L’écriture en classe est foncièrement non pas personnelle mais individualiste : elle vise essentiellement la conformité avec des modèles scolaires, elle est le plus souvent tournée vers la notation. Et si le numérique permettait de mettre en place d’autres pratiques, bien plus pédagogiques ? Apprendre à écrire avec, écrire avec pour apprendre : c’est le chemin tracé, en équipe, par Delphine Morand, professeure de lettres au lycée Bertrand d’Argentré à Vitré en Bretagne. Sur des espaces d’écriture collaborative en ligne (des pads), les élèves, en binômes, sont amenés à rédiger des nouvelles, inspirées d’images produites dans l’atelier-photo du lycée. Elle montre ici combien l’activité est stimulante et enrichissante, propice aux interactions, à la concentration et à l’investissement. Elle explique aussi combien changent alors la posture et le travail de l’enseignante, amenée à produire via un « chat » des conseils plus personnalisés pour développer de réelles compétences d’écriture. Elle démontre enfin combien l’outil, simple d’utilisation, peut diffuser dans l’Ecole de précieuses valeurs de partage et de créativité.
Dans quel contexte cette activité collaborative a-t-elle été menée ?
Après avoir échangé avec un collègue de Physique-Chimie, M. Lambrecht, qui anime un atelier-photo depuis plusieurs années au lycée Bertrand d’Argentré à Vitré, Mme Le Sann, collègue de Lettres, et moi avons eu le projet de concevoir une exposition « en miroir » mêlant les photographies prises dans le cadre de cet atelier, et des nouvelles qui seraient rédigées par des élèves de seconde, en Accompagnement Personnalisé. L’objectif premier était de réunir sur un projet commun des élèves de différentes classes (élèves de l’atelier issus de différents niveaux et 2 classes de secondes), d’établir des passerelles entre l’art photographique et l’écriture et de construire ou consolider, à plusieurs, des compétences en français, dans une activité d’écriture collaborative. Pour faciliter ce travail d’écriture en équipe, nous avons travaillé en effectifs réduits (groupes de 16 à 18 élèves) et choisi d’exploiter les fonctionnalités du logiciel Framapad. Les 7 séances d’A.P. se sont donc toutes déroulées en salle multimédia.
L’écriture de la nouvelle prend appui sur une photographie réalisée dans le cadre de l’atelier-photo du lycée : pouvez-vous expliquer le dispositif ?
En début de cycle d’A.P., les élèves ont pu visionner sur leur poste les photographies sélectionnées par les membres de l’atelier-photo pour l’exposition à venir, intitulée « Se voir ». Celles-ci présentaient une unité thématique, une réflexion commune sur l’identité, sur le(s) regard(s) porté(s) sur soi, sur l’autre. Je leur ai demandé d’en sélectionner trois, en motivant leurs choix. Les photographies ont ensuite été projetées au tableau et chacun a pu s’exprimer librement : les élèves ont alors partagé leurs émotions, plusieurs ont fait mention des échos que certaines images pouvaient avoir en eux…ils ont été également sensibles aux choix que leurs camarades photographes avaient pu opérer, en vue de toucher, surprendre le spectateur… Au terme de cet échange, les binômes se sont rapidement créés : 10 photographies ont été retenues pour l’atelier d’écriture collaborative.
Les élèves ont conçu en binôme le scénario de leur nouvelle : comment s’est déroulée cette phase ?
Pour faciliter l’entrée dans l’activité d’écriture collaborative, j’ai demandé à chaque binôme de remplir un document déposé sur l’ENT intitulé « la trame de notre nouvelle ». Il s’agissait alors pour eux de renseigner un certain nombre de « champs » et de construire le scénario de leur récit : schéma narratif, les personnages en actions, le cadre spatio-temporel, le point de vue narratif dominant, le genre de la nouvelle (réaliste ? policière ? fantastique ?…) J’avais conçu également ce document de sorte qu’ils puissent le compléter/le modifier en cours d’atelier en créant 2 colonnes (« nos 1ères idées » / « les évolutions éventuelles »). Visible dans l’ENT, ces premières réflexions m’étaient donc accessibles…
L’écriture de la nouvelle à proprement parler s’est faite en binômes : comment se passe cette écriture collaborative ?
Après avoir « arrêté » leurs choix narratifs, les élèves ont utilisé le logiciel qui ne requiert aucune installation ou inscription. Un membre de chaque binôme a eu pour consigne de se connecter et d’ouvrir un « pad » (c’est-à-dire une page créée en vue d’une collaboration en ligne). Le fonctionnement est simple : à la simple connexion, une adresse de « pad » se crée automatiquement et c’est précisément ce lien qu’il faut communiquer à l’autre membre du binôme et au professeur pour qu’ils puissent se connecter au pad, et commencer un travail collaboratif. Par sécurité, chaque membre recopie dans un document word /open office le lien du pad pour ne pas le perdre ! A la prochaine connexion, depuis la salle multimédia ou chez soi, il ne faut pas créer un nouveau pad, mais bien se reconnecter au pad initialement ouvert…
Chaque personne connectée au « pad » est signalée par un « code couleur » précis et peut aussi s’identifier par un prénom, nom, pseudo… Ces paramètres permettront bien sûr de visualiser les contributions de chacun, qui s’affichent avec le code couleur, mais aussi d’avertir les contributeurs de la connexion au pad du professeur. Ainsi, quand le professeur choisit de parcourir un pad, le binôme en est automatiquement averti.
Cet outil rend visibles les participations de chacun, mais également celles qui n’ont pas été retenues par l’équipe : la modalité « historique » permet de retracer toute l’activité d’écriture, de faire apparaître les corrections/améliorations et de livrer également des informations sur le rythme de la production écrite.
Par ailleurs, le logiciel dispose d’un chat qui apparaît dans un menu vertical, lui aussi entièrement sauvegardé : cette fonctionnalité permet aux élèves d’échanger sur les choix à opérer, de « défendre » leurs propositions, car ils comprennent très vite que le travail collaboratif repose sur des négociations fréquentes… Le chat est également très précieux pour l’enseignant qui entre au cœur de la réflexion de l’équipe, sans interrompre son activité : dans ce dispositif, le professeur ne circule plus entre les rangées ou les îlots, mais de « pad en pad », depuis son ordinateur…
Précisément, quel rôle l’enseignant joue-t-il dans ce dispositif ?
Dans un tel cadre, le professeur peut jouer pleinement son rôle d’accompagnateur en prodiguant conseils et encouragements via « le chat » ; il peut aussi transmettre des consignes différenciées au sein du binôme en invitant par exemple l’un à procéder à des améliorations sur un passage précédemment écrit lorsque l’autre membre progresse sur la rédaction de la scène suivante… Chaque auteur étant identifiable par le code couleur, l’approche individualisée est facilitée : le professeur cible ainsi ses observations et conseils, mais la dimension du travail en équipe conserve tout son sens dans une réflexion qui doit être également globale. A titre d’exemple, le professeur peut être amené à interroger le binôme sur la pertinence d’un enchaînement, le choix d’un mot, l’équilibre d’un dialogue…
Les élèves sont en général très réactifs dans cette situation de communication qu’ils pratiquent en dehors du cadre scolaire…
Comment les productions des élèves ont-elles été valorisées ?
Placés sous verre et dans un format facilitant leur lecture, les textes des élèves ont été affichés en « miroir » des photographies. Elèves du lycée, parents et personnels du lycée ont été conviés à l’exposition « Se voir » : cette action a permis de valoriser l’implication de chacun dans un projet qui réunissait donc deux classes de seconde et l’atelier-photo du lycée. Par ailleurs, plusieurs productions et photographies ont été publiées sur le blog de Lettres du lycée.
A l’Ecole (et avec un stylo), on pratique traditionnellement l’écriture individuelle : à la lumière de votre expérience, quelles leçons tirez-vous de cette expérience d’écriture collaborative ?
Cette activité d’écriture collaborative intensifie la réflexion sur le texte, aiguise l’esprit critique puisque l’élève est amené à s’interroger non seulement sur ses idées, ses choix d’écriture, mais aussi sur les propositions de son/sa camarade. L’activité d’écriture, de réécriture prend alors tout son sens : le pad (texte et chat) laisse apparaître la production dans son évolution, les stratégies mises en place pour atteindre les objectifs, mais aussi les phases de doutes, de tâtonnements… Par ailleurs, le travail en équipe crée une dynamique, impulse des démarches incitatives et pose aussi un principe de responsabilisation : le binôme – même s’il est guidé, accompagné à des degrés variables par l’enseignant – doit s’organiser et veiller à l’investissement égal de chaque membre. Au cours de cette expérience, j’ai été particulièrement frappée par la motivation des élèves qui sont restés « en connexion » permanente, excluant tout échange oral au profit d’une communication en ligne. Ce cadre s’est révélé particulièrement propice à la concentration et à l’investissement de chacun…
Quelques conseils pour les collègues qui seraient tentés par de semblables expériences ?
N’oubliez pas d’ouvrir un « pad professeur » avant la première séance, pad sur lequel les élèves viendront déposer leur adresse de pad de groupe, en n’oubliant pas de mentionner leur identité…
Je vous conseille aussi d’éloigner les membres du binôme pour exclure toute communication orale.
Pour éviter tout malentendu, précisez bien à vos élèves que l’ensemble du pad, chat y compris, sera visible de l’enseignant. Naturellement, l’activité d’écriture collaborative avec le logiciel Framapad peut être étendue à bien d’autres situations : pads de « critiques » de films, d’œuvres, de spectacles / pads de construction-élaboration d’un exposé / pad de construction d’un plan détaillé de commentaire littéraire …
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Des conseils de Canopé Créteil
Un dossier du Café sur les coécritures
Un dossier sur le site des documentalistes de l’académie de Besançon