Les deux premières « journées du retrait » organisées par des mouvements traditionnalistes ont été marquées par l’absence de plusieurs centaines d’élèves. Si le phénomène reste très localisé et communautaire, sa violence envers l’École et parfois des enseignants et le climat de méfiance qu’il développe envers l’École inquiètent le ministère et les syndicats.
« Ma fille a été absente pour cause que nous nous opposons à l’enseignement de la théorie du genre dans les établissements scolaires ». Plusieurs dizaines d’enseignants ont eu droit à ces remarques portées sur le bulletin de correspondance d’une de leurs élèves le 24 ou le 27 janvier. Plus nombreux encore ont été les enseignants qui ont constaté des absences injustifiées ou qui ont du faire face à des questions surprenantes de la part de parents affolés.
Difficile d’évaluer l’impact national de la campagne menée contre l’École. Si elle a pris une dimension nationale, elle n’est présente que sur des territoires précis. Ainsi dans le Loiret, un département où le mouvement est très présent, Bruno Chirouse, secrétaire national du Snuipp signale des absentéismes très importants mais très localisés. « A Montargis les collègues et les inspecteurs n’ont pas senti venir le phénomène. On a enregistré jusqu’à un tiers d’élèves en moins dans des écoles très localisées, en ZEP, en lien avec la communauté turque ». Une autre commune du département a été ciblée, Saint Jean de Ruelle, mais là les enseignants ont anticipé le phénomène. A Strasbourg, c’est aussi dans des écoles qui scolarisent des enfants de la communauté turque que l’absentéisme est important, nous a signalé Christian Chevalier, secrétaire général du Se Unsa. Dans le Rhône, Yannick Le Du , secrétaire départemental du Snuipp, signale des absences à Vaulx-en-Velin, Lyon La Duchère et Villeurbanne, là aussi dans des écoles accueillent des enfants issus de l’immigration turque ou maghrébine. Dans les Pyrénées atlantiques c’est dans les ZEP de Mourenx et de Pau que le mouvement est présent. Au retrait d’élèves s’ajoutent des dégradations commises contre les locaux syndicaux du Snuipp (dans le Loiret par exemple), la dénonciation nominative publique d’enseignants sur des blogs.
« C’est un véritable harcèlement de l’école républicaine », nous a confié Christian Chevalier, « parce qu’elle propose une éthique qui ne convient pas à certains parents comme l’égalité garçons filles ». Derrière ce phénomène il y a une organisation poussée et rigoureuse avec un cadre national et des déclinaisons locales qui se dévoilent sur des blogs et des pages Facebook. Au coeur de « la journée du retrait », Farida Belghoul, une personnalité apparue lors de la marche des Beurs dans les années 1980 qui a évolué vers des thèses communautaires. Son mouvement est soutenu par les traditionnalistes catholiques de la Manif pour tous, des mouvements islamistes, des identitaires d’extrême droite et les traditionnalistes éducatifs de l’association Lire écrire. On a là un regroupement d’organisations d’horizons opposés mais qui rejettent les valeurs républicaines. Le mouvement dispose de fichiers de parents et envoie mails et SMS pour monter ses mobilisations.
Les accusations portées sur l’École feraient rire si elles n’étaient prises au sérieux par certains parents. Sur le site de la Journée du retrait on affirme que « la pudeur et l’intégrité de nos enfants sont profondément attaqués par la théorie du genre… Le pouvoir actuel prévoit de véritablement rééduquer nos enfants ». L’École est accusée de diriger les enfants vers des mouvements homosexuels « pour les inciter à explorer de nouvelles pratiques sexuelles ». Sur les réseaux sociaux l’argumentation va encore plus loin dans le délire. Les enseignants obligeraient les garçons à porter des robes. Ils organiseraient des cours de masturbation. Ce n’est pas seulement le soi disant enseignement de la théorie du genre qui est dénoncé mais la perversion de l’école, son caractère démoniaque. Les mensonges sont énormes mais l’idiotie de cette campagne n’empêche pas une partie des parents de partager ces rumeurs. « On est face à l’obscurantisme », nous confie Yannick Le Du. « Ces gens salissent les instits. Ils fabriquent de la défiance envers l’École et ses valeurs ».
Que faire face aux rumeurs ? Pour Christian Chevalier il faut « que l’institution soit ferme, qu’elle soutienne les enseignants et là où c’est nécessaire faire oeuvre de pédagogie auprès des parents ». « Des consignes ont été données aux recteurs d’être attentifs et d’être auprès des enseignants qui seraient attaqués », nous a dit Jean-Paul Delahaye, directeur de l’enseignement scolaire. « Les enseignants remplissent une mission essentielle de l’École, celle de transmettre les valeurs de l’École et de la République. le programme ABCD de l’égalité (cible des traditionnalistes) à aucun moment ne transmet une supposée théorie du genre. Il enseigne les valeurs de la loi, l’égalité entre les filles et les garçons ». Le ministère invitera aussi les directions à recevoir les parents là où c’est nécessaire pour dialoguer avec eux. Certaines n’avaient pas attendu les instructions. De réunions spontanées ont été organisées pour tordre le cou à ces rumeurs obscènes.
François Jarraud
Sur ABCD de l’égalité
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/11/08112013Arti[…]
Comment répondre aux accusations des opposants à l’ABCD de l’égalité ? Dans les écoles, dans la rue, dans les médias, les rumeurs les plus folles circulent sur le dispositif lancé par le Ministère des Droits des Femmes et le Ministère de l’Éducation nationale. Un programme pourtant raisonnable et pleinement conforme aux missions de l’école publique, qui tend simplement mais fermement à prévenir les inégalités sociales fondées sur des stéréotypes de genre. A l’heure où le gouvernement annonce qu’il repousse à 2015 l’examen du projet de loi sur la famille, Najat Vallaud Belkacem, Ministre des Droits des Femmes, tient bon sur le projet de l’ABCD de l’égalité, en dépit des attaques qu’il concentre. Forte du soutien d’une majorité de l’opinion, de l’engagement des enseignants et des fédérations de parents d’élèves, la Ministre ne désarme pas, malgré la ténacité des préjugés à vaincre.
Le dispositif des ABCD de l’égalité se propose de sensibiliser les enfants au respect et à la reconnaissance d’une égalité de valeur et de droits entre filles et garçons. Comment est-il possible qu’il soit dénoncé comme une sorte de scandale idéologique ?
Vous le savez comme moi, la manipulation et l’agitation des peurs et des fantasmes n’ont pas manqué autour de ce programme, avec des arguments dont je comprends qu’ils aient pu faire peur à certains parents.
Je salue d’ailleurs l’action des directeurs et directrices d’école, des enseignants qui sont allés au-devant des parents pour rappeler ce qu’était ce programme. Son ambition est assez simple et nous avons toujours été transparents sur les objectifs : permettre aux enseignants à travers la formation de conduire une réflexion sur leurs pratiques professionnelles pour éviter de reproduire des stéréotypes ; donner pleinement confiance aux filles et aux garçons dans leurs capacités et leurs perspectives en interrogeant les représentations qu’ils se font des rôles des unes et des autres, et en leur enseignant l’égalité des droits et le respect réciproque.
Nous sommes là au cœur des missions de l’École de la république : lutter contre les inégalités et donner aux filles comme aux garçons les mêmes chances et leur ouvrir les mêmes opportunités de réussite. Quand on voit, aujourd’hui, le manque de mixité professionnelle dans notre pays, les inégalités femmes-hommes dans le monde du travail ou encore la sous-représentation des femmes dans les postes à responsabilité, on sait bien qu’on n’y est pas encore.
La confusion entre « égalité » et « uniformité » des filles et des garçons cristallise les crispations. Que dire aux familles qui s’inquiètent pour la construction identitaire de leurs enfants ? Comment leur faire entendre que c’est le respect des différences qui constitue l’enjeu essentiel de la lutte pour l’égalité ?
Il y a des filles et il y a des garçons. La différence biologique n’est en aucun cas notre sujet. Notre sujet, ce sont les inégalités sociales qui prennent leurs racines dans des préjugés tenaces sur ce que valent, ce que peuvent et ce à quoi aspirent les unes et les autres. Si on ne veut pas avoir encore dans dix ans à déplorer et réparer les inégalités professionnelles ou les violences faites aux femmes, il faut bien travailler à prévenir la formation des inégalités !
Eh bien à la racine de ces inégalités, il y a les préjugés ; ceux-là mêmes qui, il y a cent ans, s’opposaient à ce qu’une femme vote, travaille ou pratique du sport… et qui s’opposent aujourd’hui à ce qu’un garçon aspire à rejoindre les métiers de la petite enfance par exemple.
Le projet de l’ABCD de l’égalité, c’est cela. Accompagner la réussite des élèves, permettre aux filles comme aux garçons de s’épanouir, sans autocensure. Cela ne bride en rien les individualités, cela n’empêchera pas les différences mais nous créerons plus qu’aujourd’hui les conditions pour permettre la réussite individuelle et collective des filles comme des garçons. C’est la mission de l’École, ni plus, ni moins.
Le mouvement des Journées du retrait de l’école (JRE) rencontre un succès très inégal selon les secteurs géographiques. Là où il est suivi, faut-il y voir le signe d’une crise de confiance du public à l’égard de l’école, au bénéfice de réseaux de communication informels ?
Les réseaux de communication électronique ont en effet joué à plein pour la propagation de cette rumeur. Je me réjouis d’ailleurs que la loi de refondation ait donné un vrai essor à l’École numérique, car on pourra y apprendre aussi aux élèves à se méfier des informations qui circulent sur les réseaux.
Mais les réseaux plus classiques ont très bien réagi ; je pense aux fédérations de parents d’élèves, la PEEP, la FCPE qui se sont employées à rassurer les parents ; je pense aussi aux messages portés par le système scolaire lui-même qui a réagi très tôt et bien sûr aux explications directement données aux parents par les enseignants et par les directeurs et directrices d’école.
C’est la relation de confiance construite au quotidien entre l’école et les parents qui est le meilleur rempart contre ces manipulations. Dans toutes les écoles et établissements, cela a été fait et cela se poursuivra sans doute encore. Nous devons en tout cas très certainement réfléchir sur cette manipulation et sur les moyens de protéger l’École de la République face à ces attaques qui mettent en cause sa cohésion et son action.
Les préjugés sexistes sont-ils si profondément inscrits dans les mentalités, en France, qu’on doive renoncer à les combattre et à les surmonter ?
Non, je ne crois pas qu’il faille se lamenter sur notre sort. Et d’ailleurs, plusieurs sondages sont venus saluer l’action que nous avons engagée contre les stéréotypes : 71 % des Français soutiennent cette action du Gouvernement.
Par contre, et je ne l’ai jamais caché, cette action pour changer les représentations est une action qui demande beaucoup d’énergie, car il faut agir partout et en même temps : agir dans le domaine de la culture, des médias, du sport. Vous avez vu les règles posées en la matière par le projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes pour une plus juste représentation des femmes. Agir à l’école, dans les écoles de formation, pour les enseignants à travers les ESPE, mais aussi dans l’entreprise.
C’est cette action globale que nous avons mise en place depuis 2012. Nous l’accompagnons même cette année d’un véritable tableau de bord de l’égalité qui nous aidera à progresser. La nouveauté, je crois, réside là : plutôt que de nous contenter de déplorer les inégalités, nous avons décidé de les prendre à bras le corps, pas seulement pour les corriger, mais aussi pour en empêcher au maximum la reproduction.
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
L’épisode de la Journée du retrait bouscule fortement l’École, salit les enseignants et porte préjudice aux enfants à qui on apprend à se méfier de leur professeur. Mais elle a le mérite de sonner comme un ultime avertissement pour ceux qui aiment l’École.
Nous voilà prévenus. Les ultra-conservateurs ont des projets pour l’École. Ils associent la haine de l’école publique, le retour à l’ordre moral religieux et la régression pédagogique. Dans la mouvance de la JRE se réunissent tous les traditionalismes y compris l’association Lire-écrire. Son initiatrice est aussi une militante acharnée du conservatisme pédagogique. Mais le mouvement nous invite aussi à aller plus loin dans la réflexion sur la crise de l’École.
Depuis une semaine les affirmations les plus ridicules circulent chez des milliers de parents. Ils recoivent des SMS ou des mails qui leur parlent de masturbation en classe, de garçons habillés en filles par le maître, d’incitation à l’homosexualité prêchée par les maitresses. Tout cela est bien sur ridicule et mensonger. Mais ce qui est important c’est que c’est cru. Pas par tous les parents. Par ceux qui sont les plus éloignés de l’École. Dès le 27 janvier il était clair que c’était dans les communautés turques ou maghrébines que le mouvement JRE avait le plus d’impact.
On sait que l’École a du mal à communiquer avec les parents. Traditionnellement elle s’en méfie. D’Alain à Durckheim, les pères fondateurs de l’École républicaine n’ont cessé de se méfier des parents « obscurantistes » et de les rejeter à la périphérie de l’École. On en paye le prix aujourd’hui. Un minimum de dialogue avec les familles et la meilleure réponse aux rumeurs déraisonnables qui circulent. Mais il faut que le ministre ordonne ces rencontres pour qu’à certains endroits elles aient lieu.
Mais ce qui crédibilise aussi les rumeurs c’est la réalité du caractère discriminatoire de l’école sur le plan social mais aussi sur le plan ethnique. Cette discrimination a suffisamment été mise en évidence depuis une dizaine d’années pour qu’on se limite à rappeler les travaux de Felouzis par exemple, ou simplement les résultats de PISA 2012. Il y a un lien étroit entre ces discriminations, l’écehc scolaire et le rejet par l’École de la diversité culturelle.
En d’autres termes, l’École ne va pas s’en tirer avec simplement des réunions de terrain. Elles sont nécessaires mais pas suffisantes. Il va bien falloir qu’elle s’attaque à ses discriminations. Et qu’elle ose la diversité culturelle.
François Jarraud
Sur le site du Café
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