique entre un laïcisme ouvert et tolérant et une laïcité radicale et obtuse. On le comprend mieux à lire l’ouvrage publié par l’IEFR : pour le philosophe Charles Coutel, auteur de la préface et du chapitre conclusif, l’enseignement du fait religieux renvoie en effet à une triple urgence : l’ignorance du religieux par le culturel, déjà soulignée par Régis Debray, mais aussi l’ignorance de leur propre culture par les croyants de toute obédience eux-mêmes (pointée par Olivier Roy, La Sainte ignorance, Seuil 2008) et enfin, l’interventionnisme du politique dans l’histoire des religions (cerné par Xavier Boniface dans la Revue Esprit en juin 2005). C’est ce troisième point, le plus sensible et le moins bien discerné, que l’ouvrage de l’IEFR s’efforce d’éclairer davantage à travers l’étude de la situation de l’enseignement du fait religieux en France, en Espagne, en Irlande et en Écosse.
Le fait religieux : ni objectivable, ni confessionnel
L’enjeu culturel, pour l’école, n’est pas simplement d’adopter une posture de neutralité bienveillante à l’égard des religions. Il s’agit de permettre l’appropriation par les élèves des « symboles et marqueurs culturels de leur propre monde ». Cet impératif implique une dimension d’intériorisation vécue, qui ne peut se contenter d’une simple information objective. Mais d’autre part, à l’inverse, l’identification aux marques extérieures de la religion, par des jeunes gens ignorants du patrimoine symbolique et éthique de celle-ci, produit un sectarisme imperméable à la réflexion raisonnée, qu’il s’agit de prendre en compte sans céder au confessionnalisme. Enfin, l’intervention récurrente du politique dans l’enseignement de l’histoire des religions n’est pas sans laisser de traces chez ceux qui doivent l’enseigner : la mise en place de dispositifs de formation distanciés et réfléchis pour les enseignants eux-mêmes, est loin d’être chose faite. Feindre que le fait religieux, puisse être un « objet » neutre par décret, c’est en méconnaître la nature : « Être laïque, ce n’est pas être contre les religions, mais contre la dérive cléricale et superstitieuse de tous les pouvoirs (religieux, mais aussi politique ou encore médiatique) », souligne C. Coutel.
L’ambiguïté de l’alternative entre enseignement religieux et éthique laïque
L’analyse de la situation de l’Espagne, encore marquée par le catholicisme d’État du franquisme, met en lumière l’équivoque de solutions qui prônent l’alternative entre enseignement de la religion et enseignement de type moral, appelé « éthique ». Ce choix a parfois permis de dépasser les clivages idéologiques entre confessions et athéisme. Supprimée au profit d’un enseignement commun à la citoyenneté, en Espagne, cette alternative a ressurgi à la faveur de la fragilisation du lien social, liée à crise économique. L’Église catholique, qui a bien su restaurer son image ternie par le franquisme, s’est fortement investie dans le champ caritatif, familial et social : elle a su consolider une forte présence identitaire, « folklorisante », note Jaime Céspedes dans son étude sur l’influence du catholicisme sur l’éducation et l’enseignement en Espagne. Présence d’autant plus attrayante qu’elle ne s’accompagne plus des contraintes cultuelles obligatoires (le dimanche est désormais consacré au football, et pas à la messe). L’attrait de la religion comme pratique festive et communautaire, promet ainsi à l’enseignement catéchistique de solides niches idéologiques, et une force de persuasion incomparable à celle l’enseignement laïc de la morale.
Un enseignement de « culture religieuse » ?
Alors, entre connivence identitaire et exposé impersonnel, comment trouver la juste mesure d’un enseignement du fait religieux, qui respecte le principe de laïcité et ne fasse pas le jeu d’influences idéologiques, religieuse ou politique ? Selon Charles Coutel, la solution pourrait résider dans un enseignement de « culture religieuse », c’est-à-dire, une « histoire non religieuse des religions », débarrassée du halo légendaire et superstitieux qui en nourrit le prosélytisme. Tâche d’autant plus ardue que les institutions républicaines ont depuis longtemps intégré l’hagiographie de type religieux à leurs stratégies de transmission. La question d’un « transfert de sacralité » de l’histoire sainte dans l’histoire de France, par exemple, au tournant de l’institutionnalisation de l’École publique, entre 1867 et 1882, ainsi que l’évoque Annie Bruter (Histoire de l’Education 2010), souligne les enjeux implicites d’une querelle de la laïcité qui pourrait bien recouvrir des stratégies d’influence moins nobles que le respect de la liberté morale et religieuse des consciences.
Se débarrasser de la double ignorance, celle qui porte de l’extérieur sur les religions, mais aussi celle des croyants sur leur propre religion, ce pourrait donc être le gain d’un enseignement qui dépasserait l’opposition commode mais fausse entre athéisme « laïcard » et tolérance confessionnelle « complaisante » du politique. Abandonner ces repères simples, ce serait accepter une réflexion critique sur les conditions réelle de constitution d’une communauté éthique vivante, aussi attentive à ses sources historiques qu’aux apports de ses afflux actuels.
L’enseignement des faits religieux France – Espagne – Irlande – Écosse.
Édité par Déborah Vandewoude et Denis Vigneron – Préface et conclusion par Charles Coutel.
Éditions Artois Presses Université 2014 – 157 pages – 15€ – ISBN-10 2848321830
http://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100996750
Pour aller plus loin :
Le rapport Debray 2002 sur l’enseignement du fait religieux dans l’École laïque :
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics[…]
Le rapport 2013 sur l’enseignement laïque de la morale, ministère Éducation nationale
http://www.education.gouv.fr/cid71583/morale-laique-pour-un-enseignemen[…]
Les analyses d’Annie Bruter :
Sur le site du Café
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