Par Jean-Michel Le Baut
Le complexe d’Arlequin relève d’un genre ancestral : l’éloge paradoxal, autrement dit un exercice de pensée et de style par lequel on célèbre ce qui est d’ordinaire réprouvé. Erasme a chanté la folie, Sganarelle, glorifié le tabac, Lafargue, exalté la paresse, Gilles Achache quant à lui fait l’« éloge de notre inconstance. »
Notes de lecture sur un essai de Gilles Achache
Le complexe d’Arlequin de Gilles Achache, Ed Grasset 2010.
A travers cet essai provocateur, le philosophe s’attaque au discours qui domine dans les ouvrages à la mode des penseurs réactionnaires, dans les opinions convenues de certains éditorialistes, voire dans les propos parfois fatigués des salles de professeurs. Comme Arlequin en amour dans La double inconstance de Marivaux, l’individu moderne serait infidèle et changeant dans tous les domaines (relations humaines, émissions de télévision, marques commerciales, objets culturels et artistiques, choix électoraux…), ce qui le rendrait inapte à l’amour, à la pensée, à la morale, à la politique. Le zapping serait devenu, selon certains, notre affligeant rapport au monde.
Gilles Achache dénonce cette vision catastrophiste des choses.
Il souligne d’ailleurs combien le mépris à l’égard d’Arlequin est, déjà chez Marivaux, un trait de classe, qui révèle le sentiment d’appartenance à une aristocratie sociale ou intellectuelle.
Il montre surtout, en explorant ses manifestations diverses, combien l’inconstance peut être une vraie richesse.
Par exemple dans le rapport aux médias. L’auteur rappelle que le téléspectateur zappeur cesse de subir passivement un flux d’images pour affirmer ses choix et se défaire de l’emprise de ceux qui cherchent à capter son « temps de cerveau », pour reprendre la célèbre formule de Patrick Le Lay. Selon le type de programme observé, il change ses attentes et son point de vue, développe une véritable intelligence des images, acquiert une aptitude à changer de rôle à volonté pour mieux aborder la vie sociale. « Il sait que son expertise dans le jeu du zapping, la possibilité toujours ouverte d’aller voir ailleurs dans une offre de médias abondante et diversifiée, sont la meilleure garantie de sa liberté. »
Il en va de même dans la culture. Gilles Achache rappelle combien l’éclectisme des goûts est désormais établi, permettant à chacun de transgresser les frontières entre les cultures savantes et populaires, d’aimer à la fois John Coltrane et Britney Spears, de passer des Editions de Minuit à la Série noire, d’effacer même peu à peu les hiérarchies et les distinctions entre les genres et les styles pour les renouveler. Il dresse un intéressant « portrait de l’artiste en jeune DJ », celui qui loin de la figure sacralisée de l’auteur crée dans l’expérimentation, le recyclage, le mélange, la recherche de l’événement et de l’interaction avec le public. Il montre combien les œuvres qui en sont issues se révèlent inventives et complexes : comme dans les romans d’avant-garde, certaines séries enchevêtrent les intrigues, multiplient les personnages, favorisent des héros ambigus ; comme dans les jeux vidéos interactifs, certains films, de Usual suspects à Mulholland Drive, reposent sur « l’expertise du joueur à en tirer le meilleur parti »[i], exigent du spectateur une attention et une réflexion intenses pour démêler les fils et reconstituer le sens.
« Arlequin n’est ni un barbare, ni même l’annonciateur de la barbarie qui vient. S’il doit être un symptôme, c’est de notre capacité à inventer les significations qui accompagnent le devenir efflorescent du monde que nous suscitons et, bon an mal an, à nous permettre de l’habiter. L’inconstance d’Arlequin est à la fois le produit et la réponse que l’individu moderne apporte à la complexité du monde. »
Quel enseignement l’école en général et l’enseignement du français en particulier peuvent-ils tirer de ces analyses ?
L’ouvrage de Gilles Achache est particulièrement stimulant parce qu’il invite à ne pas se ranger du coté des pleureuses, à considérer que la passion de l’éphémère qui caractérise nos élèves peut être un talent, à exploiter ce trait de caractère pour faire fructifier les capacités qui en découlent.
On peut ainsi faire le pari que les adolescents seront particulièrement sensibles à une littérature aussi « patchwork » que l’habit d’Arlequin, et dès lors choisir de leur faire goûter les formes courtes, les structures éclatées, l’écriture fragmentaire, plutôt que des œuvres massives et linéaires…
On peut aussi imaginer des dispositifs où l’élève (re)trouvera le plaisir du texte en faisant de la lecture un vrai travail de montage. Les « digital natives » aiment couper-copier-coller : cet usage peut devenir une pensée, un moyen d’exercer pleinement son esprit critique, comme en témoigne souvent la remarquable émission Zapping de Canal, cet usage peut même devenir un art, une création véritable, comme en témoignent certaines œuvres de Jean-Jacques Schuhl, Jean-Luc Godard ou Pippo Delbono. Ne faut-il pas aussi favoriser le bonheur de l’écriture en travaillant l’art de la concision autant que celui du développement ? Ne peut-on pas encore aider les élèves à enrichir leur culture en parcourant avec eux l’intertextualité plutôt qu’en passant des heures à analyser un texte ? La première partie de l’épreuve écrite de français au baccalauréat, qui invite à comparer, à saisir des ressemblances et des différences entre divers documents, apparaît bien désormais plus pertinente (et donc à valoriser davantage ?) que certains exercices canoniques et sclérosés proposés dans la seconde partie de l’épreuve…
On peut enfin rêver d’éclater davantage l’école. Si la télécommande permet de se libérer des grilles de programmes télé, si dans l’art moderne la peinture est sortie du cadre du tableau, si avec internet l’écriture et la lecture échappent à l’objet-livre, si de plus en plus de créations artistiques se dématérialisent, combien de temps faudra-t-il encore attendre pour qu’on cesse d’enfermer le savoir et les élèves dans l’espace d’une salle de cours, dans le carcan d’un emploi du temps figé pour la journée, la semaine, l’année, dans la séparation des matières, des classes et des filières ?
Certes l’école manquerait à ses devoirs si elle n’apprenait pas aux élèves ce qui leur manque, si elle ne les initiait pas à cette lenteur qui permet d’accéder à la connaissance et à la réflexion. Mais l’école manquerait à ses pouvoirs si elle ne tenait pas compte de ce que sont aujourd’hui les élèves, si elle n’exploitait pas cette « inconstance » qui elle aussi permet d’aller vers la culture, avec bonheur et intelligence.
Pour mémoire, rappelons le travail mené sur des blogs pédagogiques par de nombreux professeurs de lettres :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2009/sdp09_francais_Ete2009Etedusurf.aspx