Lors de la publication des derniers programmes du collège nous avions rencontré Didier Delignières, professeur des universités, directeur de l’UFR-STAPS de Montpellier et président de la conférence des Directeurs et Doyens d’UFR STAPS (C3D). Il s’agissait d’évoquer l’introduction de la notion de compétence au sein même des programmes. Quelques années plus tard, quel regard peut-on porter à nouveau et surtout quelles évolutions ou changements proposer pour « des programmes utiles » afin de « construire des projets pédagogiques efficaces ». Cet entretien est le troisième volet du dossier sur les nouveaux programmes d’EPS.
Quelles réflexions vous inspirent les actuels programme de l’Education Physique et Sportive à l’heure où l’on se pose la question de leur réécriture ?
Je voudrais ici évoquer rapidement les réflexions que m’inspirent les actuels Programmes de l’Education Physique et Sportive, à l’heure où l’on se pose la question de leur réécriture. Les Programmes, dans leur formulation actuelle, posent à mon sens des problèmes de forme et de fond. Sur le plan de la forme, le challenge est d’écrire des programmes utiles, qui ne représentent pas une contrainte arbitraire pour les enseignants, mais une ressource pour construire des projets pédagogiques efficaces. Je ne suis pas persuadé que les Programmes actuels soient exemplaires à ce sujet. Sur le fond, il s’agit évidemment de la conception de l’Education Physique que véhiculent ces Programmes. Il vaudrait d’ailleurs mieux parler des conceptions, tant une analyse (ou plutôt une archéologie) du texte révèle un patchwork conceptuel digne de la tradition éclectique de l’Education Physique française.
Ces programmes marquent pourtant une entrée manifeste de la notion de compétence?
Oui, c’est vrai, il est important que resituer ces programmes dans la logique globale proposée par le ministère, qui précise que « la formulation des programmes d’enseignement prend progressivement en compte la notion de compétences à développer chez les élèves – compétences conçues comme une combinaison de savoirs, de capacités à mobiliser ses connaissances dans des tâches et des situations complexes » . Il me semble que j’aurais pu écrire ce préambule auquel j’adhère totalement. La pédagogie des compétences constitue une voie essentielle de dépassement pour le système éducatif, et une réflexion approfondie doit être menée pour assurer sa mise en œuvre. J’ai cependant l’impression que pour le moment les Programmes de l’Education Physique et Sportive se sont arrêtés en chemin .
Qu’entendez vous par là ?
Pour prendre en compte cette notion de compétence, deux solutions s’offrent aux concepteurs des programmes. La première consiste à commencer par lister les savoirs, capacités, etc. que les élèves devront acquérir, et dans un second temps à tenter d’agréger ces éléments dans des compétences et les situations dans lesquelles elles seront supposées s’exprimer. C’est clairement la logique qui a présidé à l’écriture des programmes de collège de 2008 et des programmes de lycée de 2010. C’est une démarche analytique somme toute rassurante et rationnelle, du simple au complexe. On a l’impression de lister de manière exhaustive ce qu’il y a à apprendre, sans risque d’omission.
Cette manière de procéder pose un premier problème : le listing proposé va généralement piocher dans un catalogue conceptuel hétéroclite, relevant de cadres scientifiques différents, parfois concurrents. Savoirs, attitudes, habiletés, connaissances, informations, capacités, autant de termes souvent polysémiques et mal définis qui donnent une illusion de scientificité mais ne font guère avancer les choses. Ce n’est pas parce que l’on met un nom sur la maladie que l’on soigne le malade.
Cette démarche analytique est par ailleurs dénoncée par Edgar Morin (1996) comme un des « pièges de la pensée classique ». J’ai longuement développé par ailleurs les liens étroits que la notion de compétence entretient avec la complexité . Or on ne décrit ni ne construit un système complexe par l’agrégation sommative des éléments qui le constituent. La complexité est avant tout dans les interactions qui structurent le système . Décomposer la compétence en entités élémentaires n’a absolument aucun sens, ni aucune utilité, si ce n’est de recycler quelques concepts orphelins dans les épreuves des concours de recrutement.
L’autre solution consisterait au contraire à partir des situations complexes dans lesquelles les compétences doivent s’exprimer. C’est-à-dire décrire les projets, individuels et collectifs, dans lesquels les élèves devront s’inscrire. C’est certainement la meilleure manière pour donner du sens aux programmes. L’avantage est qu’ici il n’est plus question de concepts et de jargon scientifique. La compétence peut être décrite en termes compréhensibles par tous, élèves, parents et enseignants. Il serait assez remarquable que les Programmes de l’Education Physique et Sportive abandonnent leur traditionnel sabir didactique (souvent moqué dans les médias) pour constituer un cadre partageable par tous. De manière évidente l’entrée par les compétences peut permettre cette bascule.
Par conséquent, comment décrire ces situations complexes ?
On en arrive justement au second point de l’analyse, celui du fond. Et sur la base des réflexions précédentes, à la question de la nature des situations complexes que devront maîtriser les élèves. Je trouve que l’expression avancée par le CEDREPS, décrivant l’exercice de ces situations comme des « tranches de vie » est tout à fait pertinente. Une compétence ne peut être décrite uniquement par des aménagements matériels ou règlementaires. Une situation complexe n’est pas qu’une architecture objective, et la compétence s’incarne dans des aventures vécues.
Parce que la finalité de l’Education Physique se réfère à la formation citoyenne, ce dont je ne peux que me réjouir, il me semble que la définition des compétences devrait avant tout mettre en avant des perspectives de challenges personnels et collectifs, de construction personnelle et sociale, d’entraide et de collaboration, de construction des modes de vie. Ceci ne signifie évidemment pas que la définition des compétences reste limitée à l’abstraction des méthodes et des valeurs citoyennes. Ce sont des projets sportifs ou artistiques qu’il convient de décrire, dans la complexité de leurs enjeux individuels et collectifs. La nature exacte des activités, les détails technico-tactiques dépendent surtout de contraintes locales, liées aux installations disponibles, à l’expertise de l’enseignant, et je ne pense pas que les programmes aient à les préciser. On comprend par ailleurs que la définition des compétences organise et structure l’activité des élèves et de l’enseignant durant l’ensemble du cycle. Il ne s’agit pas uniquement de décrire une situation d’évaluation terminale, mais de baliser tacitement cette « tranche de vie » que devront traverser les élèves. Les programmes cependant n’ont pas à pénétrer dans cette intimité pédagogique, qui émerge localement et au fil des séances. C’est de toute évidence une démarche différente qui a été adoptée dans les programmes actuels.
Vous invitez donc à plus de liberté dans la définition des situations complexes en lien avec les contextes locaux ?
En effet la définition des situations complexes dans lesquelles s’ancrent les compétences visées peuvent difficilement être harmonisées au niveau national. Leur élaboration s’inscrit au carrefour de diverses contraintes, et notamment les installations et le matériel disponible, l’environnement culturel et sportif de l’établissement, les particularités du projet pédagogique. Enfin ces situations sont fortement contraintes par le degré de maîtrise de l’enseignant dans l’activité pratiquée. Un spécialiste d’escalade pourra viser avec ses élèves des situations infiniment plus exigeantes qu’un enseignant ne possédant qu’une maîtrise superficielle de l’activité. On peut nier cette réalité, sil ‘on considère les enseignants d’EPS comme rigoureusement uniformes et interchangeables, au-delà des sexes et des histoires individuelles. Chacun sait que cette uniformité du corps enseignant n’est qu’un mythe. L’enseignant doit avoir toute latitude pour exploiter ses propres compétences, au profit de la formation de ses élèves.
La notion de compétence questionne l’efficacité, n’est ce pas un principe au cœur des compétences attendues ?
Oui, il est vrai que les « compétences attendues » sont essentiellement définies en termes d’efficience motrice, avec une déclinaison de niveaux de maîtrise dont on sent que parfois les rédacteurs ont eu quelques difficultés à distinguer les échelons. Les enseignants sont invités à greffer sur ces contenus technico-tactiques des « compétences méthodologiques », mais tout cela donne une désagréable impression de bricolage a posteriori.
Il est clair que la maîtrise technique des activités demeure la pierre angulaire du dispositif, et reste le cœur du métier des enseignants. Loin de moi l’idée de remettre en cause cette exigence de maîtrise. J’ai fréquemment défendu l’idée qu’elle était indispensable aux véritables apprentissages . Ce n’est pas pour autant que la maîtrise technique ait à être placée au centre de la définition des compétences. L’utilité sociale de la discipline se situe clairement ailleurs, dans la construction des motifs d’agir, de l’autonomie et des modes de vie. La maîtrise des techniques n’est qu’un outil – essentiel par ailleurs –, au service de ces finalités qui la surplombent de manière essentielle.
A l’heure de la réécriture, vous avez souvent questionné la volonté d’une culture commune et des classifications, qu’en est-il aujourd’hui ?
Ces classifications sont effectivement problématique… Le recours à ces cadres structurants renvoie à une tradition historique en Education Physique, et à l’idée d’une formation « complète et équilibrée » de l’élève. Je me suis déjà exprimé à de multiples reprises à ce sujet . J’estime que le plus important est que les élèves vivent l’accès à la compétence, et que la nature précise des activités pratiquées est d’une importance somme toute secondaire. Je suis persuadé que l’Education Physique ne peut se résumer à l’addition de compétences insuffisamment maîtrisées. Il y a là un choix fondamental, en termes de conception éducative. On ne peut pas viser simultanément la compétence et la polyvalence. Je sais qu’une telle position choque encore et va à l’encontre de principes qui ont étayé la discipline depuis plus d’un siècle. Mais je crois aux vertus de la consistance et de la répétition, pour faire évoluer les conceptions.
Propos recueillis par Antoine Maurice
Site du laboratoire Movement to Health