Par Eric Castanet
Les nanosciences renouvellent notre représentation de la matière. Nanoparticules d’origine biologique ou minérale, nanomatériaux hautement perfectionnés – une myriade d’entre eux fait partie de notre vie courante. Venez découvrir l’auteur de l’ouvrage « Développons les nanomatériaux« .
Sophie CARENCO a accepté de nous parler d’elle, de son ouvrage et bien sûr des nanosciences.
Pouvez-vous, Sophie, nous parler de votre cursus ?
J’ai reçu une éducation pluridisciplinaire en sciences à l’Ecole Polytechnique. J’ai eu la chance d’effectuer plusieurs stages pratiques à cette période et j’y ai développé un fort goût pour les sciences expérimentales. Parmi elles, la chimie s’est assez naturellement imposée comme ma discipline de prédilection : au sein du laboratoire de chimie, on crée de toute pièce et quotidiennement de nouvelles molécules, de nouveaux objets aux propriétés inattendues, que l’on étudie par la suite. Je trouve cela fascinant.
C’est pourquoi j’ai choisi, dans le cadre de la dernière année d’école (dite « année d’application ») de suivre le master multinational de Chimie moléculaire. C’est aussi à cette période que j’ai eu la chance de débuter des recherches en collaboration entre un laboratoire de chimie moléculaire à l’Ecole polytechnique et un laboratoire de chimie des matériaux à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris.
J’ai poursuivi en thèse cette voie ouverte en master : pendant trois ans, j’ai étudié des nanomatériaux exotiques pour lesquels peu de voies de fabrication étaient alors connues. J’ai considérablement appris des allers-retours hebdomadaires que je faisais entre les deux laboratoires, chacun réputé dans son domaine : les approches étaient à la fois différentes et complémentaires. Plus que toute autre formation, je crois que cela m’a appris à envisager une question sous tous les angles possibles et à ne négliger aucune solution, si farfelue puisse-t-elle sembler au départ !
Pourquoi avoir fait le choix des États-Unis d’Amérique ?
J’avais eu l’occasion de travailler pendant deux mois en Espagne durant ma thèse, et je souhaitais acquérir une expérience plus étendue de la recherche dans un nouveau contexte.
Depuis 2012, je suis stagiaire post-doctorante (cela correspond à un poste de chercheur sur un contrat court) à Berkeley, dans la baie de San Francisco en Californie. J’y exerce mon métier dans un environnement social et culturel très différent de la France. De plus, Berkeley est une ville particulièrement portée sur l’international, grâce à la qualité de son université et sa forte attractivité. Pour vous donner un exemple concret, je travaille dans un groupe d’une dizaine de chercheurs et étudiants, qui compte en fait un seul américain dans ses membres et totalise six nationalités. C’est une expérience très enrichissante au quotidien !
Par ailleurs, je souhaitais aussi découvrir la Californie, qui est un Etat magnifique pour ses parcs naturels, son bord de mer, ces paysages, etc.
Quelles différences existe-il entre la Recherche en France et en Amérique ?
À l’évidence, il y a de nombreuses différences, et je ne pense pas pouvoir répondre de façon générale. Je peux cependant vous dire lesquelles me marquent personnellement, entre Berkeley et la France.
Il faut d’abord rappeler que, dans le système américain, faire des études supérieures, c’est un investissement financier très lourd pour une famille ou un jeune travailleur : la scolarité pour un étudiant de licence dure quatre ans, avec des frais annuels de plusieurs dizaines milliers de dollars, auxquels s’ajoute le coût de la vie, élevé dans la baie de San Francisco.
Les universités américaines sont davantage gérées comme des entreprises : par exemple, le coach de l’équipe de football local « rapporte » plus à la fac que le doyen, donc il a un salaire plus élevé. C’est une autre logique, qui fonctionne avec ses propres règles. Il n’est pas possible de comparer des choses isolées comme le coût des installations scientifiques ou le nombre de prix Nobel sans regarder le tableau dans son ensemble.
L’Université de Berkeley fait partie des toutes meilleures du pays : elle attire ainsi les meilleurs étudiants et bénéficie d’équipements de grande qualité, ce qui est très intéressant pour quelqu’un comme moi, qui vient y acquérir une expérience complémentaire. De même, le laboratoire dans lequel je travaille, le « Berkeley Lab », a de fort lien avec l’université et possède des équipements uniques du fait de son rôle historique dans la découverte de nouveaux éléments chimiques.
Un point me semble toutefois remarquable : la relativement faible proportion d’étudiants américains dans les meilleures universités, en particulier dans le troisième cycle au niveau master/thèse. Est-ce parce qu’ils choisissent des métiers plus sûrs, ou est-ce parce que le système secondaire américain n’est pas en mesure de former suffisamment d’étudiants à un niveau suffisamment haut, ou encore à cause d’une désaffection pour les sciences en général ? Je ne sais pas. De plus, le recrutement bénéficie beaucoup du fait que nombre d’étudiants ou de post-doctorants viennent de l’étranger avec leur propre financement. Autrement dit, la recherche américaine est en partie soutenue par la communauté internationale, au moins pour ce qui est de son capital humain. C’est à la fois une force et une faiblesse il me semble.
Au final, c’est un monde ni plus ni moins concurrentiel que la recherche française. On y partage la même passion pour les sciences et la même exigence de rigueur et de résultat. Ce sont surtout les échelles de temps qui diffèrent : là-bas un programme national de plusieurs milliards de dollar peut être ouvert, ou fermé, en quelques années seulement, voire quelques mois en période de crise, avec des conséquences évidentes sur les emplois des chercheurs et la qualité des résultats, à la hausse comme à la baisse. Je m’estime chanceuse d’avoir cette opportunité d’évoluer dans un contexte très différent, c’est extrêmement formateur et cela présente la situation française sous un jour nouveau.
NB : je crois qu’il y a aussi beaucoup de différences du point de vue de la recherche en entreprise, mais je n’ai aucun recul sur cette question !
Sur quelle problématique, travaillez-vous actuellement ?
J’essaie de comprendre le lien de cause à effet entre la structure des matériaux que nous fabriquons, et leur efficacité pour réaliser des transformations chimiques importantes pour notre vie de tous les jours. Cela doit sembler très abstrait, mais ces transformations sont par exemple celles qu’utilise l’industrie pour fabriquer des carburants synthétiques ou des plastiques.
Concrètement, je fabrique au laboratoire des nanoparticules métalliques, c.-à-d. des petits agrégats de quelques milliers d’atomes d’un métal de mon choix (du fer, du nickel, du cobalt…), et je les mets en présence des molécules chimiques que nous voulons transformer, afin de comprendre au mieux l’interaction entre le nanomatériau et le flux de gaz ou de liquides. Les nanoparticules facilitent la destruction des liaisons existantes entre atomes et la formation de nouvelles liaisons pour assembler de nouvelles molécules : ce sont un peu les « entremetteuses » de la réaction.
C’est en fait vital de progresser dans ce domaine des sciences aujourd’hui, car l’efficacité d’un matériau, donc son caractère économique et écologique, repose sur des détails très subtils ! Changer un tout petit peu la composition, ou bien la taille des nanoparticules, ou encore leur forme, et votre rendement peut chuter ou décupler, et vous pouvez fabriquer des molécules de taille ou de structure différentes : au final, cela fait un carburant qui ira ou n’ira pas dans votre voiture…
Nous sommes spécialisés au laboratoire dans le développement de nouveaux outils d’observation pour mieux comprendre tous ces phénomènes, et aider à terme les industriels à développer des procédés de fabrication plus propres et plus économiques.
Parlons de votre ouvrage « Développons les nanomatériaux ! », comment vous est venue l’envie de l’écrire ?
D’abord, il y a ce fait bien connu de tout thésard : quand au dîner de famille ou entre amis, on vous demande « quel est votre sujet de thèse », et qu’évidemment vous êtes un peu maladroit dans votre réponse car ce n’est pas possible de bien résumer cela en trois phrases… ou en tout cas pas de telle sorte que l’on comprenne pourquoi vous allez y consacrer trois ans de votre vie ou plus !
Ensuite, il y a la thématique particulière des nanosciences, sur laquelle on lit beaucoup de choses et beaucoup de points de vue, mais ces points de vue ne viennent pas si souvent des industriels qui produisent les nanomatériaux, ni des scientifiques qui les étudient sous toutes leurs coutures dans les laboratoires. Je crois qu’en tant que scientifique il faut se saisir chaque fois que c’est possible les occasions de communiquer dans de bonnes conditions sur nos travaux, ne serait-ce que pour rendre compte à la société de l’investissement qu’elle consacre à la Recherche.
Enfin, le déclencheur a été un appel à auteur que j’ai reçu via une mailing-liste d’association de doctorants (je crois qu’il s’agissait des ChADoC, au Collège de France). Une nouvelle collection (« Sciences Durables »), créée par des éditeurs bénévoles, proposaient à de jeunes chercheurs de donner un éclairage original sur leurs travaux. Il m’a semblé que c’était l’occasion ou jamais de mettre la main à l’ouvrage et de tenter de faire partager ma fascination pour les nanosciences, et pour la recherche en général.
À qui s’adresse votre livre ?
Il ne s’adresse évidemment pas à un spécialiste du sujet, bien que j’aie introduit des exemples concrets venant de la recherche « en train de se faire ».
J’ai essayé d’avoir un discours lisible à plusieurs niveaux : les parties historiques et le contenu illustratif sont accessibles au public le plus large. Les schémas et les parties concernant la fabrication des nanomatériaux sont un peu plus détaillées, et, je crois, lisible pour un étudiant de premier cycle universitaire qui souhaite en savoir un peu plus sur le domaine, en particulier sur les défis actuels.
Mais mon ambition était avant tout de susciter de la curiosité pour ces nano-objets, et de proposer un tremplin pour de futures lectures sur le sujet. Autant que possible, j’ai utilisé des analogies ou des schémas pour rendre l’ouvrage accessible. Ça a été un véritable défi d’éviter tout mot de jargon scientifique ! J’ai aussi essayé de raconter une histoire, avec des protagonistes, plutôt que de viser l’exhaustivité. Cet ouvrage n’est pas un cours magistral, c’est plutôt un voyage à travers le nano-monde, un peu comme un safari dans le désert ou dans un univers exotique. L’ensemble fait appel à un peu d’imagination chez le lecteur, mais il y a beaucoup d’exemples visuels dans l’ouvrage pour ancrer un peu le décor (photos, illustrations, vue d’artiste…).
J’invite d’ailleurs chaleureusement les lecteurs du Café Pédagogique à me faire part de leurs remarques et à me signaler les points qui pourraient leur sembler un peu obscur, afin que j’améliore les prochains essais ! C’est en forgeant qu’on devient forgeron…
Pouvez-vous nous en faire un bref résumé ?
Le livre est structuré en trois chapitres. Le premier fait le point sur ce que sont les « nanos », et ce qu’elles ne sont pas (l’imaginaire collectif dépasse parfois la science dans ce domaine).
Le second explique comment les scientifiques et les industriels fabriquent et analysent les nanoparticules en pratique. C’est je crois là que réside l’originalité principale de l’ouvrage, car en général les nanos sont présentées comme un fait acquis, pas comme une construction en cours d’élaboration.
Le dernier chapitre soulève de façon très succincte les questions environnementales et les questions liées à la santé. Il montre qu’il est difficile de parler de « la toxicité » de façon générale, tant le nombre de paramètres en jeu est important.
L’ouvrage est par ailleurs préfacé par Eric Gaffet (Directeur de Recherches au CNRS), qui est expert sur ces questions et offre une perspective complémentaire sur le devenir des nanosciences à moyen et long terme.
Les nanosciences sont entrées dans l’enseignement secondaire, en première scientifique plus exactement, lors de la dernière réforme, à votre avis pourquoi ?
Je crois que l’Enseignement évolue avec le monde dans lequel nous vivons, et cela me semble être une excellente chose. Aujourd’hui, l’usage des nanomatériaux est un fait : ils sont dans nos batteries de téléphone, dans nos ordinateurs et nos écrans de télévision, dans nos articles de sports, dans certains additifs alimentaires et emballages, dans les cosmétiques et les peintures pour bâtiments, etc.
De même que l’apparition du plastique au siècle dernier a transformé les matériaux de notre quotidien, les nanosciences (dont les nanomatériaux ne sont qu’une partie) vont apporter leur lot de bonnes et de mauvaises idées. Cela me semble naturel que l’on donne au citoyen de demain des pistes pour être capable de s’informer correctement dans le futur.
Je ne connais pas le contenu pédagogique précis de cet enseignement ni les ressources disponibles pour l’instant, mais quantité d’expériences de la vie courante mettent en jeu des nanoparticles : en tant que chimiste, j’espère que les élèves prendront goût à la thématique !
Une question un peu polémique, doit-t-on avoir peur des nanosciences ?
Je crois que la question « doit-on avoir peur de » est très importante, et que personnellement, je commencerais à avoir vraiment peur quand elle ne sera plus posée dans l’espace public !
Plus sérieusement, cette question s’applique (et c’est souhaitable) à tous les nouveaux domaines à un certain moment de leur histoire : le feu, la locomotive à vapeur, la fission nucléaire, les OGM, l’internet, et demain, qui sait : la manipulation du génome humain, le voyage interstellaire, etc. C’est la réaction saine de l’organisme face au corps étranger, ou du conseil du village face au nouveau venu. Si on la prend au sens du principe de précaution, la réponse est toujours oui : on doit avoir peur, car on doit rester vigilant. Si on la prend au sens du journalisme à scandale, la réponse est toujours non : ça ne sert à rien de paniquer avant même de s’informer ou de savoir de quoi il retourne.
Certes, mais plus concrètement, me direz-vous ?
Je comprends alors la question ainsi : « doit-on penser que les nanosciences sont intrinsèquement plus dangereuses que ce que nous avons connu par le passé ? ».
Et bien c’est précisément l’objet de nombreuses études universitaires et industrielles, en toxicologie, en ingénierie, en sciences humaines, etc. et dans le monde entier. C’est une question subtile, à laquelle on répondra après avoir pris du recul et au cas par cas uniquement.
En France et en Europe, de forts moyens sont mobilisés. Par exemple, pour ce qui est de la recherche fondamentale, les centres de compétence sur les nanosciences, appelés C’Nano, font une part non négligeable aux études sur la toxicologie mais aussi sur l’éthique.
Par ailleurs, la législation française impose depuis le début de l’année 2013 un étiquetage spécifique des nanoparticules. C’est une illustration du souci de normalisation et de transparence qui entoure les nanosciences.
Avez-vous d’autres projets d’ouvrages en préparation ?
Je travaille en ce moment sur un article, toujours sur les nanosciences, pour la revue « Le Prisme à idées », qui est une revue scientifique pluridisciplinaire sur la recherche et les innovations en société.
Par ailleurs, j’essaie d’écrire sur des sujets moins « polémiques » mais tout aussi fascinants, pour mieux faire connaître le rôle de la Chimie, au-delà de l’image de marque dégradée que les accidents industriels ou autres marées noires ont pu imprimer dans la mémoire collective.
Je réfléchis notamment à un ouvrage sur la catalyse (dont je parlais sans la nommer dans votre question sur ma problématique actuelle de travail). C’est un domaine central dans l’industrie chimique depuis un siècle, crucial pour résoudre le défi énergétique et fascinant du point de vue historique, mais tout à fait méconnu du grand public il me semble.
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