Par Jeanne-Claire Fumet
20 après la création du premier Café Philo par Marc Sautet à la Bastille, Michel Tozzi publie une synthèse des recherches et des expériences alternatives à la philosophie académique : un foisonnement d’inventions à l’égard desquelles l’institution reste très mitigée, en dépit de quelques ouvertures hésitantes. Pourtant, l’évolution des publics et de la société fait peser sur l’enseignement scolaire de la philosophie une telle pression qu’il lui faudra, affirme Michel Tozzi, « s’adapter ou disparaître ». S’adapter au prix de renoncer à la « vraie » philosophie ? Que les enseignants s’investissent massivement dans ces nouvelles pratiques, remarque Michel Tozzi, et ils y apporteront eux-mêmes tout ce qu’il faut pour faire de la « vraie » philosophie. Une expérience à tenter pour remédier à une crise de fond ?
Des pratiques bien instaurées, mais encore méconnues.
Les Nouvelles pratiques philosophiques ont progressivement acquis à l’école et dans la cité une forme de respectabilité à laquelle elles n’aspiraient pas forcément à l’origine. Mais en dehors de moments phares, comme le succès du documentaire « Ce n’est qu’un début » sur une expérience de philosophie en maternelle, elles restent plutôt méconnues du grand public. On en retient surtout l’image flatteuse d’une « philo pour tous », aisée et abordable. Professeur émérite en sciences de l’éducation, animateur de café-philo et co-fondateur de l’Université populaire de Narbonne, Michel Tozzi l’un des principaux représentants français des courants alternatifs, fait le point sur 20 années d’expérimentations de toutes sortes : après un bref rappel du contexte d’émergence de ces pratiques « populaires », il dresse un état des lieux des NPP, d’abord à l’école, du primaire à la terminale, sans oublier les structures d’aide scolaire ou médicale aux élèves, puis dans la Cité : café-philo, banquet-philo, théâtre-philo, BD-philo, rando-philo, consultation philosophique ou encore philosophie en entreprise. En dernière partie, l’auteur revient sur la question du caractère authentiquement philosophique de ces pratiques, répondant aux objections les plus courantes, puis il pose les enjeux linguistiques et réflexifs de la démarche avant de souligner la dimension et la valeur citoyennes de ces pratiques et l’importance d’y former les enseignants. Émaillé de nombreuses références et d’exemples précis, l’ouvrage de Michel Tozzi ouvre largement les portes d’un domaine encore souvent ignoré des professionnels eux-mêmes.
Entretien avec Michel Tozzi
Après 20 ans, où en sont les nouvelles pratiques philosophiques ?
Michel Tozzi : Elles se diffusent très largement dans la société, à l’école et hors l’école : dans les espaces semi publics et les institutions, comme l’hôpital, les maisons de retraite, les prisons, les Maisons de Jeunes, les associations. Cela montre une vraie demande sociale de philosophie. Dans le domaine scolaire, on est encore loin du compte. Il faudrait construire une approche progressive qui commencerait dès la grande section maternelle, à l’âge des « pourquoi », et accompagnerait l’élève tout au long de sa scolarité. Cela supposerait aussi une formation des parents, qu’ils apprennent à reprendre les questionnements de l’enfant de manière cognitive et existentielle, pas seulement affective. Parce qu’on n’a jamais comblé les trous de l’angoisse existentielle par de l’affectif.
La question de la progressivité est-elle le principal obstacle à la philosophie scolaire ?
Michel Tozzi : De nombreux pays d’Europe ont commencé différentes formes d’enseignement précoce (morale, discussion) qui obligent à penser la philosophie en termes de progression raisonnée. En France, les TPE, l’ECJS ont permis de nouvelles approches. La possibilité de commencer dès la 2nde a l’avantage de rompre avec le paradigme français du cours de philo « couronnement des études secondaires » et exigeant une maturité psychique particulière. On commence à affronter le tabou de la progressivité par le biais de l’interdisciplinarité. On accepte de faire sauter le verrou de la « conversion de l’esprit » au savoir philosophique, qui demanderait les acquis de tous les savoirs antérieurs.
Est-ce parce que les élèves manquent davantage de maturité et de connaissances générales ?
Michel Tozzi : Non, les élèves ont des formes de maturité et de savoirs non scolaires à ne pas négliger. Beaucoup travaillent déjà, avant la fin des études, et ils ont accès à d’autres sources de savoirs, informatiques en particulier, qui concurrencent l’école et qu’elle pourrait davantage exploiter. Par ailleurs, il y a une demande sociale réelle de philosophie, même à l’école : les élèves de section professionnelle, par exemple en sont très demandeurs.
N’est-ce pas à cause d’un contresens sur ce qu’on attend de la philosophie ? Les exigences spécifiques de la réflexion rationnelle rebutent beaucoup d’élèves.
Michel Tozzi : Surtout quand on passe par l’écrit et la lecture d’œuvres classiques. On a tendance à dénigrer l’oral, en raison d’une prétendue « insoutenable légèreté ». On a l’impression qu’ils ne travaillent pas quand ils parlent. Mais on peut rendre la discussion formatrice, en l’organisant selon des dispositifs méthodiques, comme la DVP (Discussion à Visée Philosophique) : débat, partage démocratique de la parole, exigence d’argumentation, etc. Mais le problème réside dans la formation des enseignants : ils reproduisent les enseignements magistraux reçus à l’université, et qu’on leur demande de maîtriser aux concours. On reste sur le modèle du cours ou de la leçon qui font œuvre en elles-mêmes. Ce qui ne fonctionne pas avec beaucoup de classes, en particulier en Technique. Sans formation à la discussion, les profs de philosophie ne savent pas comment s’y prendre : c’est très difficile d’apprendre à animer un débat « sur le tas », sans la réflexivité ni la distance nécessaire.
Le ministère entend-il ce discours ?
Michel Tozzi : Il y a encore un fort esprit d’anti-pédagogisme de la part de l’Inspection et de l’APPEP (Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public) qui assimilent pédagogie et démagogie. L’idée de former les enseignants à des pratiques orales de discussion n’est guère entendue par les responsables du système scolaire. Elle est portée par une petite minorité d’innovateurs et par l’évolution du public, qui font évoluer progressivement les pratiques des jeunes enseignants. L’ACIREPh, l’association de professeurs la plus progressiste, a une analyse assez lucide de l’état de l’enseignement de la philosophie et s’efforce de lancer des chantiers en lien avec le GFEN, en gardant une exigence intellectuelle forte. Mais elle connait aussi ses débats internes : la philosophie dans la cité n’y fait pas l’unanimité, certains professeurs ne voient pas l’intérêt d’un élargissement hors du lycée.
En primaire, même si Luc Chatel s’est montré personnellement sensible au film Ce n’est qu’un début (sur une expérimentation en maternelle), il a opté plutôt pour le retour à la morale traditionnelle – avec la nostalgie de la phrase écrite au tableau noir, gravée dans les mémoires – même s’il a aussi prévu de « petits débats » pouvant s’appuyer sur la littérature enfantine. Mais les enseignants ne sont pas préparés à ce genre de pratique, les quelques formations en sont organisées par d’autres structures que l’institution.
Ces pratiques ne seraient-elles pas mieux accueillies dans des cadres extra-scolaires ?
Michel Tozzi : Ce serait dommage que l’école, qui est le lieu de la formation de l’individu, abandonne l’apprentissage de la réflexion. C’est une vraie éducation citoyenne, un instrument de prévention de la violence aussi. Mais c’est le développement hors de l’école qui finira par faire intégrer ces pratiques par l’institution. Le programme de 2008, pour cause de recentrage, a abandonné la demie-heure de débat réglé en classe et l’immersion dans la littérature de jeunesse ; mais les compétences inscrites dans le référentiel sont celles-là mêmes des pratiques de la DVP.
Il est important de former convenablement les étudiants à ce type d’intervention dans le cadre scolaire pour accompagner la demande sociale de philosophie. Cela peut contribuer à une citoyenneté réflexive, avec des contreparties au droit d’expression, comme le devoir d’argumentation, par exemple, pour éviter que le débat ne tourne à la démagogie ou à la doxologie. C’est un aspect politique important.
Quelles sont les perspectives actuelles pour les NPP en dehors de l’école ?
Michel Tozzi : Les projets territoriaux sont un axe de développement intéressant : le parcours Rousseau aux Salines d’Arc et Senans, le Parc Rousseau à Ermenonville, le travail de JC Pettier avec Ville-Ecole. Le développement de la philo-thérapie, inspirée des sagesse antiques (recherche de la paix de l’âme) telles que Pierre Hadot en dépeint les exercices spirituels, continue son cours. Il existe des consultations philosophiques, surtout dans les pays du Nord et en Amérique du Sud. Des colloques s’organisent pour en définir les modalités, distinctes du coaching ou de la thérapie psychologique. Un autre courant se développe en France, dans les réseaux d’aide, CMPP, RASED. C’est une forme de philo-thérapie du « care » (prendre soin) qui amène à reconsidérer les liens entre thérapie et philosophie. Ces liens se sont perdus avec l’évolution très spéculative et intellectualiste de la philosophie, mais ils ont existé.
Une consultation en pédo-psychiatrie fonctionne à Bruxelles, auprès d’enfants de 8 à 15 ans, en souffrance identitaire. La philosophe Marianne Remacle l’a ouverte à l’Hôpital Reine Fabiola à la demande de la responsable du service. On s’y adresse aux enfants non comme sujet souffrant, perturbé, mais comme interlocuteur valable, dont la parole a un sens sur les questions fondamentales de l’existence. Ce qui met en jeu l’universalité de la condition humaine plutôt que la contingence de la souffrance individuel – et qui produit des effets thérapeutiques de surcroit, même si ce n’est pas le but.
Quelles sont vos attentes pour les NPP dans les vingt prochaines années ?
Michel Tozzi : D’abord, que ce courant soit pris au sérieux à l’école, non pas comme la généralisation d’une « causette » sympathique mais comme une préparation des enfants à une réflexion approfondie. Ce qui supposerait bien sûr une formation digne de ce nom pour les enseignants. Encore faudrait-il que le corps des professeurs de philosophie s’investisse dans ces pratiques, plutôt que de s’en tenir au jugement que « ce n’est pas de la philo ». Qu’ils y viennent avec leurs exigences et ça le deviendra. Il faudrait pour cela qu’ils s’intéressent à ce qui se fait : avec l’ACIREPh, il y a des points de rencontre. Le colloque annuel des NPP à l’UNESCO organisé par Philolab est aussi une occasion pour se rencontrer et de découvrir ce qui existe. Les professeurs peuvent venir : l’entrée est gratuite et c’est le mercredi après-midi (prochain colloque en novembre 2012). .
Michel Tozzi – Nouvelles pratiques philosophiques – Répondre à la demande sociale et scolaire de philosophie – Editions Chroniques Sociales, mars 2012 – 352 p – 16,50€
Pour en savoir plus :
Le site de l’ACIREPh :
L’Association Philolab :
http://managerautrement.philolab.fr/
Les méthodes de philo avec les enfants :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/P[…]
Sur le site du Café
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