« L’émancipation par le LP est d’abord scolaire, et la thèse de la reproduction sociale n’est pas convaincante dès lors que les parcours des élèves restent hétérogènes au niveau de leur réussite alors qu’ils proviennent majoritairement de milieu populaire. » Comment expliquer le désintérêt dont est victime la voie professionnelle ? Garde -t-il une fonction de tri social ? S’y ajoute-il un tri ethnique ? Inspecteur général et sociologue, Aziz Jellab a publié un ouvrage remarqué sur l’enseignement professionnel. Il revient ici sur les questions du rôle émancipateur de cet enseignement et des raisons qui amènent les enfants d’ouvriers à choisir cette voie et ceux des enseignants à la fuir..
Pourquoi le lycée professionnel a-t-il souvent l’image d’un repoussoir lors d’une orientation par défaut ?
Pour comprendre les raisons ayant amené le LP à être associé à une voie d’orientation peu choisie, il faut faire un détour historique. A première vue, lorsqu’on compare la position des lycées professionnels aujourd’hui à celle des collèges d’enseignement technique, et bien avant encore, des centres d’apprentissage, le contraste est saisissant : au statut dévalorisé et dominé de la scolarité en lycée professionnel s’oppose l’image – certes idéalisée – d’un ordre de formation qui a longtemps transmis le savoir-faire ouvrier, dans une société industrielle en plein essor, où l’espoir de connaître une mobilité professionnelle et sociale grâce à la formation était fortement ancré. La formation des futurs ouvriers, avec la création du CAP en 1919 et sa normalisation sous Vichy – le diplôme est devenu national – puis avec l’instauration jusqu’en 1967, d’un examen d’entrée dans les collèges d’enseignement technique (futurs LEP puis LP), bénéficiait d’une forte reconnaissance tant sociale que par les milieux professionnels.
L’enseignement professionnel a su, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, garantir un statut social et professionnel aux titulaires du CAP : on devenait directement ouvrier professionnel avec la perspective de connaître une promotion dans l’entreprise. La recomposition de la classe ouvrière, annonçant le déclin de son unité, la scolarisation de la formation professionnelle des futurs ouvriers, et le développement massif d’un chômage touchant fortement les milieux populaires, conduiront au discrédit de ce que l’on appelait « l’enseignement technique court ». Ils renforceront le sentiment d’une chute que partagent beaucoup d’élèves des élèves entrant dans les lycées professionnels. On allait au LP parce qu’on était fils (ou fille) d’ouvrier ; désormais, les élèves y vont pour nombre d’entre eux parce qu’ils sont en échec au collège !
Le lycée professionnel a connu de profonds changements depuis bientôt quatre décennies…
Sur de nombreux points, tout semble séparer le LP aujourd’hui de ce qu’il fut au temps où il accueillait des élèves censés constituer la future élite des ouvriers qualifiés. Institution peu choisie, même si des évolutions récentes relativisent ce constat, discréditée au collège, accueillant surtout des élèves ne pouvant pas intégrer la voie générale et technologique, le LP ressemble davantage à un contexte devant d’abord « réparer », socialiser et « réconcilier » un public avec l’école et les savoirs avant de le former professionnellement. La création du baccalauréat professionnel a indiscutablement contribué à valoriser le LP mais dans le même temps, la thématique du décrochage tend à focaliser et à juste titre, l’attention des acteurs, quand le sort des élèves de CAP, soit le public le plus fragile scolairement et socialement devient également préoccupant !
Comment expliquer la dévalorisation de la voie professionnelle ?
C’est au moment où cette formation s’est scolarisée et a été « intégrée » à l’Education nationale qu’elle a entamé un processus de dévalorisation que la crise du marché du travail lors des années 70 va précipiter en quelque sorte. La dévalorisation de la voie professionnelle procède de la conjonction de trois facteurs : sa scolarisation – au double sens du terme, intégration à l’EN, sous l’effet de la massification, et scolarisation des contenus d’enseignement -, la tertiarisation du marché du travail – ce qui se traduit par la recomposition de la classe ouvrière et par la difficulté à assurer aux nouvelles générations un appui symbolique promouvant une culture de métier et des solidarités – et le développement du chômage qui touche dans de fortes proportions les diplômés de l’enseignement professionnel. L’élévation de niveaux de qualification contribue à propager l’idée que la survie scolaire et l’accès aux diplômes supérieurs restent surtout l’apanage de la filière générale et éventuellement technologique de lycée.
Ces raisons socio-historiques suffisent-elles pour comprendre le désintérêt à l’égard de la voie professionnelle ?
Il y a aussi des facteurs plus institutionnels, qui ont à voir avec la manière dont les collèges fonctionnent par rapport à l’orientation. L’observation des conseils de classe de 3ème fait encore la part belle aux notes et les qualités d’un élève ne sont in fine définies qu’à travers le prisme de son niveau scolaire. Aussi, prédomine l’idée que l’orientation vers le LP est une sorte de choix « raisonnable » d’une filière peu, voire non scolaire ! Poursuivre des études en LP, c’est ne plus être un élève comme les autres et du coup, il existe une violence plus que symbolique qui participe du choix ou du non choix de la voie professionnelle.
Mais tout en prenant acte du caractère contraignant de l’orientation vers le LP, il ne faut pas en faire un élément déterminant le parcours scolaire ultérieur ! Pourtant, le lycée professionnel a non seulement contribué au processus de massification scolaire, ouvrant ainsi l’accès à des diplômes professionnels pour les nouvelles générations, mais aussi, il constitue ce contexte de la « deuxième chance » pour un public ayant largement éprouvé l’échec scolaire en collège, lorsque ce n’est pas dès l’école primaire.
Mes récentes observations de terrain, qui rejoignent celles effectuées par Pierre-Yves Bernard et Vincent Troger, mettent en évidence quelques changements non négligeables : d’abord, les élèves entrent plus « jeunes » en LP, notamment en seconde pro ; ils aspirent pour une majorité d’entre eux à poursuivre leurs études après le bac. Mais leur souhait de poursuivre des études ressemble moins à une revanche sur la « voie normale » – même si elle continue à subsumer le sens des études chez une partie des élèves – qu’à un cheminement « logique » dans un parcours réussi.
Nombre de bacheliers professionnels ont un souhait de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur ? Peuvent-ils envisager un cursus universitaire Licence, Master, Doctorat ?
Vous soulevez là un problème qui est désormais récurrent et qui va en se renforçant : la poursuite d’études des bacheliers professionnels. A l’origine, ce diplôme a été clairement positionné comme préparant à l’insertion professionnelle. Mais le code de l’éducation élargit les missions revenant au LP et à la voie professionnelle en général. On peut lire à l’article L337-1 : « Principalement organisées en vue de l’exercice d’un métier, elles [les formations professionnelles du second degré] peuvent permettre de poursuivre une formation ultérieure ». Depuis la réforme du bac pro 3 ans, on constate que les élèves entrant en LP sont plus jeunes – il y a moins de redoublement au collège et certains élèves préfèrent la voie professionnelle à la voie technologique – et ils sont près de 60% à déclarer vouloir poursuivre leurs études au-delà du bac. Il est indéniable que la voie professionnelle, en ouvrant des perspectives de poursuite d’études après le bac, devient plus attractive et apparaît de moins en moins comme débouchant sur une impasse ou comme enfermant les élèves dans un horizon scolaire limité. Pour autant, ce n’est pas parce que les élèves aspirent à entamer des études supérieures, essentiellement en STS, qu’ils se mobilisent sur les savoirs et notamment sur l’enseignement général qui continue à leur apparaître comme théorique. Conjuguée à des pratiques pédagogiques spécifique, certes soucieuses de faire réussir les élèves mais surestimant le contexte du LP comme étant quasiment le seul lieu d’apprentissage – peu d’enseignants donnent des devoirs à faire à la maison –, la réticence à l’enseignement général ne favorise pas une transition aisée vers l’enseignement supérieur.
Cela ne signifie-t-il pas que les bacheliers professionnels ne peuvent envisager de poursuivre des études universitaires qu’à certaines conditions ?
Je dois souligner que contrairement au discours dominant, mais aussi à certains travaux sociologiques, la proportion des bacheliers professionnels inscrits à l’université est très faible comparée à celle des inscrits en STS (moins de 7% dans le premier cas, contre près de 20% dans le second cas), et je soupçonne derrière la compassion affichée pour les bacheliers professionnels inscrits à l’université un vrai mépris concernant ce public et sa supposée incapacité à accéder à la « culture légitime » ! Cela ne signifie pas que les bacheliers professionnels peuvent envisager de poursuivre des études universitaires sans condition.
Ceux qui s’inscrivent à l’université ont souvent été refusés en STS ou en IUT et ils sont peu nombreux à franchir le palier de la licence 1. Cela doit à leur impréparation scolaire à cette épreuve que renforce le fonctionnement même de l’université, institution faiblement intégrée et peu intégrante comme je l’avais souligné à l’occasion d’une recherche menée en 2011. Mais on peut relever que le passage par un BTS avant d’entrer soit en L2 ou en L3 (en général, en licence professionnelle) constitue souvent une transition plus heureuse vers des études longues. La poursuite des études, au moins jusqu’à la licence 3 constitue un enjeu important car l’ambition politique d’amener 50% d’une classe d’âge à ce niveau ne pourrait être effective, sans le concours de la voie professionnelle.
Voilà pourquoi, à, l’instar des autres bacheliers mais sans doute de manière plus volontariste, les bacheliers professionnels mériteraient une plus grande attention, un accompagnement sous forme de tutorat et une ingénierie pédagogique qui interroge autrement la relation entre enseignements et apprentissages. On ne dispose pas de statistiques concernant les étudiants en master ou doctorat passés par la voie professionnelle mais sur le terrain, il m’arrive de rencontrer d’anciens élèves de LP ayant connu un parcours réussi dans l’enseignement supérieur long.
L’enseignement professionnel peut-il concilier la tradition d’accueil du public scolaire le plus fragile et prétendre à l’excellence des résultats ?
Comme vous le savez, la notion d’excellence scolaire a quelque chose de particulier en France puisqu’elle est fortement associée à la réussite dans les filières prestigieuses, de sorte qu’obtenir un baccalauréat professionnel avec la mention très bien a moins de valeur qu’être admis au rattrapage au bac S ! Mais face à cette conception de l’excellence qui structure l’imaginaire scolaire, les élèves de LP réalisent pour nombre d’entre eux qu’ils sont capables d’apprendre, de maîtriser des notions et des connaissances, de construire des compétences, et de ce fait, qu’ils peuvent exceller dans des domaines de prédilection.
J’ai par exemple relevé que de nombreux élèves mobilisaient les compétences acquises en LP et en stage pour aider leurs parents ou leurs amis, de sorte que réussir ses études ne procède plus des seules appréciations professorales. Mais c’est l’un des défis de l’enseignement professionnel que d’amener les élèves à prendre davantage confiance en eux, ce qui suppose un équilibre subtil entre accompagnement bienveillant et exigence intellectuelle. Ainsi, l’évaluation indulgente à l’entrée en LP laisse place progressivement à une évaluation plus exigeante mais attentive à ne pas décourager les élèves les plus vulnérables. Certains PLP n’hésitent pas, suite à une évaluation ou à une interrogation faiblement réussie, à proposer les mêmes exercices de manière à ce que l’élève puisse améliorer sa note, et du même coup, être plus attentif au corrigé.
Toutefois, les difficultés cognitives d’une partie des élèves – difficultés qui ne relèvent pas systématiquement du « niveau intellectuel » mais peuvent être liées à des problématiques sociales et existentielles, l’élève n’étant pas disposé à entrer dans les activités proposées – amènent à s’interroger sur la capacité de l’enseignement professionnel, des LP notamment, à créer une souplesse pour favoriser des parcours tenant compte du rythme de chacun. Je pense particulièrement aux élèves de CAP et à certains élèves de bac professionnel.
L’excellence, c’est aussi la capacité de l’institution scolaire et de ses acteurs à favoriser des parcours réussis permettant à chaque élève de disposer de ressources – diplôme, compétences, savoirs – afin de faire face à « la vraie vie », le marché du travail et l’espace public en l’occurrence. De manière générale, l’excellence ne peut seulement être affaire de niveau mais doit également être pensée à partir de ce que les élèves deviennent et du degré de maîtrise de leur quotidien.
Les lycées professionnels reçoivent majoritairement des élèves de milieux populaires. Leur fonction ne repose-t-elle pas historiquement sur une condescendance éducative qui se contente de gérer la reproduction sociale, certes républicaine, mais sans rencontre effective avec ascenseur social ?
Les lycées professionnels ont connu de profonds changements durant les trois dernières décennies. Alors qu’ils préparaient essentiellement au CAP et au BEP, la création du baccalauréat professionnel va annoncer le déclin du premier diplôme en formation initiale, la dévalorisation du second sur le marché du travail et sa disparition en tant que diplôme faisant l’objet d’une formation spécifique avec la généralisation du bac pro en 3 ans.
Certes, historiquement, les LP ont accueilli et accueillent des élèves issus majoritairement de milieu populaire mais la donne était sensiblement différente lors des Trente glorieuses qu’avec le développement du chômage de masse et l’essor des emplois précaires. Les ouvriers titulaires d’un CAP étaient assurés d’avoir un emploi stable et une partie d’entre eux ont connu une ascension sociale, devenant soit des techniciens, ou constituant une aristocratie ouvrière rompue à des valeurs de classe moyenne. De ce fait, il était difficile de soutenir que les collèges d’enseignement technique, futurs LEP puis LP, assuraient une reproduction sociale puisqu’ils ont permis une élévation des niveaux de qualification via l’acquisition d’un diplôme, le CAP ou le BEP, très reconnus socialement et professionnellement.
Pourtant, l’intégration de l’enseignement professionnel au système éducatif a marqué sa disqualification, de sorte que s’il a assuré une émancipation professionnelle, cela s’est « payé » en quelque sorte par son déclassement sur l’échelle de la hiérarchie scolaire. De ce fait, l’orientation vers le LP est devenue synonyme d’échec pour une partie des élèves, moins parce que cette voie prépare à un métier ou à un corps de métiers que parce qu’elle est moins reconnue par rapport à la voie générale et technologique. La « condescendance » dont les élèves de LP font l’objet peut donner lieu à l’intériorisation d’une image de soi assez dévalorisée, tel cet élève de CAP menuiserie disant être « moins intelligent que les élèves qui sont partis dans la voie normale » (le lycée général et technologique), ou cette autre élève de seconde professionnelle insistant sur le fait qu’au LP, « on ne voit que des choses simplifiées, de la révision des cours », sous-entendant que les enseignants sont moins exigeants à son égard parce qu’elle n’aurait pas les capacités intellectuelles !
Mais ce tableau quelque peu pessimiste ne doit pas masquer le fait que le LP offre à de nombreux élèves la possibilité de s’émanciper intellectuellement et socialement. Car il ne faut pas oublier que nombre d’entre eux étaient en échec au collège et que la confrontation à des savoirs comme la construction de compétences, sur fond de pratiques pédagogiques originales ou en rupture avec celles du collège, leur assure une réussite qui autorise des projets d’avenir. Plus diplômés que leurs parents, ayant plus de probabilité de poursuivre des études dans l’enseignement supérieur, les élèves vivent néanmoins une tension qui est de connaître une ascension scolaire sans être assurés de connaître une ascension sociale.
Voilà pourquoi j’ai insisté sur le fait que l’émancipation par le LP est d’abord scolaire, et que la thèse de la reproduction sociale n’est pas convaincante dès lors que les parcours des élèves restent hétérogènes au niveau de leur réussite alors qu’ils proviennent majoritairement de milieu populaire.
Comment modérer l’ethnicisation de l’orientation dans certaines filières professionnelles ? On observe une corrélation entre certaines origines ethniques et quelques branches de métiers nettement repérées. Pour éviter les ghettos scolaires identifiés à des Lycées professionnels précis, ne serait-il pas nécessaire de réduire la concentration d’élèves des minorités visibles dans les mêmes filières professionnelles ?
La question de l’ethnicisation de l’orientation relève de manière plus générale de la place de la « question ethnique » au sein de l’école aujourd’hui. Nous savons que c’est une question sensible et que les enquêtes de terrain introduisent des biais méthodologiques comme ce fut le cas, par exemple, avec le travail mené sur des collèges par Georges Felouzis et son équipe en 2005. J’ai rencontré des élèves issus de l’immigration à l’occasion de mes enquêtes de terrain et notamment dans des lycées industriels. Leur concentration dans certaines spécialités appelle à s’interroger sur les choix d’orientation mais aussi sur les non-choix dès lors que certains domaines professionnels leur semblent inaccessibles.
Ainsi, le sentiment d’avoir été victime d’une double ségrégation n’est pas rare – une orientation vers la voie professionnelle doublée d’une affectation dans une spécialité non choisie et peu valorisée – et cela interpelle l’identité de ces élèves qui ont l’impression d’être dans un entre-soi non voulu, augurant de faibles perspectives de réussite professionnelle ! En effet, nombre d’élèves éprouvent des difficultés à trouver une entreprise d’accueil pour les périodes de stage et cela annonce, de leur point de vue, des difficultés à obtenir un emploi à l’issue de la formation.
Mais cette concentration est aussi renforcée par les stratégies d’évitement du LP par des familles ne souhaitant pas scolariser leurs enfants avec des élèves issus de l’immigration. Ce phénomène est plus fréquent dans les périphéries des villes à forte tradition ouvrière. Pour lutter contre cette surreprésentation des élèves dans certaines spécialités ou LP, il conviendrait d’amener les LP à travailler en réseau de manière à ouvrir d’autres perspectives professionnelles. Le travail en réseau suppose en amont une information apportée aux élèves et à leurs parents qui puisse les autoriser à construire des projets professionnels et d’études plus larges et notamment dans les spécialités les plus convoitées.
Les fils et filles d’enseignants occupent 0,5% des places en Lycée professionnel et 45% en classes préparatoires aux grandes écoles. Comment interprétez-vous cette donnée ?
Les statistiques indiquent que la part des enfants d’enseignants en LP est très faible : 1% en bac pro et 0,6% en CAP quand les CPGE comptent une surreprésentation de cette catégorie sociale ! A cela, il y a plusieurs raisons : d’abord, et toutes les enquêtes le confirment, les enfants d’enseignants avec ceux des professions libérales à hauts diplômes scolaires comptent parmi les meilleurs élèves, leur niveau scolaire doit au degré de familiarité des parents avec la culture scolaire et à une meilleure connaissance des subtilités pédagogiques de sorte qu’ils apportent une aide précieuse aux apprentissages ; ensuite, les enseignants ont intériorisé le modèle de l’excellence scolaire qu’ils associent fortement aux filières sélectives, celles qui mènent vers l’encadrement supérieur et les positions sociales favorables.
Mais il y a une troisième raison qui tient à la hiérarchie structurant et organisant l’institution scolaire. En effet, et mes enquêtes de terrain menées auprès des professeurs stagiaires débutants l’ont confirmé, la plupart des enseignants sont socialisés au fait que les concours qu’ils ont passé apportent une légitimité professionnelle inégale selon qu’ils soient agrégés, certifiés ou PLP. Or cette légitimité est étroitement liée à la hiérarchie des savoirs doublée du degré de sélectivité qui se trouve être plus effectif à mesure que l’on a affaire à des disciplines consacrées et plus abstraites.
Par conséquent, les fortes réserves à l’égard d’une orientation vers le LP ne peuvent être séparées de la place que les enseignants occupent dans l’institution scolaire et de leur conscience vive du fait que le parcours scolaire dans une filière plus « pratique » équivaut à une sorte de déclassement. Voilà pourquoi à résultats équivalents, voire plus faibles, les enseignants ont davantage de propension à orienter leurs enfants vers la seconde générale que ne le feraient les ouvriers ou les employés.
Propos recueillis par Gilbert Longhi
Voir aussi sur son dernier ouvrage cet entretien
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2014/05/12052014Article635[…]
Le dernier ouvrage d’Aziz Jellab : L’émancipation de la réussite scolaire. Pour un lycée professionnel de la réussite.
S’appuyant sur des enquêtes de terrain menées depuis plusieurs années, cet ouvrage traite de ces différentes questions. Il aborde les effets de la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans, l’émergence des projets de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur court, et s’interroge sur le devenir du CAP qui accueille le plus souvent le public scolaire le plus fragile. Prenant le contre-pied des rares recherches sociologiques qui ne pensent l’enseignement professionnel que sous l’angle de la reproduction sociale des rapports de domination, le propos pointe les défis à relever pour une institution qui doit assurer à son public une émancipation scolaire alliant compréhension, accompagnement et exigence intellectuelle. JELLAB Aziz. L’émancipation de la réussite scolaire. Pour un lycée professionnel de la réussite. Presses universitaires du Mirail Coll. Socio-logiques, 206 pages, 19€. Avril 2014.
Le sommaire
http://w3.pum.univ-tlse2.fr/~L-Emancipation-scolaire~.html
La journée de mobilisation sur l’apprentissage du 19 septembre 2014 et les annonces qui ont suivi ont suscité de l’enthousiasme chez les uns et de la méfiance chez les autres, de l’intérêt dans l’opinion publique et les médias, du scepticisme dans le monde économique et des inquiétudes dans plusieurs organisations professionnelles d’enseignants. Elle a cependant eu le mérite de permettre de dépasser, pour une part au moins, l’opposition caricaturale entre ceux qui, d’un côté, y voient « la » solution miracle aux problèmes de la formation et de l’emploi – quitte à en faire une machine de guerre contre une Éducation nationale considérée comme incapable de relever ces défis – et ceux qui y voient un retour de l’esclavagisme et du travail forcé des enfants – quitte à confondre l’ensemble des entreprises françaises, dont la multitude des artisans, TPE et PME, avec certains patrons du CAC 40 ! Pour autant, toutes les ambigüités ne sont pas levées et il reste, me semble-t-il, un vrai travail de clarification à faire, tant sur le plan pédagogique qu’institutionnel et politique.
Alternance et apprentissage : une confusion fâcheuse…
L’alternance est une pédagogie, l’apprentissage est un dispositif. La pédagogie par alternance est pratiquée dans bien des institutions et sous une multitude de statuts ; l’apprentissage est un dispositif de formation par alternance sous contrat de travail (donc avec une rémunération) et dans le cadre d’un Centre de formation d’apprentis (CFA). C’est ainsi que, bien au-delà des CFA, on trouve de la pédagogie par alternance sous statut scolaire (dans les lycées professionnels) et universitaire (dans des licences et masters professionnels, dans certaines écoles d’ingénieurs), dans la plupart des dispositifs de formation continue pour les demandeurs d’emploi proposés par les régions, dans les « contrats de professionnalisation » gérés par les partenaires sociaux, dans des institutions comme les « Ecoles de la deuxième chance » ou les « Ecoles de production », etc. On comprend donc que la confusion entre alternance et apprentissage agace – pour ne pas dire plus – les enseignants et formateurs qui pratiquent l’alternance dans d’autres cadres que les CFA et s’efforcent d’en faire une pédagogie rigoureuse au service d’une formation professionnelle exigeante…
En réalité, d’ailleurs, l’alternance est, de toute évidence, une modalité de formation fort ancienne : il est vraisemblable que, bien avant la création de nos systèmes scolaires, la plupart des apprentissages – « théoriques » aussi bien que professionnels – s’effectuaient en alternant des temps d’explication et des temps de mise en œuvre, selon des démarches plus ou moins empiriques. De manière informelle, l’alternance a donc précédé la « forme scolaire » traditionnelle, segmentée en disciplines, avec des programmes organisés en objectifs de complexité croissante, et s’adressant de manière simultanée à une classe d’élèves plus ou moins homogènes censés faire la même chose en même temps. Cette « forme scolaire » stabilisée par Guizot dans les années 1830 au moment de la fameuse « querelle des modes », quand il opta clairement pour « l’enseignement simultané » contre « l’enseignement mutuel », n’est en rien inscrite dans le marbre : aucun dieu n’a jamais, en effet, gravé des « tables de la loi » sur lesquelles serait écrit : « Une école est et sera, de toute éternité, un ensemble de classes de 24 à 30 élèves du même âge et de même niveau qui suivent des cours d’environ une heure, dans des disciplines cloisonnées faisant l’objet d’évaluations spécifiques, et dont les connaissances transmises ne seront utilisées qu’à l’initiative des élèves eux-mêmes, après leur sortie de l’institution ». Il s’agit là d’une modalité dont le registre de légitimité n’est qu’historique et que l’on peut parfaitement réinterroger…
C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les « fondateurs » de l’alternance comme démarche pédagogique délibérée. Cette dernière est, en effet, apparue dans le champ agricole – l’alternance des saisons et des travaux des champs y est, sans doute, pour quelque chose – quand, au début du XXème siècle et dans la mouvance du « Sillon » de Marc Sangnier (1), des syndicalistes agricoles et des parents ont créé les premières « Maisons familiales rurales » (2). Apparemment, le principe de l’alternance, qu’ils ont mis en place, est relativement simple : il s’agit d’articuler des temps de « formation théorique » en centre de formation avec des temps de « formation pratique » dans l’entreprise. Cette articulation doit permettre aux « alternants » de s’approprier des savoirs pour les « appliquer » ensuite sur le terrain et, réciproquement, de faire remonter du terrain des questions qui pourront être traitées en « formation théorique » ; ce va-et-vient doit, si tout se passe bien, permettre de former, tout à la fois, des professionnels autonomes, cultivés et efficaces, dotés d’outils intellectuels et capables de prendre des décisions pertinentes dans des situations professionnelles pour une part imprévisibles.
Mais la réalité est plus complexe. D’abord parce que l’opposition « théorie/pratique » ne résiste pas à l’examen : il y a toujours de la pratique dans les formations dites théoriques – les pratiques de formation elles-mêmes et les « mises en pratique » des acquisitions – et de la théorie dans la pratique – aucun professionnel n’agit sans théorie de référence, implicite ou explicite. Ensuite, parce que, si la théorie et la pratique s’entremêlent des deux côtés, les logiques de travail, elles, divergent radicalement : si, en centre de formation, on peut faire primer la logique de formation – progressivité et exhaustivité, tâtonnement, appropriation et entrainement systématique -, en entreprise la logique de production entraine toujours plus ou moins une marginalisation des apprentissages, souvent perçus comme faisant perdre du temps et gâcher du matériel. De plus, si les enseignements « théoriques » sont collectifs, les expériences vécues dans les entreprises sont singulières et liées aux aléas inévitables de la production où le moins complexe n’anticipe jamais systématiquement le plus complexe : les alternants risquent donc toujours de se trouver décalés quand ils reviennent en centre de formation et de ne pas bénéficier également des apports qui leur seront faits. Enfin, toutes les enquêtes sur la formation par alternance – y compris sur la formation par alternance des enseignants – montrent que les alternants ont tendance à dévaloriser systématiquement les apports du centre de formation et n’aspirent qu’à retourner, le plus vite possible, sur le terrain où, enfin, ils retrouveront du concret. C’est pourquoi, quand on regarde les choses de près, on observe que, le plus souvent, l’alternance est « juxtapositive » et nullement, ou fort peu, « interactive » : le miracle de l’interaction n’est pas toujours au rendez-vous, ou alors il est laissé à l’initiative des alternants qui savent déjà « transférer » leurs acquis d’un lieu à un autre, d’une situation à une autre… ce que l’alternance est précisément chargée de leur apprendre !
C’est pourquoi il faut travailler – avec les praticiens et chercheurs de l’alternance – sur les moyens de la rendre véritablement efficace, intellectuellement et professionnellement. D’ores et déjà de nombreuses pistes existent qu’il faut regarder de près, évaluer et améliorer : les livrets de l’alternance – « papier » ou numériques – où figurent les objectifs d’apprentissage pour chaque période en centre de formation et en entreprise, avec l’obligation de les remplir précisément, pour les alternants comme pour les formateurs des centres de formation et les tuteurs en entreprise (quelle que soit leur dénomination officielle) ; les visites en entreprise par les formateurs du centre de formation et les « entretiens de progression » approfondis entre le formateur, le tuteur et l’alternant ; les relations contractuelles entre le centre de formation et les entreprises qui permettent à chaque alternant de partir, pour chaque période, avec un projet d’acquisition et d’en rendre compte systématiquement au retour ; les phases de « superposition » où, à la charnière entre les périodes en centre de formation et les périodes en entreprise, les formateurs et les tuteurs se retrouvent ensemble, une ou deux journées, avec les alternants, pour identifier les acquis et les objectifs à atteindre ; les temps d’analyse de pratique ou d’études de cas, où l’on travaille sur les décisions professionnelles en les référant à des modèles de compréhension ; les systèmes de « fécondation réciproque » à travers la rédaction de documents (compte rendus, fiches techniques, mémoires…) permettant la mise en relation rigoureuse des apports du centre de formation et de l’expérience en entreprise, etc.
Mais tous ces dispositifs sont souvent insuffisamment explicités et utilisés parfois de façon très aléatoire. Or, si l’on veut développer l’alternance de manière féconde – en apprentissage comme ailleurs – on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur eux. Les apprentis eux-mêmes en témoignent systématiquement : ils soulignent la difficulté d’articulation et de transfert entre le centre de formation et le travail en entreprise ; ils demandent plus de rigueur dans ce domaine. Ils ont raison : les annonces politiques ne peuvent nous exonérer de l’exigence pédagogique.
Le développement de l’apprentissage : où et comment ? Des ambigüités à lever…
Tous les commentateurs l’ont noté : le développement de l’apprentissage a surtout bénéficié, ces dernières années, à l’enseignement supérieur (niveaux III, II et I) (3). Ce phénomène pose plusieurs problèmes. Un problème institutionnel, d’abord, que soulèvent légitimement certains esprits soupçonneux : n’assiste-t-on pas là à un effet induit par l’ « autonomie » des universités qui, en quête de financements, « habilleraient en apprentissage » des formations qui auraient pu continuer à se dérouler en alternance sous statut universitaire traditionnel, et cela simplement pour recevoir de la taxe d’apprentissage et équilibrer leur budget… sans véritable plus-value pédagogique ni effort de promotion sociale des étudiants ? On ne veut pas le croire, mais il faut rester vigilant et demander systématiquement aux établissements d’enseignement supérieur qui s’engagent dans l’apprentissage de montrer en quoi ils permettent ainsi à des étudiants de poursuivre, grâce à leur salaire d’apprenti, des études qu’ils n’auraient pas pu effectuer autrement. Il convient aussi que les régions soient attentives à ne pas exonérer les partenaires sociaux de financer des contrats de professionnalisation dans les formations universitaires – certes un peu plus coûteux que les contrats d’apprentissage, mais que les grandes entreprises qui embauchent des apprentis de niveaux II ou I peuvent parfaitement prendre en charge. Il faut, en effet, éviter que la taxe d’apprentissage ne soit siphonnée par les formations supérieures afin de pouvoir l’utiliser pour ouvrir des sections de niveaux V et IV, comme il convient d’aider prioritairement les TPE et les artisans qui n’ont guère d’autres possibilités que l’apprentissage pour s’investir dans la formation et se développer (4).
Il y a aussi une question sociale : quand on regarde la courbe des apprentis en fonction de leur origine sociale (en prenant, par exemple, comme critère, l’habitat en ZUS), on voit qu’il s’agit d’une courbe bimodale, « en chameau », avec deux « bosses » : on a, d’un côté les apprentis des niveaux V et IV qui sont de milieu souvent moins favorisé et ont une histoire scolaire accidentée et, d’un autre côté, les apprentis des niveaux III, II et I, qui sont de milieu souvent plus favorisé et ont eu, dans bien des cas, une histoire scolaire globalement réussie. Entre les deux « bosses » de la courbe, les passages existent, mais ils sont encore trop rares et le risque est bien réel qu’un dispositif qui devrait – grâce au salaire versé par les employeurs – permettre une véritable promotion sociale du CAP vers les diplômes d’ingénieur des jeunes moins favorisés contribue, finalement, à accroître la fracture sociale dans notre pays.
J’ai écrit que l’apprentissage au niveau V et IV concernait, le plus souvent, des milieux sociaux peu favorisés, mais il faut ajouter que ce ne sont probablement pas les milieux sociaux les plus défavorisés : les enfants de ces derniers peinent, en effet, à trouver un contrat d’apprentissage… parce qu’ils « manquent de relations », « ne savent pas se présenter et convaincre les employeurs », voire « ont des comportements qui sont jugés rédhibitoires pour les clients » (5). Ils aboutissent alors en lycée professionnel ou décrochent. On voit là apparaître un enjeu essentiel : nous devons informer et former en amont ces jeunes afin qu’ils puissent, s’ils le désirent, accéder à l’apprentissage facilement. Non pas en les exfiltrant prématurément du collège, mais en introduisant, pour tous les collégiens, une découverte systématique des métiers ainsi qu’une formation à l’orientation sérieuse, exigeante et systématique, présentant les formations professionnelles par alternance, avec leurs spécificités réciproques (6). Il convient également d’accompagner ceux et celles qui choisissent l’apprentissage dans leurs démarches de recherche d’un contrat d’apprentissage : des bases de données facilement accessibles, un suivi par les Missions locales, une aide par les CFA eux-mêmes devraient, à cet égard, leur faciliter considérablement la tâche.
Cela est d’autant plus important que les jeunes démobilisés par l’école et en inadéquation flagrante avec la « forme scolaire » peuvent être remobilisés par la perspective d’entrer dans un « métier » dont ils discernent les contours et dont ils voient la portée sociale alors que les études académiques ne les intéressent guère. Il y a là un phénomène bien réel sur lequel j’ai recueilli de très nombreux témoignages : alors que les jeunes « sans problèmes » continuent tranquillement leurs études et choisissent ensuite leur métier, les jeunes au parcours scolaire chaotique ont aujourd’hui, bien souvent, besoin de choisir un métier pour être remobilisés sur des études. C’est pourquoi l’apprentissage des niveaux V et IV ne doit surtout pas être sacrifié ; c’est pourquoi il faut construire des « filières d’apprentissage » qui permettent, tout à la fois, de recruter des élèves en difficulté, de mener avec eux une véritable politique de promotion sociale et de « tirer par le haut », grâce à des formations supérieures au développement maîtrisé, non seulement les jeunes, mais aussi la filière toute entière. C’est pourquoi, enfin, il faut absolument que l’apprentissage ne sacrifie pas la formation générale, en particulier dans le domaine de la maîtrise de la langue, de la formation citoyenne (par la pratique d’ « ateliers de philosophie », par exemple), des approches artistiques et culturelles comme d’une formation solide aux enjeux économiques, sociaux et écologiques d’aujourd’hui. Il revient aux CFA de s’engager résolument dans ce domaine : certains l’ont déjà fait, mais d’autres peuvent et doivent encore progresser.
Mais – dira-t-on – cela ne risque-t-il pas d’entrer en concurrence avec les voies scolaire et universitaire de formation professionnelle qui relèvent de l’Education nationale ? Non, bien sûr, si l’Éducation nationale s’engage aussi dans l’apprentissage, de manière raisonnable et exigeante. Non, surtout, si le développement de l’apprentissage se fait de manière concertée, sous l’autorité des régions, en associant étroitement les rectorats et en lien étroit avec l’ensemble des autres dispositifs : formation par la voie scolaire, mais aussi contrats de professionnalisation, dispositifs relevant de la formation continue ouverts aux jeunes, etc. Il existait déjà une instance chargée de réfléchir à cette harmonisation au niveau régional ; elle a été rénovée par la loi sur la formation professionnelle du 5 mars 2014 : le CREFOP (Comité régional pour l’emploi, la formation et l’orientation professionnelle), dont le décret d’application vient de sortir (7), aura donc à veiller à ce que le développement des différentes voies de formation se fasse en complémentarité et non en concurrence, avec un souci d’égalité des territoires et une volonté d’offrir à chaque jeune le dispositif qui lui convient.
En effet, il ne peut être question, à mes yeux, de basculer dans le « tout apprentissage » : d’une part, parce que les entreprises ne pourraient, évidemment, pas suivre et, d’autre part et surtout, parce que la formule ne convient pas à tous les jeunes ; certains ont besoin d’une alternance « intégrée » au sein d’un lycée professionnel, d’autres d’une alternance plus encadrée du point de vue psychologique et social, d’autres, encore, d’une alternance sur des temps plus longs qui passe par des expériences professionnelles ou des stages de découverte, etc. Il faut donc viser, au sein des bassins de formation, à trouver les bons équilibres, à ne pas mettre à mal les structures de formation tout en optimisant l’usage des plateaux techniques. Tout cela demande que l’on progresse encore dans la qualité de la concertation et dans la cohérence des propositions. Tout cela passe aussi, sans doute, par la « mixité des publics » permettant de réunir, en un même lieu, des alternants de statuts différents : cette mixité des publics, même si elle est parfois difficile à réaliser techniquement et ne pourra pas, de toute évidence, être mise en place partout, a le double avantage – chaque fois qu’elle est possible – de permettre des changements de statut sans rupture de scolarité en cas de problème (erreur d’orientation, rupture du contrat d’apprentissage, etc.) et de favoriser les interactions et les échanges d’expériences, tant entre alternants qu’entre formateurs de différentes origines.
On ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas deux difficultés matérielles qui compromettent aujourd’hui le développement de l’apprentissage : la question du logement et celle de la rémunération des apprentis. Etre apprenti, c’est souvent, en effet, avoir besoin de deux logements : un près du centre de formation, un près de l’employeur. Or, les logements sont chers et les foyers et internats insuffisants. Un bilan précis sur cette question devrait être demandé à chaque CFA et la dotation « Transport – Hébergement – Restauration » (THR) devrait être modulée en fonction de besoins précisément identifiés. Un plan d’aide au logement des apprentis pourrait, d’ailleurs, être mis en place dans chaque région, en faisant appel, si possible, à l’imagination et à la solidarité : pourquoi ne pas systématiser, par exemple, les échanges « une chambre contre une petite aide matérielle apportée au logeur » ou les formules d’habitat coopératif encore insuffisamment explorées ? Quant aux salaires des apprentis, il y a bien trop de disparités et les écarts liés à d’anciens accords de branches professionnelles, à l’âge ou au niveau de diplôme préparé, sont souvent vécus par les jeunes comme des injustices et générateurs d’incompréhensions, voire de démobilisation. Il faut aller progressivement vers une homogénéisation et, même, s’acheminer vers une convergence des revenus entre les jeunes qui relèvent des différents statuts de la formation professionnelle : apprentis, stagiaires de la formation continue, contrats de professionnalisation et – pourquoi pas ? – jeunes scolarisés en lycées professionnels. Une « allocation unique de formation professionnelle » serait un véritable progrès social. Elle était, d’ailleurs, au programme de certains partis politiques qui ont sollicité nos suffrages il n’y a pas si longtemps. Il est dommage qu’elle soit aujourd’hui tombée aux oubliettes !
Reste, enfin, la question des aides aux employeurs d’apprentis, d’autant plus importante que toutes les exhortations au développement de l’apprentissage risquent bien d’être sans effets si les employeurs ne sont pas au rendez-vous : « Le volume d’offres constitue la variable fondamentale pour atteindre les objectifs de croissance de recours à ce type de formation », concluent les auteurs de la note récente sur le sujet publiée par l’INJEP (8). Or, le moins que l’on puisse dire est que les décisions du gouvernement dans ce domaine, depuis juillet 2013, ont été particulièrement brouillonnes et qu’elles sont largement responsables des difficultés actuelles de l’apprentissage. Soyons clairs : les grandes entreprises n’ont pas besoin de cette aide aujourd’hui, d’autant plus qu’elles n’emploient que très peu d’apprentis et, essentiellement, des apprentis du supérieur. Il conviendrait, en revanche, que, puisque leurs organisations représentatives réclament le développement de l’apprentissage à corps et à cris, elles s’engagent, dans le cadre du « pacte de responsabilité », à recruter des apprentis de tous niveaux à proportion des effectifs qu’elles représentent en matière d’emploi. Or, nous en sommes vraiment très loin ! En effet, la grande majorité des apprentis (près de 80%) est employée par les petites entreprises et les artisans, souvent même par des artisans dont l’apprenti est le seul salarié. Ce sont ces artisans et ces petites entreprises qu’il faut aider, significativement, obstinément, pour leur marquer la reconnaissance que leur doit la Nation pour leur contribution à la formation des jeunes, à la liaison transgénérationnelle, au maintien de l’emploi de proximité, à la promotion de métiers indispensables pour garantir le lien social et assurer le bien-être de toutes et tous sur les territoires.
Regardez ce qui se passe dans les grands centres commerciaux de nos villes. Plus d’artisans, des magasins franchisés ; plus de fabrication sur place, une industrialisation systématique ; plus de réparation, l’obsolescence programmée et le remplacement systématique à la moindre panne. Il y a bien, ici ou là, un « boulanger », qu’il arbore l’enseigne de « Pierre » ou de « Jacques », du « Croissant de lune » ou de la « Brioche grillée », mais on n’y transmet aucun savoir sur la fabrication du pain ou la confection de la pâtisserie et les seuls apprentis qu’on y emploie – fort rarement d’ailleurs – sont des CAP de vente… Pour le reste, on ne trouve là que des jeunes en CDD, souvent à temps partiel, toujours très peu payés, avec un turn-over fantastique et sans formation authentique à la clé…
Sortons donc des « guerres de religion » et des visions théocratiques de l’éducation et de la formation. Regardons de près ce qui contribue au développement des jeunes, leur donne une place dans la société et leur transmet des savoir-faire dont ils peuvent être fiers. Regardons ce qui crée de l’emploi de proximité et tisse du lien social dans les quartiers comme dans les zones rurales en voie de désertification. Bref, soyons attentifs à ce qui fait vivre nos territoires au quotidien. Et développons l’alternance, avec une pédagogie rigoureuse. Une alternance plurielle au sein de laquelle l’apprentissage aura sa place… sans avoir toute la place. Dans une palette de voies de formation qui seront toutes des voies d’accès possibles à une « excellence » enfin dégagée des clichés archaïques et des hiérarchies arbitraires génératrices d’humiliations, d’exclusions et, parfois même, de vies gâchées.
Philippe Meirieu
Toutes les chroniques de Philippe Meirieu
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NOTES
(1) Le Sillon est un mouvement qui relève du « christianisme social » et prétend réconcilier le christianisme avec la république et l’idéal socialiste. D’abord soutenu par l’Eglise, il sera condamné par cette dernière en 1910 quand Marc Sangnier affirmera : « Le Sillon a pour but de réaliser en France la république démocratique. Ce n’est donc pas un mouvement catholique, en ce sens que ce n’est pas une œuvre dont le but particulier est de se mettre à la disposition des évêques et des curés pour les aider dans leur ministère propre… »
(2) La première est créée en 1937 dans le Lot-et-Garonne.
(3) Il y avait 245 000 apprentis de niveau V, en France, en 2000 ; il n’y en a eu que 186 000 en 2012-2013. En revanche, il n’y avait que 51 000 apprentis de niveaux III, II et I en 2000 et il y en avait 135 000 en 2012. Certes, cette inversion peut-être attribuée partiellement à l’élévation des niveaux de qualification requis, mais cela est loin d’expliquer l’ampleur du mouvement.
(4) Une réforme de la taxe d’apprentissage est en cours : elle devrait permettre de mieux flécher cette dernière vers ceux qui en ont le plus besoin. Mais les choses sont encore relativement floues et les diverses simulations pour 2015 ne sont pas toutes convergentes.
(5) « Le processus de recrutement (des apprentis) est lié aux réseaux sociaux et professionnels dont disposent les candidats et, surtout, leurs familles, qu’ils mobilisent par le biais de candidatures spontanées. Le caractère peu formalisé de ce processus rend l’existence de discriminations à la fois probable et difficile à mesurer. » Jeunesse – Etudes et synthèse, n°19, mai 2014, « Apprentissage : les enseignements inattendus des expérimentations », INJEP.
(6) L’intégration de l’apprentissage dans les procédures AFFELNET et APB constitue, à cet égard, un progrès significatif.
(7) http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029467235&categorieLien=id
(8) Jeunesse – Etudes et synthèse, n°19, mai 2014, « Apprentissage : les enseignements inattendus des expérimentations », INJEP, Bulletin d’études et de synthèses de l’Observatoire de la Jeunesse.
Le label campus des métiers lié au co-pilotage
« Le label “campus des métiers et des qualifications” permet d’identifier, sur un territoire donné, un réseau d’acteurs qui interviennent en partenariat pour développer une large gamme de formations professionnelles, technologiques et générales, relevant de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur, ainsi que de la formation initiale ou continue, qui sont centrées sur des filières spécifiques et sur un secteur d’activité correspondant à un enjeu économique national ou régional », annonce un décret publié au Journal officiel du 1er octobre.
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2014/10/01102014Article63[…]
Euroskills 2014 : La France seconde
Organisée à Lille, la compétition européenne des métiers a vu s’opposer les jeunes professionnels (apprentis, lycéens, étudiants) de 27 pays européens dans une quarantaine de métiers allant de la menuiserie ou de la plâtrerie à ma DAO ou aux arts graphiques. A l’issue de cette compétition unique, la France s’est classée 2e nation, juste derrière l’Autriche. Avec 7 médailles d’or, 3 médailles d’argent, 4 médailles de bronze et 5 médaillons d’excellence, les jeunes Français ont réussi une belle performance.
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2014/10/06102014Article635[…]
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