Professeure de français et de philosophie au Lycée agricole La Germinière au Mans, Aline Gatier y anime depuis plusieurs années le « Blog abécédaire ». Les élèves construisent en ligne, progressivement et collaborativement, un dictionnaire qui les aidera à élargir leur vocabulaire et à maîtriser la polysémie, à lutter contre le copier-coller internet en variant et référençant les sources, à réaliser que les mots ne sont pas neutres, qu’ils véhiculent des idées et entraînent des actes. Le blog abécédaire s’enrichit d’année en année, au fil des générations d’élèves. La continuité est aussi le secret d’un tel projet. Elle permet de forger une culture d’établissement, « d’autant plus que l’on voit passer toutes les familles des agriculteurs de la région ». Elle donne aux apprentissages un enjeu fort : « Il faut que chacun se sente entendu, en tant que voix individuelle, dans un groupe structuré, notamment par une histoire commune et une langue commune. Dans le blog abécédaire, chacun pose une pierre-mot pour un ensemble, un dictionnaire qui nous ressemble. »
Comment le projet du « Blog abécédaire » est-il né ?
En 2011, j’ai présenté au bac de français des élèves de Première S d’un très faible niveau en logique et en vocabulaire. Ce sont des jeunes que je suis sur deux ans ; sachant que j’allais les retrouver en philosophie à la rentrée suivante, j’ai cherché le moyen de les aider à remédier à leurs confusions et amalgames, pour que le travail de conceptualisation soit possible. Consulter le dictionnaire n’avait pas été suffisant l’année de première. J’ai donc cherché une méthode qui les rende plus actifs et leur permette de manipuler les mots de « façon plus concrète », en tenant compte de ce qui avait fonctionné avec eux dans un projet théâtre bien réussi la pratique et le collectif. Je me suis souvenue de ma scolarité Freinet, avec le casier dans lequel nous rangions les fiches bristol du dictionnaire collaboratif que nous construisions au fur et à mesure de nos besoins, puisque nous apprenions à lire en écrivant. Mais les temps ont changé, et je me voyais mal faire manipuler des fiches bristol à mes élèves du XXIème siècle. C’est en croisant mon collègue d’informatique, Jérémy Florent, que j’ai eu l’idée de ce blog-abécédaire (au départ nommé « Philédaire »… avec un jeu de mots qui n’a convaincu personne… dommage…). L’outil a été ainsi créé, accolé au site du lycée pour qu’il garde un caractère scolaire.
Avec l’usage, d’autres objectifs sont venus se greffer à celui d’améliorer la maîtrise du vocabulaire. Tout d’abord, il a fallu remédier à la difficulté, pour les élèves, de citer leurs sources et d’éviter un usage d’internet qui consiste en un simple copier-coller de pages wikipedia. J’ai ajouté des séances en salle informatique sur la recherche et l’organisation des connaissances à partir d’internet, ce qui nous permet, en philosophie, de questionner la notion de point de vue, la subjectivité et l’objectivité. Nous avons abordé, à partir de ce blog, les questions du plagiat, de l’anonymat, de la signature d’un travail, de l’usage de la citation…
Pour résumer, voici les différents objectifs de ce projet : s’approprier le vocabulaire (faire le lien entre les mots et les idées) ; se rendre compte que les mots ont une histoire et qu’ils sont polysémiques, voire ambivalents ; mieux utiliser internet (organiser les connaissances, sortir de l’illusion d’une liberté par l’anonymat) ; donner ses sources pour identifier les points de vue afin, par la suite, de pouvoir mieux les confronter ; construire un travail en plusieurs étapes ; faire des liens entre élèves, classes, promotions, construire une identité collective (en dehors du lien agricole qui unit nos élèves) ; s’amuser avec un outil ludique qui dédramatise les mots, les idées, la matière enseignée.
Les élèves publient des fiches de vocabulaire : comment s’opère le choix des mots ? quel est le contenu de la fiche ? Comment les élèves travaillent-ils à leur réalisation ?
Cela dépend des années, des classes et de l’avancée du dictionnaire. Au début, les élèves choisissaient les mots qui leur plaisaient. Le tout premier posté a été « Paix », c’était déjà de bon augure … A présent, le choix des mots vient de difficultés rencontrées sur des textes : j’envoie quelqu’un vérifier le sens du mot qui pose problème directement sur le blog-abécédaire. Si le mot ne s’y trouve pas, on va en chercher le sens dans le Robert et j’ajoute ce mot-là dans la liste de termes proposés aux élèves. Chaque élève doit poster au moins une fiche par trimestre.
Pour les BTSA, il s’agit des mots clefs du thème culturel en cours. Les élèves construisent leur fiche suivant une démarche qui leur est présentée en début d’année, sous forme de grille d’évaluation. Ils peuvent retrouver cette grille sur le blog même, rubrique « méthode ». La fiche est progressive : on part du sens du mot, avec son étymologie, pour arriver sur un argumentaire, une prise en main, par l’élève, du terme dont il s’occupe. Le choix de l’illustration et de la citation ont pris de plus en plus d’importance au fil des articles et j’ai vu arriver de plus en plus de caricatures, des clins d’œil (par exemple la fiche « mémoire » illustrée par un bocal de poissons rouges ou des citations faisant référence à des paradoxes étudiés en cours…). Ce qui me semble important aussi, dans la démarche, est de s’autoriser le brouillon. La fiche n’est pas notée tout de suite : je donne des conseils d’amélioration et l’élève peut aller la modifier autant de fois qu’il le souhaite, jusqu’à la date butoir de fin de trimestre. Ainsi peut-il construire son travail et nous cherchons ensemble comment parvenir au meilleur résultat possible. On peut donc être exigeant tout en restant bienveillant (il s’agit d’aller vers le 20/20).
« Il s’agit d’aller vers le 20/20 », dites-vous : comment évaluez-vous précisément le travail des élèves ?
Les critères d’évaluation correspondent aux consignes données : justifier la recherche (pourquoi peut-on avoir besoin de connaître ce terme là ?) ; donner et expliquer l’étymologie du terme ; présenter les différentes définitions du terme, en précisant à chaque fois le domaine dans lequel il est employé (domaine politique, éthique, esthétique…), les références des dictionnaires consultés (au moins deux), l’histoire du mot, ses liens éventuels avec des faits particuliers ; citer un extrait de texte philosophique dans lequel ce terme est employé, avec les références précises (titre de l’œuvre, nom de l’auteur, date), expliquez cette citation ; citer deux synonymes, en précisant les différences avec le terme analysé, ainsi que deux antonymes ; interpréter, donner son point de vue (à quoi le mot vous fait-il penser ? qu’évoque-t-il, pour vous ?) en expliquant et justifiant la réponse ; illustrer la note par une image, avec indication de la source et justification du choix ; respecter les échéances, soigner rédaction et présentation ; ne pas oublier de titrer et signer l’article…
La publication de ces fiches en ligne est susceptible de produire j’imagine d’intéressantes interactions : entre les élèves d’une part, entre les élèves et vous d’autre part. Pouvez-vous les éclairer ?
Ce que je préfère, c’est quand un élève devient un mot. A la fin de l’année, ils réagissent au quart de tour dès qu’on rencontre « leur mot » : tout le monde se retourne sur celui qui, par exemple, a fait la fiche « nécessité » ou « ineffable » dès qu’on lit l’un de ces termes dans un texte. « Hé, c’est ton mot, Pierre-Louis ! » : l’élève nous en donne la définition du tac au tac, comme un acteur récitant son Racine… On installe une complicité autour des mots. C’est l’objet même de l’apprentissage qui nous relie alors. La première année, on s’était donné comme défi de remplir toutes les lettres de l’alphabet, et on a cherché longtemps pour le W, sollicitant l’ensemble du lycée (on n’a débusqué qu’un Wapiti et Weltanschauung, qui n’ont, ni l’un ni l’autre, trouvé preneur…). L’idée que je veux faire passer aux collègues est que ce type d’outil, en dehors des objectifs sérieux de maîtrise de la langue et de l’argumentation, transmet aussi le plaisir de la langue, le plaisir des mots et des idées.
Le site est désormais riche des productions de plusieurs générations d’élèves : en quoi une telle continuité vous semble-t-elle intéressante ?
Cette continuité permet de construire une culture d’établissement, d’autant plus que l’on voit passer toutes les familles des agriculteurs de la région. J’aime que les élèves soient surpris de lire ce qu’a pu écrire tel élève de Terminale, dont ils avaient une certaine image quand eux étaient en seconde. Il nous faut, me semble-t-il, construire le collectif. Cela ne se fait pas tout seul : il faut que chacun se sente entendu, en tant que voix individuelle, dans un groupe structuré, notamment par une histoire commune et une langue commune. Dans le blog abécédaire, chacun pose une pierre-mot pour un ensemble, un dictionnaire qui nous ressemble.
J’ai remarqué que chaque classe donnait une orientation différente à ce blog. Cette année, les élèves s’affirment davantage, dans des articles souvent assez personnels. Pour les inciter à oser, je leur ai montré comme modèles les articles des années précédentes qui s’engageaient. On a aussi étudié l’illusion de la neutralité du langage, le pouvoir que peut donner la maîtrise du vocabulaire.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ? Quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés d’utiliser comme vous le numérique pour mener un apprentissage actif du vocabulaire ?
Je ne savais pas si les élèves allaient jouer le jeu. Tout projet qui cherche à rendre actifs les élèves est de toute façon une prise de risque – prise de risque nécessaire pour rendre vivant l’apprentissage et ne pas s’engluer dans l’inertie. Or, les élèves se sont presque tout de suite emparés de cet outil, simple et efficace. J’aime son évolution au long terme, qui était l’un de mes objectifs initiaux : la pédagogie est affaire de patience et de détermination. La contrainte qui reste toujours est celle des pannes techniques (déjà 2 en 3 ans, et des problèmes avec un ou deux articles qui se sont effacés). Il faut dire aux élèves de conserver une copie sous word de leur travail.
Il faut garder à l’esprit que cette façon de travailler demande de l’investissement : aller régulièrement sur le blog pour donner des conseils d’amélioration (je les appelle « retour sur les articles »), proposer de nouvelles listes, noter les articles et publier les notes avec les remarques pour les articles suivants… Il faut aussi s’associer à un collègue informaticien – d’après mon collègue, c’est un outil basique à créer, mais il a malgré tout passé des heures à sauver les articles du blog lors des pannes techniques (un problème de serveur).
Bilan en somme très positif après 3 ans d’utilisation. Je m’aperçois que les élèves se sentent valorisés d’avoir en charge, notamment, des termes techniques de la philosophie. On dédramatise les notions, donc la matière. Dès que l’article est bien fait, la note est facilement très bonne, ce qui valorise aussi les jeunes. De plus, le numérique est leur outil. Au lieu de déplorer leur fascination pour internet, je pense qu’il faut s’en emparer pour leur apprendre à mieux écrire. Expérience qui va se poursuivre, c’est sûr, avec les promotions à venir… Il me reste en effet encore à convaincre un(e) courageux(se) de s’attaquer à la fiche Weltanschauung.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut