Suivre la pensée de Rousseau, philosophe et pédagogue, est-ce la dépasser ? Jeudi 28 juin, Vincent Peillon inaugurait le jardin philosophique du Parc d’Ermenonville, Parc labellisé « centre culturel de rencontre » pour ses activités de création axées sur la nature, la philosophie et les arts numériques. Le Parc rend hommage à Jean-Jacques Rousseau pour le tricentenaire de la naissance du philosophe. Découverte des installations numériques, parmi les espaces savamment ordonnés selon l’apparence du naturel, démonstration d’un atelier de philosophie avec des collégiens de Creil, le ministre, agrégé de philosophie, accompagné d’Yves Rome, président du Conseil Général de l’Oise, de Laurence Rossignol, sénatrice, et de plusieurs personnalités politiques locales, a pu exprimer les convictions républicaines et politiques que lui inspirent la pensée de Rousseau. Un discours de philosophe, mais aussi d’homme d’État profondément conscient des enjeux de sa mission.
Une irréductible tension entre éducation et politique
Parce que mieux que tout autre philosophe, Rousseau pose fondamentalement la question de la relation entre l’école et la République, Vincent Peillon s’est dit heureux de pouvoir s’exprimer à ce sujet dans ce lieu emblématique du Parc d’Ermenonville où le philosophe a vécu ses derniers jours. Comment refonder l’école de la République, et restaurer les fondements de la République à partir de l’école, puisque c’est ce que se propose en priorité le nouveau gouvernement ? Suivons la leçon de Rousseau, propose le Ministre de l’Éducation, ce peut être un bon guide, lui dont la pensée reste en perpétuelle inquiétude, loin des solutions systématiques et définitives. Si l’on peut s’inspirer de sa pensée, autrement que par un hommage à « des cendres froides, une langue morte ou un idéal perdu », c’est bien en cherchant chez lui la manière de penser l’irréductible tension entre l’individuel et le collectif, entre l’optimisme anthropologique et le pessimisme politique, entre la pensée de l’Emile et celle du Contrat Social.
« On ne crée pas d’hommes nouveaux »
Tout est posé, entre ces deux ouvrages, de la fracture entre idéal républicain et projet pédagogique, selon le Ministre. Pour Rousseau, le citoyen accède à la conscience politique déjà ployé par une éducation aliénante, dictée par un système d’organisation sociale toujours forcément dégradée. « On ne recommence rien à zéro, on ne crée pas d’hommes nouveaux », assène le Ministre, écartant la tentation des utopies naïves qui conduisent droit à l’échec et à l’amertume. Que faire alors, si le divorce est consommé entre la République réelle et ses propres principes, si le paradoxe d’un « homme né libre » et « partout dans les fers » signe l’achoppement de toute tentative de rendre vie aux idées humanistes des Lumières ? Certainement pas s’enfermer avec nostalgie dans la morne répétition des traditions, dit Vincent Peillon, mais y chercher la source dynamique, encore vive, de solutions nouvelles, comme l’ont fait en leur temps Condorcet, Michelet, Ferry ou Buisson. Rendre hommage à Rousseau, pour ces précurseurs de l’école républicaine, c’est d’abord chercher à dépasser la tristesse des apories de sa pensée.
Comment préserver la liberté en société ?
La République française, dans son histoire, dit Vincent Peillon, pourrait s’entendre comme une tentative constante pour répondre au problème posé par Rousseau : comment la République peut-elle préserver la liberté naturelle des hommes ? Comment endiguer la dégradation des relations et des consciences, qui nait de l’accumulation des différences et des concurrences exacerbées ? Comment faire par elle, comme le demande le Contrat social, d’un « animal stupide et borné, un être intelligent et un homme » ? Tel est par essence le problème républicain. La solution d’un législateur qui serait, par sa sagesse, plus qu’un homme ordinaire, l’homme providentiel qui donnerait la solution au problème d’une constitution juste, Rousseau n’y croit pas un seul instant, rappelle Vincent Peillon. Que reste-t-il ? L’éducation de l’homme par l’homme, guidée par la nature et les choses – mais l’Emile propose un modèle d’éducation individuelle, destinée à former un homme seul, un sauvage des villes, sans changer une société qu’on ne peut révolutionner. Ce modèle ne répond pas aux exigences du vivre ensemble.
Dépasser Rousseau pour opérer une « magie raisonnable »
Ce que voudront les continuateurs républicains de Rousseau, c’est inscrire une petite république au sein de la grande, éduquant les enfants selon ses valeurs. Si la société corrompt l’homme, l’éducation doit être le remède volontairement inscrit en son sein, comme marque de la volonté politique républicaine. Dès la Révolution française, il est revenu à l’école de fabriquer la République : aux enseignants, la mission de permettre que s’accouche la République de demain. « Seule l’éducation a pu opérer cette magie raisonnable : constituer la nation avant qu’elle n’existe, élever des citoyens quand la société républicaine n’en était qu’à ses balbutiements », souligne Vincent Peillon . « L’école de la République est autant le produit que la condition de l’existence de la volonté générale ».
Des conditions vues par Rousseau
Mais il y faut des conditions : conditions politiques, d’abord, de citoyenneté populaire et d’égalité active devant la loi ; des conditions morales, ensuite, prenant en compte cet « instinct divin » qu’est en chacun de nous la voix de la conscience, et qui prend naturellement forme de pitié (répugnance à la souffrance d’autrui) et d’amour de soi (juste appréciation de chacun par lui-même). Notions d’actualité, souligne Vincent Peillon, et éminemment éducatives : parier sur un principe anthropologique de pitié d’amour de soi, contre les violences de la rivalité et l’égoïsme aveugle, rien n’est plus contemporain. Conditions économiques, enfin, qui ont toujours conduit les républicains à lutter en même temps contre l’ignorance et contre l’indigence, qui empêchent pareillement de se rendre libre en société. Conditions pédagogiques, enfin, qui exigent que nul ne soit préjugé incapable d’apprendre et d’accéder à l’autonomie par l’éducation.
A retenir encore, d’une école républicaine inspirée de Rousseau, c’est qu’elle tient aux fondamentaux – lire, écrire, compter – mais pas seulement : elle en appelle aussi aux sens, à la sensibilité, à la culture et aux arts. C’est une école libérale, c’est-à-dire de la liberté, qui forme un homme complet (nos mains sont nos premiers maîtres de philosophie, disait Rousseau).
Une école qui s’est éloigné de ses principes
Toutes ces conditions sont indispensables au bon fonctionnement de la république et de son école, répète Vincent Peillon. Et s’il s’agit de la refonder, précise-t-il, c’est bien parce qu’elle s’est éloignée de ces principes. « Réconcilier pédagogie et politique, école de la politique et politique de l’école, c’est un idéal d’humanité pour une France qui sait regarder au-delà des frontières, une France que je souhaite retrouver avec vous ».
Jeanne-Claire Fumet
Les activités du tricentenaire de la naissance de Rousseau au Parc d’Ermenonville :
Focus : des collégiens de Creil au goûter d’Emile.
Rassemblé en un cercle sage autour de leur animatrice, Véronique Delille, une dizaines d’enfants du collège Rousseau de Creil était venu témoigner du travail d’une année de « Discussion à visée philosophique » à l’occasion de la venue du Ministre, le « Goûter d’Emile ». Contexte un peu surréaliste pour les élèves et leur intervenante, mais qui n’a pas empêché que se tienne avec un calme et une concentration remarquables, la discussion prévue. Parmi les thèmes proposés, les collégiens ont opté pour le bien, le mal, le nuisible : recherche d’hypothèses, exemples et contre-exemples, progression dans la détermination de critères d’abord implicites et qu’il s’agit d’élucider, les jeunes élèves ne se sont guère laissé troubler par la cohorte officielle qui s’est soudain abattue sur leur petit cercle.
L’animatrice, diplômée de philosophie et rompue à la méthode Lipman, n’est pas pour rien dans ce sang-froid : la qualité de son écoute et la pertinence discrète de ses reprises mobilise l’attention des jeunes interlocuteurs malgré le contexte difficile. Elle a rencontré Vincent Peillon avant les élections, pour lui présenter les méthodes de discussion philosophique alternatives à l’enseignement disciplinaire au lycée. Si elle est persuadée que ces pratiques ont un avenir, elle insiste aussi sur le dangers d’une pratique improvisée, sans formation préalable, qui peut engendrer des aberrations pédagogiques.
Intégrée au réseau Philolab, qui œuvre aux développement des Nouvelles Pratiques Philosophiques, Véronique Delille défend une approche méthodique et rigoureuse, très loin du simple « débat d’opinion » dont rêvent parfois les débutants philosophes. A suivre, peut-être, une expérience croisée avec l’enseignement « classique » dans une classe de lycée, pour aider à une meilleure connaissance mutuelle ?