Comment les professeurs de SES s’approprient-ils le nouveau programme de seconde ? Plus qu’un programme, c’est une reconfiguration de la discipline qui devient « enseignement d’exploration ». Une position qui donne plus de liberté aux enseignants dans leurs approches mais qui interroge aussi sur la préparation à la filière ES.
Par Hélène Hétier
Forts de l’histoire de 40 ans de Sciences Economiques et Sociales (SES), avec 20 ou presque 40 élèves devant eux, avec ou sans heures en demi-classe, avec ou sans livres ou matériel moderne dans la salle, avec dans des cas extrêmes treize classes de seconde à mener de front, ils sont partis en exploration. En enseignement d’exploration bien sûr, puisque les Sciences Economiques et Sociales ont ce statut depuis cette rentrée 2010.
Et moi je les regarde dans mes jumelles, mes collègues explorateurs. Professeur de SES comme eux, il se trouve que je n’ai pas de classe de seconde cette année. Alors, depuis mon poste d’observation, je leur ai demandé de me dire comment ils défrichent le terrain, la forêt vierge, l’inconnu : le nouvel horaire de 1h 30 au lieu de 2 h 30 pour les élèves, le programme contesté, amendé puis publié en fin d’année dernière, le statut inédit de notre discipline en seconde.
Pour le compte du Café pédagogique, je leur ai posé ces questions : « Qu’avez-vous mis en place? Qu’envisagez-vous de faire? Qu’est-ce que ça change? ».
Programme et course contre le temps
Tout de suite , un casse-tête : comment faire tenir beaucoup de notions nouvelles dans un horaire réduit ?
Frédérique Cool a choisi d’aborder les choses de la manière la plus large possible – donc de traiter a priori l’ensemble des questions sans se cantonner aux notions prescrites. Par exemple, dans le chapitre emploi et formation, elle présente les catégories socioprofessionnelles. « Comme le temps alloué à chaque notion est court, j’essaie de gagner du temps sur la prise de note. J’ai donc prévu un poly à trous par chapitre, qui propose au fil du cours, les documents sur lesquels nous travaillons (nous ne prenons plus de livre en seconde), où l’on pourra rapidement noter l’essentiel . Je présente mon cours par powerpoint pour dynamiser les choses et éviter l’indigestion… Tout n’est bien sûr pas encore au point ! ».
Guy Démarest a bien essayé de construire des séquences d’1h30, et ce en élaguant le manuel retenu : « Mais en réalité, on a fait la moitié de ce qui était prévu, et idem pour les collègues. » Il conclut : « cela se confirme : ce programme est infaisable dans le temps imparti. ». Il lui faudra donc en faire moins que prévu, en s’imposant après deux heures de cours dialogué sur documents et une heure de débat, de passer à la séance d’1h30 couplant révision et évaluation.
Pour sa part, Nicolas Kemoun a fait le choix de « privilégier les thèmes et notions qui emportent traditionnellement l’intérêt des élèves, mais aussi des thèmes essentiels à la formation du citoyen ». De même, Aleth refuse de s’interdire de permettre aux élèves de faire des exposés ou de poser toutes les questions qui les intéressent, même hors programme, celui-ci la contraignant de toutes façons à « tout traiter en surface ». Nicolas Kemoun a donc décidé de prendre ses distances avec le programme « imposé par le ministère, sans évaluation du programme précédent et comportant une évolution de notre discipline néfaste pour nos élèves ». Il commencera ainsi par un chapitre portant sur « socialisation et culture », abordant les notions de distinction nature/culture , socialisation, socialisation différentielle en fonction du genre, PCS, capital culturel et réussite scolaire. Il prévoit ensuite d’aborder la production de richesses, le revenu et la consommation, l’emploi et le chômage, et même un peu de sociologie politique avec la sociologie du vote… Mais il ne se fait pas d’illusions : « avec l’horaire imparti, il est certain qu’il ne sera pas possible de traiter l’intégralité de ces thèmes. »
Des collectifs d’explorateurs créatifs
Quels que soient les chapitres de programme évoqués, l’innovation en seconde semble, quand c’est possible, s’annoncer comme une affaire d’équipe.
Ainsi Martin et ses collègues vont-ils mutualiser davantage leurs pratiques. Même s’ils ne l’ont encore testé que sur leurs propres enfants, ils ont inventé un jeu sur le revenu et ressentent « un effet positif inattendu de la réforme: plus de travail d’équipe et plus d’envie de faire des innovations pédagogiques. Il faudra voir à l’usage… ».
A propos de la consommation, Thomas Blanchet et ses collègues de l’école des Pupilles de l’Air de Grenoble vont « partir des représentations qu’ont les élèves d’un objet qu’ils possèdent (téléphone portable, sac, agenda,..) et découvrir leur motivation. ». Ensuite, une phase de stabilisation introduite par un texte devra conduire à un questionnement des élèves sur les déterminants de la consommation, censé leur donner envie de mieux comprendre. Une préoccupation constante des enseignants de SES, et partagée par Nicolas Kemoun : « Pour les élèves, comprendre que nos actions s’inscrivent dans un environnement social, que les phénomènes sociaux sont construits doit leur permettre de prendre de la distance vis-à-vis de leurs propres actes et représentations ». Ce qui permettra enfin à Thomas Blanchet de passer au travail sur quelques documents statistiques et textes. Le travail sera souvent réalisé en groupe, et devra permettre de commencer à travailler la rédaction et l’analyse de document.
Travail en commun toujours, mais à une plus grande échelle : dans l’académie de Grenoble, Pascal Binet va, pendant les six premières semaines, faire préparer à ses classes une affiche publicitaire pour un produit qui intéressera des adolescents. Il faudra utiliser les motivations habituelles du consommateur (prix, qualité, effet de signe) pour rédiger les slogans, choisir des « visuels » adaptés. Les groupes de trois ou quatre élèves vont devoir rechercher les motivations du consommateur au travers de différentes activités avant de se lancer dans la réalisation du projet, faire un petit jeu de rôles sur les problèmes de la consommation (développement durable, travail du dimanche…) . En fait, Pascal Binet adhère ici à un choix pédagogique construit par un inspecteur, Jean Fleury, et le groupe de formateurs en SES de l’académie de Grenoble, coordonné par Laurent Tarillon . Tous les enseignants de SES de l’académie volontaires pourront être formés dans cette optique.
Quelle articulation entre enseignement d’exploration et accompagnement personnalisé ?
Dans certains établissements, les professeurs de SES participent aux deux heures d’accompagnement personnalisé des élèves de seconde. A la Réunion, c’est le cas d’Henri de Caceres, qui jusqu’en octobre va initier un petit groupe de 9 élèves au maniement des outils statistiques de base. Sont-ils nombreux dans son cas ?
Evaluer en tâtonnant
Le statut d’enseignement d’exploration qui n’est pas adossé à une ou deux matières du tronc commun, qui devient ensuite matière dominante en série ES, et dont le programme est constitué de notions nouvelles pour les élèves, rend particulièrement délicate la question de l’évaluation.
Pour Sylvie, même si « c’est assez flou », il y a là une occasion d’en profiter pour changer le mode d’évaluation . Après la présentation des notions et l’étude de dossiers sur chaque chapitre, une synthèse, guidée mais faite en classe par les élèves, leur servira d’évaluation. Pendant ce temps, chez Pascal Binet, ce sont aussi les élèves d’une classe qui évalueront les productions des élèves de son autre classe, « pour épargner les ’images de soi ‘ », dit-il. Il leur faudra établir un classement argumenté des travaux réalisés.
Guy Démarest, lui, a tout prévu en détail : deux fois par trimestre, « le test sera constitué : 1/ d’un exercice sur les pourcentages, les indices, … 2/ de QCM ou schémas à compléter pour vérifier la compréhension et l’assimilation du cours et 3/ d’une question à rédiger, qui prendra du poids dans la notation au fur et à mesure de l’année ».
A l’école des Pupilles de l’Air de Grenoble, Thomas Blanchet bénéficie de conditions particulièrement favorables. Avec des groupes de 20 lycéens, il va pouvoir évaluer par compétences, collectivement et individuellement, plusieurs fois durant chaque séquence (ce qui ne l’empêchera pas de faire un devoir surveillé aussi). S’ils étaient entassés à 38, de 17 heures à 18 heures 30, comme dans la classe de Dominique, ce serait sans doute bien plus acrobatique.
D’ailleurs, pour Aleth, la course contre la montre signifie que la seconde ne pourra pas constituer un socle d’acquis sur lequel s’appuyer en première ES, alors que la discipline y est obligatoire. Elle s’interroge sur la hiérarchie des bacs sous-jacente : « Imagine-t-on un élève passer en S sans avoir été évalué correctement sur le programme de Physique? ». Victor appuie : « Vont-ils prendre au sérieux cet enseignement qui ne permet pas d’influer sur leur orientation ? », et pense que l’imagination des enseignants risque d’avoir peu de poids quand les calculs utilitaristes prendront le dessus en cours d’année.
Bien sûr, ces témoignages de rentrée qu’ont pris le temps de me transmettre quelques membres de l’APSES ( Association des Professeurs de Sciences Economiques et Sociales) ne sauraient prétendre représenter toutes les situations vécues. Après une traversée de huit mois, il sera certainement nécessaire de mesurer comment, dans tous les lycées de France, les Indiana Jones de l’enseignement d’exploration de SES auront vécu toutes les nouveautés de cette année scolaire. Après tout, l’évaluation ne vaut pas que pour les travaux des élèves !
Car pour l’instant, entre écueils, incertitudes et contraintes variées, mes collègues explorateurs en sont juste à partir à l’aventure pour tenter ce qui apparaît comme une gageure, en faisant le pari de l’intelligence collective. Merci à eux d’ouvrir la voie. A la fois circonspects et créatifs, riches de leur diversité et libres, quand même et toujours, libres.
Hélène Hétier