François Jarraud
C’était l’époque des CD Roms et du début d’Internet. Une poignée de pionniers construisaient un projet innovant, basé sur les TIC parce qu’elle » ne pouvaient qu’impulser des pratiques différentes en classe ». Thierry Lacheray revient sur l’aventure d’Anvie-la-Corbeline. Douze ans plus tard, l’innovation a du mal à trouver ses acteurs. Dans l’Ecole d’aujourd’hui, est-ce Anvie qui est fatiguée ou l’innovation pédagogique ?
Le projet Anvie a 12 ans ce qui est tout à fait exceptionnel pour un projet pédagogique. Peut-être pouvez-vous en rappeler les débuts et les objectifs ?
ANVIE, comme toutes les grandes et longues aventures amoureuses, démarre sur un coup de foudre ! Didier Tremblay et Jean-Yves Fréchette viennent à Caen, en 1998, présenter leur concept PROLOGUE : un village québécois, vivant en 1852 et dont les habitants correspondent avec des élèves du XX ème siècle ! Nous étions quelques uns à rechercher depuis 4 ou 5 ans à donner du contenu pédagogique à cet Internet naissant.
Les TICE, pour nous, ne pouvaient qu’impulser des pratiques différentes en classe, une pédagogie active et coopérative, un maître scrutant le travail de l’élève « par dessus l’épaule ».
C’était fait, nous allions construire un village normand ! Le ministère de l’Education Nationale, investit 50 000 francs dans l’achat de l’outil de gestion (la « coquille »). Ensuite, tout va très vite.
· 18 convaincus de la première heure se consacrent à la création de personnages : nous avons défini un cadre historique mais l’imagination est de rigueur ! Chacun s’investit à sa manière en inventant des personnages affectivement très proches. Quelques exemples : Félicien est le grand-père de son créateur ; j’écris le personnage de Prudent, terre-neuvas à l’image de ma famille de l’époque ; Nicolas, le plus agréable ami que j’ai jamais rencontré, fabriquera le personnage peu sympathique d’Hildevert Le Hablon….
· l’association ANVIE est créée en novembre 1998
· un poste à plein temps est attribué par le ministère pour la gestion et le développement du concept. On me confie la tâche en avril 1999.
· les premières classes s’inscrivent à titre expérimental pour l’année scolaire 1999/2000
La magie du concept ANVIE (Apprendre sur le Net avec les Villages Interactifs Educatifs) est de mettre en correspondance des élèves du XXIème siècle avec les habitants de ce petit village normand en 1866-1867. Cette époque est une charnière historique du développement industriel, économique et financier et les Anvieux en sont les témoins et les acteurs.
Le développement des compétences visé par le concept ANVIE se situe prioritairement dans le domaine de la maîtrise de la langue mais les ambitions transdisciplinaires de ces échanges épistolaires ne sont pas masquées.
Le caractère uchronique de la situation et la nécessité d’apporter des réponses fiables et explicites aux correspondants d’Anvie La Corbeline motivent la recherche historique, apprennent à étayer une pensée et finalisent la production écrite.
Dans les premiers courriers, le discours des élèves repose sur des convictions et des présupposés. La confrontation de ces convictions et de ces réalités avec celles du correspondant qui n’a évidemment pas les mêmes références, pousse les élèves à rechercher de l’argumentation et à expliciter : quelles sont les activités, les pratiques, les techniques qui résistent au temps ; celles qui disparaissent et pourquoi ?
Les outils TICE participent à ces recherches : examiner la véracité d’une information, valider les sources, croiser les points de vue et les témoignages…
Les animateurs bénévoles s’attachent à faire réfléchir les élèves sur ce quotidien qui n’est pas le leur. La force de ce village imaginaire est qu’il se situe également, heureux hasard, au cœur des événements : Joseph Donnadieu fut un fidèle grognard de Napoléon 1er ; Félicien a été chassé de Paris par les évènements de 1848 ; Pierre-Laurent a recueillit Claude Monet sur les quais du Havre en 1866 ; Prudent voyagera avec Jules Verne sur le Great Eastern en avril 1867 ; Désiré fait partie des 5 000 instituteurs invités par l’Empereur à l’Exposition Universelle ; Hippolyte est ami avec Gustave Eiffel qui essaiera de réparer le SCAF ; Alcide correspond avec Théophile Gautier, Bernard, notre orphelin, rencontrera Hector Malot (un voisin qui écrira plus tard « Sans Famille »), …
Depuis comment a-t-il évolué sur le terrain pédagogique ? Avez-vous une idée de l’efficacité scolaire du dispositif ?
Le principe d’ANVIE est de fournir des outils, de conseiller des pratiques, de proposer des pistes mais en aucun cas d’imposer des démarches. La seule réelle contrainte est d’assurer la régularité de la correspondance : derrière les personnages se cachent des animatrices ou des animateurs qui sont très impliqués et donc impatients de lire les courriers des élèves.
La place d’ANVIE dans la classe est très diverse :
· utilisation réduite à la seule correspondance
· lecture régulière de l’hebdomadaire d’Anvie La Corbeline « la Feuille de chou » (en classe et maintenant de plus en plus à la maison en partageant avec le cercle familial)
· outils de validation du B2i
· nombreuses pratiques diversifiées : visites de sites et de musée (Orsay, Giverny, …. Anvie), marionnettes, mise en scène théâtrale, construction de maquettes du village, film de fiction, danse populaire, jeux collectifs en E.P.S. (la Soule !)…..
Nous avions demandé à l’équipe de Thierry Piot (Sciences de l’éducation – Université de Caen) d’évaluer le dispositif. Cette démarche nous a conduit à participer à une recherche nationale pilotée par l’INRP entre 2002 et 2003 (1).
C’est à travers les courriers des élèves que nous trouvons la preuve de la pertinence de notre concept. 6077 courriers ont transité par notre SCAF depuis septembre 1999 ! Quelques témoignages (écrits et sonores sont sur http://anvie.pedagogie.ac-caen.fr/ ). Nous comptions sur le corps de l’inspection pour nous apporter une évaluation institutionnelle mais quand il est question d’ANVIE dans les rapports d’inspection, c’est toujours très discret et fort peu argumenté.
En 12 ans qu’avez-vous appris sur ce sujet et sur le fonctionnement de l’institution ?
ANVIE a eu 2 phases, une que je qualifierais de glorieuse de 1998 à 2002 et la deuxième plutôt somnolente après 2003 …..
La carrière publique d’ANVIE a commencé avec une participation aux Etat Généraux de la lecture et des langages à Nantes en mai 1999. ( http://www.liberation.fr/societe/0109281229-mieux-compren[…]). Ce fut l’occasion de rencontrer Luc Cedelle qui, séduit par le concept, nous écrira un article qui nous a bien fait connaître dans le Monde de l’Education. Les rencontres nationales et internationales se sont succédées : Québec (AQUOPS), Université de Milan, Festival de Semur en Auxois, Limoges (IUFM), Parthenay 2000, Soest (Allemagne), Bordeaux (ANA@E), ROUEN (CRDP), Branferey (APPLE),Ivry (IUFM), Lille (CNIRS)……
Les chaînes nationales de télévision ont assuré des reportages en classe et de longs entretiens. Le point d’orgue fut une réception, en mars 2002 au ministère, dans le cadre des projets innovants. Dès que Gabriel Cohn-Bendit m’en laissa l’occasion, j’abordais Jack Lang pour lui parler d’ANVIE et surtout des moyens de développer et pérenniser le concept. La réponse fut prémonitoire : « Votre poste est certainement plus pérenne que le mien ! ». Et le 21 avril……
Le changement de majorité eut pour conséquence immédiate la disparition du CNIRS (Conseil National de l’Innovation et de la Réussite Scolaire). Manifestement, l’innovation n’était plus au goût du jour et une reprise en main s’annonçait ! Privé d’inspection pendant 13 ans, mon indice fut bloqué…. sans parler de multiples mesures vexatoires. L’échec des grèves de 2003 à propos des retraites contribue au désabusement des enseignants novateurs. La mission ANVIE se vit réduite à un mi-temps puis, en 2003 à un quart-temps. On me trouvait une mission « Evaluation » comme lot de consolation….. mission que je ne tarderai pas à refuser pour reprendre un poste de maître d’adaptation. Je gère ANVIE sur mon temps libre depuis 2005… Mais mieux vaut faire ANVIE que pitié !
Dans les classes, l’ordinateur devient l’instrument de l’institution (évaluations, tableaux, « mail » pressants et envahissants, gestion de « Base Elèves »….) et me semble perdre son rôle d’outil pédagogique innovant. La suppression de la classe du samedi matin fait disparaître ce moment privilégié de la semaine qui fut souvent consacré à des activités « annexes » : correspondance, conseil de coopérative, rencontre avec les parents,….).
La fin de ma carrière a été marquée par une retenue de salaire d’une journée : avec l’autorisation de ma hiérarchie, je suis allé présenté ANVIE au Forum de l’Innovation à Roubaix. Congé sans solde ! A Dax, l’an dernier, je fus « autorisé avec traitement »….
Les élèves de 2010 ont tout un tas d’objets (smartphones, tablettes etc.) peu répandus a l’origine de pratiques nouvelles (facebook, vidéo etc.). Pensez-vous faire évoluer Anvie vers ces nouvelles pratiques ?
Non ! ANVIE se définit comme un outil pour faciliter et banaliser l’expression écrite. Le modèle « lettre » est exigé car le seul compatible avec la culture de nos Anvieux ! Bien des élèves nous réclament, au début, de pouvoir envoyer des images : quoi de plus facile pour expliquer le skate à Bernard que de coller un clipart ! Non, il faudra décrire et illustrer par la langue ! ANVIE, comme je le disais plus haut, induit des pratiques dans les classes et ces pratiques amènent à l’utilisation d’outils actualisés . Pas question de communiquer avec Alcide Longuepige sur Facebook mais il sera ravi qu’on lui décrive l’outil !
Un projet pédagogique en principe dure 1, 2 ou 3 ans. Comment expliquez-vous la longévité d’Anvie ? N’y a-t-il pas un risque d’assèchement ?
Assèchement il y a puisque de 960 élèves en l’an 2000 nous sommes à 60 cette année ! La longévité d’ANVIE s’appuie sur les enseignants qui nous sollicitent et j’espère que cet article en fera venir en nombre ! ANVIE, c’est pour ses créateurs des dizaines d’heures de recherches historiques, pour les marionnettistes des centaines d’heures d’écriture, pour nos deux illustrateurs (Genevieve et Jean) des moments inoubliables, …. il nous a semblé qu ‘ANVIE méritait de perdurer. Une grande ambition était d’exporter le concept afin d’aider au développement d’autres villages imaginaires en d’autres lieux et d’autres époques ! Avis aux amateurs et qu’on se le dise !
Thierry Lacheray
Entretien François Jarraud
Pour aller à Anvie-la-Corbeline (à pied ou en ballon)