Que signifie écrire, créer, publier pour les tout-petits ? Comment parler d’art aux enfants ? Comment donner accès à l’album jeunesse à un très large public ? Où va l’album contemporain, quelles sont les tendances qui se dessinent dans ce champ éditorial ? Le 13 juin, à Lyon, auteurs, illustrateurs, éditeurs ont été invités à débattre autour de la réalité de l’album et de la création pour la petite enfance.
Le 13 juin, à Lyon, dans le cadre de l’événement RéCréation – une « cité de la culture » ouverte aux enfants de tous les âges jusqu’au 29 juin – le groupe jeunesse du Syndicat National de l’Edition (SNE) a organisé, en partenariat avec la médiathèque de la Part-Dieu, une « rencontre avec les éditeurs de littérature de jeunesse » consacrée à l’album. Elle s’est adressée à tous les médiateurs du livre et à tous ceux qui considèrent le livre-jeunesse comme un outil essentiel du développement de l’enfant. Auteurs et illustrateurs, spécialistes du monde de l’enfance et de la littérature de jeunesse, éditeurs, directeurs artistiques, enseignants, bibliothécaires, documentalistes ont apporté leurs témoignages.
Représentés par le SNE, près de 400 éditeurs proposent des livres pour la jeunesse en France. Cinq titres Jeunesse ont enregistré des ventes supérieures à 100 000 exemplaires. La production éditoriale pour la jeunesse se caractérise par l’importance de son fonds, qui représente environ 35% du chiffre d’affaires réalisé chaque année. Dans ce paysage riche, avec près de 3 000 nouveautés par an, l’album occupe une place de choix dans les catalogues des maisons d’édition. Il montre le talent des auteurs des textes et des images.
Le livre introducteur à la culture dès 30 mois
Marie-Paule Thollon-Béhar, psychologue du développement, reconnaît à l’enfant une pensée différente de celle de l’adulte. Son propos vise à catégoriser les albums et à les mettre en correspondance avec les différents stades de développement du petit enfant, tout en soulignant l’importance de leur rôle dans le devenir de l’enfant. Au stade sensori-moteur (Piaget), le livre est d’abord un objet à manipuler et à mettre à la bouche. En carton épais, ou destiné au bain, il est un objet tactile, résistant, il fait du bruit… C’est dès les débuts du stade symbolique que le livre se distinguera de l’objet. La prise de conscience du lien entre objet et mot, image et mot, ouvre l’accès à la culture. L’imagier, très important à ce stade, renforce ce processus de pensée. Avec des albums comme « Où est Spot? », ou des albums « à volets », l’enfant prend conscience de la permanence de l’objet ou du personnage qu’il retrouve page après page, il accède au symbolique et devient capable de construire l’espace, le temps, la causalité. Les aspects affectifs, comme le stade oral, les angoisses de dévoration, sont évoqués dans « La petit ogresse » d’Anaïs Vaugelade ou « Riri le gros chat ».
C’est vers trente mois, lorsque l’enfant devient capable de différencier l’image du texte, que le livre prend tout son sens. Au delà de l’aire transitionnelle, quand la séparation mère-enfant advient, l’enfant créatif est introduit par l’adulte dans la culture. L’adulte, puisqu’il est un modèle de lecteur, joue un rôle primordial lorsqu’il choisit les livres, enveloppe l’enfant dans la lecture, lui propose un regard, partage ses émotions. Libraires, éditeurs, professionnels sont ici concernés. La diversité des livres et des propositions est à favoriser. Les mots de l’album n’étant pas ceux de la vie courante, le langage du petit enfant s’enrichit par imprégnation.
La création pour la petite enfance
« Comment êtes-vous venus à la littérature de jeunesse ? » et « avez-vous des lectures de jeunesse qui vous ont marqués ? ». Chacun, avec ses mots, donnera sa vision sensible de la littérature enfantine. David Laforgue (directeur artistique chez Flammarion) est initialement attiré par l’aspect visuel et la richesse des illustrations. Dans ses choix éditoriaux, il privilégie le plaisir – à lire lui-même un texte, et à le lire à un tout-petit – la simplicité et l’accessibilité, mais aussi l’intelligence. Pour lui, la matérialité de l’album, les questions du papier, de la solidité, du rendu des couleurs sont primordiaux. Ces critères visent à éveiller tous les sens : l’odeur du papier et de la colle, le goût du carton, les couleurs et les formes, le toucher du papier et des matières, le bruit de la page qui se tourne. S’il se montre intrigué par le livre numérique, il voit là une belle invention, tout en souhaitant rester vigilant car le livre numérique n’est pas un livre-objet permettant la manipulation nécessaire au développement de l’enfant. « Beaucoup de choses seront semblables entre livre-papier et livre numérique, mais des choix seront à prévoir. S’il n’existe pas encore de logiciel permettant de créer de façon autonome, la révolution qui s’amorce est semblable à celle qui s’est effectuée à l’arrivée de l’imprimerie. Une lecture nouvelle et de nouveaux lecteurs naîtront. Mais avec le numérique, ne perdra-t-on pas le livre-objet ? »
Astrid Desbordes (auteur et illustratrice –« Le dîner du grillon », « Le goûter des Pilepoil »- qui, après avoir étudié la philosophie, partage son temps entre édition et écriture) décrit les critères présidant aux choix d’un éditeur : s’il n’existe pas vraiment de choix par intention, c’est plutôt la rencontre avec un ton, un texte, une musique –un vrai coup de cœur – qui fait qu’un album sera choisi. Pour elle, la rencontre avec un album est avant tout individuelle, le livre choisi est celui qui touchera l’enfant, que l’adulte aimera lire avec lui. Le livre numérique, interactif, est intéressant à ce titre. Mais « ce qui comptera toujours, c’est une bonne histoire, ce qui est toute la difficulté ».
Benoît Charlat, auteur et illustrateur à L’Ecole des loisirs, n’aimait ni les livres, ni lire, lorsqu’il était enfant… Mais à l’arrivée des siens, l’observation de leur univers a été un moyen de créer, de « beaucoup s’amuser à écrire une histoire, faire un dessin ». Sa démarche répond à ce qu’il a envie de dire et « le retour venant de ses lecteurs donne un sens à ce qu’il fait ». La création numérique, pour lui inévitable, l’intrigue. Dans ce domaine, « beaucoup de choses sont à faire, mais il ne faut pas faire n’importe quoi ». Elle est « une très belle invention ».
Magdalena (auteur des albums de Bali et de plusieurs ouvrages parascolaires, directrice de la collection « Petites méthodes » aux éditions Retz) était dans son enfance passionnée par les pièces radiophoniques et, après un passage par le théâtre, a posté une première histoire, d’emblée acceptée. Elle avoue « écrire pour elle, d’abord dans sa tête, sans se poser de questions ». Lors de ses rencontres avec les enfants dans des classes, elle leur lit les brouillons de ses histoires, collecte les réactions des petits qui peuvent modifier son inspiration. Pour elle, un bon livre est celui qui sortira souvent de la bibliothèque. Le livre-numérique lui rappelle Mary Poppins, entrant dans l’histoire. Toute la vérité est contenue dans les mots de Jeanne Ashbé, qui a publié une quarantaine d’albums pour les tout-petits : « Ce qui compte, c’est la boucle qui va du livre à la vie et de la vie au livre ».
Sophie Van Der Linden, spécialiste de littérature jeunesse, montre grâce à des projections sur grand écran, un panorama des évolutions de l’album depuis les années 1980, pour arriver au paysage actuel. Quelques tendances peuvent être évoquées. Dans ces années-là, l’album narratif, de Quentin Blake ou Anthony Browne, où le trait prévalait, nous venait d’Angleterre ou des Etats Unis, apportant humour et impertinence. Avec « Chien bleu » de Nadja, la couleur vive commençait à s’imposer, vive, en contrastes, jusqu’à la totale disparition du trait. L’album s’émancipera de son public d’enfants, dans une logique d’universalité de la littérature, avec Anne Herbauts et la poésie contenue dans « Vague ». Des auteurs venant de la BD ou de l’art contemporain, comme Olivier Douzou dont« Jojo la mache » – une vache, mais pas n’importe laquelle – car extrêmement stylisée, connaîtra un tel succès que son auteur deviendra éditeur des albums du Rouergue. Le support devient une création artistique à part entière sous l’influence des graphistes new-yorkais, tels Richard Mac Guire pour « Le livre fou avec des trous ». Après un retour des livres illustrés par des « images-tableaux », l’album narratif revient avec le plaisir renouvelé de son humour et de sa langue lorsqu’ Anaïs Vaugelade nous conte « Quatre histoires d’Amir ».Nous voici parvenus à un croisement des genres.
L’album pour enfants est un lieu d’expérimentations infinies, véritable « laboratoire » pour l’édition de demain. Professionnels, enseignants, parents s’interrogent : Le livre-objet résistera-t-il au livre numérique ? De nouveaux supports, de nouveaux formats introduiront-ils de nouvelles narrations, de nouvelles manières de lire ensemble ?
Dominique Gourat
RéCréation, un projet sur le réseau des bibliothèques de Lyon