Joël Briand, maître de conférences en mathématiques – IUFM d’Aquitaine
J’ai écrit ce texte à la suite de quelques conférences pédagogiques effectuées cette année à l’école primaire. Lors de ces rencontres, j’ai pu constater à la fois la fréquence de certaines questions liées aux programmes, à la nature des savoirs enseignés, aux évaluations, au manque de temps pour enseigner, mais aussi une curiosité toujours là à propos de l’enseignement des mathématiques. Ce texte, sans doute un peu touffu prétend faire une sorte de synthèse de ce qui s’est souvent débattu lors de ces rencontres.
Préambule
Dans l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, on distingue au moins deux types de contraintes :
– La première est celle des savoirs à faire acquérir. Quels contenus mathématiques doit on enseigner à des élèves du début de la scolarité obligatoire ?
– La deuxième est celle de la façon de les enseigner.
Les programmes de l’école primaire ont toujours pris en compte ces deux contraintes. Issus de tensions multiples, ils encouragent souvent une démarche « constructiviste » d’acquisition des savoirs mathématiques tout en imposant l’acquisition de savoirs quelque fois « datés » ou/et très complexes (complexes : par exemple le produit de deux nombres décimaux). Les modifications devenues trop fréquentes des programmes de l’école primaire me semble être un signe de fébrilité d’une société. Ces programmes, surtout ceux de l’école primaire, sont de plus en plus exposés à la société toute entière, sans précaution : chacun donne son avis, exprime ses préconisations. La conséquence est que les enseignants concernés sont un peu désorientés. Par ailleurs, les évaluations tendent à faire en sorte que les professeurs se centrent presque exclusivement sur l’évaluation des savoirs (en fin d’apprentissage) en venant à négliger l’évaluation de l’évolution des connaissances (en cours d’apprentissage) qui émergent.
Devant cette tous ces faits, comment conserver sang froid et enthousiasme ?
Programmes et conservatismes :
Les programmes :
Ils sont encore plus qu’au collège et au lycée le résultat de pressions diverses émanant de ce qu’Yves Chevallard appelle non sans humour « la noosphère » (éty : le groupe des gens qui savent). Cette noosphère est constituée de plusieurs composantes. On peut citer de façon non exhaustive l’Académie des sciences, l’Inspection Générale, les mathématiciens, les professeurs de mathématiques, les chercheurs en didactique des mathématiques, les sciences de l’éducation, les auteurs de manuels, les éditeurs scolaires, mais aussi tel ou tel personnage public qui, pour une raison ou une autre, sera amené à donner son avis sur la question.
Pour construire les programmes, le ministère de l’Éducation Nationale fait tantôt appel à des équipes constituées de personnes impliquées dans l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, tantôt à une seule personne ou un groupe restreint pour construire les programmes. Il n’y a pas de procédure définie. In fine, c’est le ministre qui décide, après aval de la commission nationale des programmes. Mais les programmes étant devenus très exposés, y compris médiatiquement, les chances de les voir évoluer en s’appuyant sur des résultats de recherches plutôt qu’en voulant faire consensus se réduisent.
Les occasions manquées
En fait, la plupart du temps, le courage politique manque pour relayer des résultats connus depuis longtemps. Je prendrai un exemple parmi d’autres : au cours des années 70-80, des recherches ont montré que l’algorithme « per gelosia » de la multiplication, même enseigné de façon transmissive, permettait l’amélioration des performances des élèves de CM2 de façon significative. Cet algorithme faisait d’ailleurs la page de couverture des manuels ERMEL du cycle élémentaire tome 2 lors de l’édition. 1978. Mais ce travail s’est perdu, au gré des modes, et les jeunes collègues rencontrés lors de conférences pédagogiques ignorent l’existence même de ce procédé et les améliorations des performances des élèves qu’il permettait d’observer. D’autres s’en souviennent comme d’un « bel exercice » de formation bien vite oublié fasse aux « réalités du terrain »…
On pourrait citer d’autres exemples : pourquoi ne pas préconiser l’algorithme de la soustraction « à la russe » qui est proche du calcul réfléchi et qui permet un entraînement à l’utilisation de la numération. Par exemple, pour effectuer 123-87, penser que cela revient à 126-90, par conservation des écarts, ou 136-100 donc à 36 conduit à une opération plus fiable que d’avoir à travailler sur la soustraction posée qui obligera ici à travailler deux retenues. Difficile ? Non, à condition qu’en amont les nombres aient été travaillés dans leur représentation topographique sur la file numérique afin que les termes « être proche de », « être à côté de », « être entre », « avoir le même écart »… qui sont issus du langage spatial aient pris du sens.
Mais hélas, les contenus à enseigner à l’école primaire sont plus régis par des effets de mode que par des améliorations d’ingénieries.
Un peu d’histoire
Et la liste pourrait s’allonger des occasions perdues. Petit rappel historique : la façon de dire les nombres (décomposition auditive) (soixante dix qui évoque 60+10, quatre vingt qui évoque 4×20, quatre vingt dix qui évoque 4×20 + 10, restes sociaux d’une « base » vingt) constitue un obstacle à la construction de la numération. Condorcet avait déjà pointé cet obstacle et s’élevait contre cette façon de « parler la numération ». Il proposait de dire « dix un » « dix deux », etc., comme on dit « dix sept », et « duante » (au lieu de « vingt ») pour rappeler deux dizaines comme cela se fait pour « trente », « quarante ». Tout aussi logiquement, il préconisait « septante », « octante », « nonante ». (ci contre une partie de la préface de l’ouvrage posthume (1799) de Condorcet « Moyen d’apprendre à compter sûrement et avec facilité » qui fait référence à la leçon n° 2 du manuel). N’oublions pas que le système métrique s’est imposé en France parce qu’un système politique (1795 la convention nationale) avait eu le courage d’imposer un outillage qui allait permettre à un grand nombre de personnes de maîtriser la mesure (et aussi de centraliser le pouvoir et de limiter les fraudes…). Il est vrai que c’était le siècle des lumières.
A la même époque, Condorcet préconisait pour les enfants un procédé de calcul de la soustraction d’une grande modernité : (intercaler un nombre muni de « plein de 9 »)
Ce qui permettait de ne pas avoir de soustractions à retenues…
Conclusion
Le système métrique a été adopté (remis en cause à deux reprises par Napoléon I et III pour des raisons populistes)…et la soustraction de Condorcet n’a pas fait recette. On voit bien, et l’histoire est là pour ça, que des infléchissements importants ne peuvent se réaliser sans volonté politique. Cela comporte des risques bien sûr. Le système métrique fut très impopulaire à ses débuts.
La façon d’enseigner les mathématiques, les conditions d’enseignement
Dans ce nouveau climat de surexposition médiatique des programmes, les obligations de résultats des enseignants sont elles aussi mises en avant. Les modèles de l’entreprise (évaluation des compétences, des performances) sont transposés sans que l’on ait bien pris la précaution préalable de faire de cette transposition un objet d’étude.
Par exemple, les évaluations nationales évaluent essentiellement des savoirs et c’est normal. Mais pour construire ces savoirs, l’enseignant doit faire évoluer des connaissances. Il doit donc évaluer en temps réel l’évolution de ces connaissances. Cette partie de l’évaluation est délicate et relève de la seule responsabilité de l’enseignant. Elle ne se confond pas, ou ne devrait pas se confondre avec l’évaluation des savoirs acquis qui, elle, peut être consolidée, objectivée, enrichie par un regard externe, type évaluation nationale. La formation à la seule évaluation des savoirs (terminale) risque de conforter des modèles d’enseignement contestables (il est plus facile d’enseigner les savoirs que de faire émerger des connaissances) qui privent l’élève de l’initiation à une vraie activité mathématique.
Or, la pratique de l’activité mathématique (de l’activité scientifique en général d’ailleurs) est aussi un moyen d’éduquer : écoute de l’autre, remise en cause d’apriori, médiation par la parole ou l’écrit, argumentation, réfutation d’hypothèses, etc. Cette façon de concevoir l’enseignement des mathématiques est partagée par une grande partie de la communauté scientifique internationale. Elle n’idéalise pas un comportement qui ne serait réservé qu’à une élite (professeurs et élèves), bien au contraire, elle devient urgente dans des groupes sociaux qui manquent parfois de repères. Actuellement, dans certains collèges, les élèves ne peuvent pas admettre que l’on puisse faire des hypothèses différentes dans une classe : « t’as qu’à nous dire ce qui est vrai » disent-ils au professeur. Les débats dégénèrent parfois car débattre ne fait plus partie des pratiques sociales habituelles de certains. Pour autant faut il renoncer ? Ou passer à l’enseignement dogmatique ?
Une autre interrogation est celle de la démarche à adopter lorsqu’un élève est en difficulté. On se situe là dans l’aide individualisée. Penser que lorsque un élève est en difficulté, il est plus profitable pour lui de rabattre son aide sur l’acquisition de mécanismes appris est contre productif pour plusieurs raisons :
– il donne une image déplorable des sciences,
– il prive l’élève d’une confrontation à des événements simples (des situations) sur lesquels il peut avoir petit à petit prise en construisant des modèles simples (des savoirs scolaires),
– il constitue un frein à la construction du citoyen. (On pourra lire avec profit les écrits de Jean-Pierre Terrail ou Jean-Yves Rocheix à ce propos).
Mais on voit bien que l’activité mathématique étant une activité sociale, une trop grande distance entre l’aide individualisée et ce qui se passe dans la classe entière discrédite l’action des enseignants.
Les mathématiques, comme toute activité humaine sont (devraient être) un lieu propice à l’affirmation d’hypothèses, de prévisions mais aussi à leur remise en cause par confrontations à la réalité. Cela passe par des écrits, des débats, l’acceptation de l’argumentation. Bien sûr se lancer dans un enseignement des mathématiques visant cela, y compris donc avec des enfants déclarés en difficulté, semble plus risqué, non pas du point de vue des résultats, mais parce que les aides professionnelles ne sont pas facilement disponibles, et parce que l’isolement pédagogique est possible. Les évaluations sont d’ailleurs muettes à ce sujet, alors pourquoi se préoccuper de cela ?
Les recherches autour d’une théorisation des phénomènes d’enseignement des mathématiques
Les recherches en didactique des mathématiques datent des années 1970. Elles ont permis de construire, et de continuer à faire évoluer des théories qui cherchent à modéliser le mieux possible des situations et des organisations scolaires conduisant à la maîtrise de savoirs mathématiques. Ce mouvement s’est créé à partir d’observations nombreuses faites dans des classes. Le théorique qui en résulte vise, à terme, l’amélioration de l’enseignement des mathématiques mais ne prétend pas résoudre tous les problèmes posés actuellement dans cet enseignement. Un peu comme la recherche médicale ne peut prétendre guérir immédiatement les maladies qu’elle cherche pourtant, à terme, à endiguer.
Au cœur de la formation, qu’elle soit en IUFM ou en circonscription, les concepts utilisés par les chercheurs ont vite diffusé avec toutes les déformations, les manques de précautions que l’on peut imaginer. Cette confusion entre l’élaboration d’un modèle d’analyse des phénomènes d’enseignement et le travail de formateur devant permettre des efficacités immédiates a été à l’origine de prises de positions extrêmes : d’un côté les aficionados de la théorie, de l’autre les détracteurs. Les uns comme les autres, en confondant recherche et formation n’ont pas rendu service à la recherche en didactique. Le travail de formateur consiste à effectuer un travail de transposition d’une théorie d’apprentissage à l’exercice du métier d’enseignant. C’est un vrai travail et aussi un vrai sujet d’étude.
Dans ce cadre, le travail du professeur consiste à proposer à l’élève des situations qui produisent des connaissances et de savoirs. Pour l’enseignant se pose la question de l’organisation de ces situations en classe. Situations d’apprentissage, mais aussi situations d’institutionnalisation, d’entraînement, de consolidation. Or force est de constater que bien souvent les professeurs ne proposent toujours pas de telles situations d’apprentissage, c’est-donc que les résultats de travaux expérimentés y compris dans des classes difficiles n’ont pas diffusé suffisamment pour que les professeurs les étudient, s’en emparent et les utilisent éventuellement dans leurs classes.
Les ouvrages scolaires et les programmes
Dans certains ouvrages scolaires, les situations d’apprentissage ne sont souvent vues que comme des phases préparatoires, un échauffement, mettant en scène des prérequis. Elles ne font pas apparaître la ou les questions problématiques motivant et générant l’étude à entreprendre. L’enseignant est alors implicitement encouragé à ne pas mettre en scène dans sa classe une situation de découverte, mais plutôt à l’évoquer sous forme d’une évocation, d’une histoire. De ce fait, il se contente de transmettre de la meilleure façon possible un savoir quasiment « déjà là » ,ce qu’Yves Chevallard appelle la « visite du musée » , sans que « chacun sache pourquoi on visite cette salle plutôt que l’autre ».
Les programmes contribuent aussi, à leur façon, de façon involontaire, à ce rabattement au tout transmissif : le découpage en chapitres, et « en petites marches », chacun traitant d’un thème particulier, tend à faire disparaître les questions à fort pouvoir générateur d’études et de recherches (Yves Chevallard parle d’ « autisme thématique »). Ils exigent l’acquisition de savoirs, mais ils ne disent rien sur :
– Les problèmes que ces savoirs sont censés résoudre
– Les raisons d’être de l’étude de ces notions
– En quoi ces savoirs sont utiles pour l’instruction des citoyens, donc pour la société
– comment ces savoirs se rencontrent dans la « vraie vie »… ou dans les mathématiques.
Si on suit les programmes sans aucun recul, on est donc amené à faire cette visite du musée évoquée plus haut. Or, « Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, 1938
La position de la communauté des mathématiciens
On vient de voir que les travaux issus des recherches des 30 dernières années avaient beaucoup de mal à être connus, diffusés et adaptés aux différentes configurations scolaires. Ce travail de diffusion est donc à poursuivre et doit être épaulé par la communauté entière des mathématiciens de tous horizons.
Dans les universités, on trouve quelques mathématiciens, parfois prestigieux dans leur domaine, qui ignorent parfois ce travail accompli dans les IREM (Instituts de recherche pour l’enseignement des mathématiques), et les IUFM. Devant les difficultés que continue à connaître l’enseignement des mathématiques, ils préconisent le retour aux méthodes d’enseignement traditionnelles à l’école primaire, ignorant ou feignant d’ignorer des travaux avérés (cf l’algorithme de la multiplication vu plus haut) et pensant peut-être que la société du XXI° siècle est proche de celle de leur enfance. C’est une minorité qui se constitue toutefois en groupe de pression auprès du ministère (elle peut prétendre participer à la noosphère). Elle risque, par ses actions, de faire confondre recherches en didactique et actions de « pédagogues minimalistes ». Elle prône le retour aux « vraies valeurs ». Or, en ces temps perturbés, il est facile de trouver refuge vers ce qui se « faisait avant ». L’enseignement des mathématiques a pourtant déjà payé cher les conseils spontanés de mathématiciens n’ayant pas voulu faire le même effort de recherche sur l’enseignement de leur discipline que dans leur domaine d’étude : la catastrophe de l’arrivée massive et non réfléchie des « mathématiques modernes », il y a 40 ans, aurait pu pourtant servir de leçon.
Pourtant la grande majorité des mathématiciens, dès les années 1970, avait déjà compris que l’enseignement des mathématiques était un sujet d’étude qu’elle devait prendre en compte. Les IREM créés dans les universités ont ouvert un formidable champ d’activités et de recherches que beaucoup d’autres pays ont copié…et que d’autres disciplines en France souhaitent toujours obtenir. Au sein de ces IREM, l’enseignement primaire a fait l’objet de nombreuses études et d’avancées. De plus, en France, seules les mathématiques reconnaissent comme faisant partie de leur « section CNU » des recherches sur l’enseignement des mathématiques. En d’autres termes, toute personne qui veut faire une recherche sur l’enseignement de sa discipline, s’il ne s’agit pas de mathématiques, doit le faire dans une section (70°) qui ne relève pas explicitement de sa discipline. Les mathématiques sont donc la seule discipline qui accueille en son sein les recherches sur son enseignement. C’est en grande partie ce qui explique la vitalité de la recherche française en didactique des mathématiques et sa reconnaissance, bien souvent plus à l’étranger qu’en France. Il ne faut pas perdre ce capital précieux.
Cet enseignement est–il réservé à une une élite ?
Il est tout à fait compréhensible qu’un professeur des écoles qui a 8 disciplines à enseigner ait des difficultés à construire une pratique de l’enseignement des mathématiques telle que nous la souhaitons tous. Il est donc important pour lui de se donner les moyens de se former. Les professeurs des écoles qui sont déjà engagés dans ce type d’enseignement constituent non pas une élite mais des personnes ressources qui montrent que l’on n’est pas dans l’utopie.
Cet enseignement est-il destiné à une élite du côté des élèves ? Une approche des mathématiques telle que nous la concevons n’est pas un élixir miraculeux qui guérirait de tous les maux. Rappelons que les élèves en échec électif en mathématiques à l’école primaire sont très minoritaires et que l’on rencontre le plus souvent des élèves en difficulté intra disciplinaire. Néanmoins, nous avons pu constater (C.Pezé ASH Bordeaux) que la confrontation à des situations d’apprentissage dans des séances de soutien individuel (Maître E) contribuait à la restauration de l’estime de soi, au retour d’une confiance perdue. Pour autant, il convient d’être précis sur les conditions à créer pour qu’une remédiation (ou un ré-apprentissage) s’effectue. L’idée communément admise, par exemple, que, pour faire des mathématiques il faut manipuler, est porteuse de graves malentendus. Si les questions se résolvent par du matériel, alors il n’y a aucune raison (sauf l’obéissance) pour s’investir dans des écrits, des tracés. Prenons un exemple en grande section ou au cours préparatoire : si, pour faire comprendre que 4+3 font 7, le professeur montre 4 objets puis 3 et fait compter le tout (7) et fait écrire alors 4+3 = 7, il montre par là même que l’on pouvait résoudre le problème en comptant des objets. Il montre donc que l’écriture 4 + 3 = 7 ne sert pas (sauf à établir un contrat prof-élève). L’écriture 4+3 = 7 sera retenue par ceux des élèves qui ont bien intégré qu’au-delà de la manipulation, ce qu’il fallait retenir, c’était le savoir affiché par le professeur. En fait, dans une telle activité, le professeur ne fait qu’expliquer la règle d’un jeu qui devrait, si on voulait permettre à tous d’apprendre, être le suivant : mettre 4 objets dans une boîte, 3 dans une autre, puis verser le contenu de la seconde dans la première et mettre un couvercle pour cacher la nouvelle collection : le jeu consiste alors à prévoir, en se servant d’un crayon et d’une feuille de papier, ce qu’il y a d’objets dans la boîte fermée. Les élèves proposeront des stratégies variées (comptage à l’aide des doigts, dessins des boîtes et des objets, nombres, etc.). Bref, ils construiront un langage. L’ouverture de la boîte permettra de valider (ou d’invalider) les prévisions obtenues par les gestes ou/et les écrits. Il faudra peut-être rejouer plusieurs fois. L’écriture 4 + 3 = 7 (écriture experte) qui sera donnée par le professeur sera une autre façon d’écrire ce que les élèves avaient produit. Le rapport à l’écrit n’est pas du tout le même. Les mathématiques naissent parce que tout ne se résout pas par manipulation. Conclusion provisoire
Pour conclure, les travaux effectués sur les classes « difficiles » montrent en quoi l’activité mathématique conçue comme pratique sociale est une voie pour recréer un lien dans la micro-communauté classe. J’ai déjà dit qu’actuellement, dans certains collèges, proposer de telles situations devient difficile tant le tissu social est détérioré. Les élèves ne comprennent pas le professeur lorsque celui-ci leur demande de faire une hypothèse qui sera vérifiée (ou non) un peu plus tard. Je prendrai un exemple qui m’a été donné récemment par un récent stagiaire nouvellement nommé professeur de mathématiques (T1) dans un collège d’une banlieue parisienne. Il s’agissait de faire travailler les élèves de 5e sur l’inégalité triangulaire, c’est-à-dire, voir à quelle condition trois nombres peuvent être les mesures des côtés d’un triangle ou non. On sait que, par exemple, avec 2, 7 et 10, on ne peut pas construire le triangle. Un travail étudié depuis longtemps en didactique des mathématiques est celui-ci : proposer de faire construire un triangle dont les côtés mesurent 2, 7 et 9 cm. Les recherches ont en effet monté que les élèves parviennent très bien à construire un tel triangle (un peu aplati certes !) alors que, mathématiquement (2+7 = 9) ce triangle devrait se réduire à un segment. Faire vivre cette contradiction dans la classe aboutit à des débats très productifs sur le contrôle, par les mathématiques, de la réalité. Or voici son récit :
« Mon activité ce jour- là était vraiment intéressante d’un point de vue mathématique: il s’agissait de leur demander de construire un triangle qui n’était pas constructible (2 7 9). Alors un débat devait s’enclencher entre les élèves qui avaient réussi la construction en « trichant » un peu et ceux qui au contraire pensaient que la construction était impossible. A priori, c’est une situation féconde car les mathématiques permettent de mettre d’accord tout le monde via un raisonnement. Bref, j’étais très enthousiaste à propos de ce truc. Et bien ça a complètement foiré ! Ils n’avaient absolument pas envie de se convaincre les uns les autres mais plutôt de se vaincre! Ils s’engueulaient comme du poisson pourri et il m’était impossible de gérer ça. Déçu, j’ai dû reprendre la classe en main en faisant un cours magistral. »
Les débats dégénèrent parfois car ils ne font plus partie de l’environnement social habituel de ces élèves. Les situations d’apprentissage mises en scène par le professeur l’expose à ce type de réaction, surtout au collège. Ces élèves auraient-ils pu être habitués à pratiquer le débat scientifique plus tôt, à un âge où ils en auraient tiré bénéfice pour leur éducation ? Est-ce déjà trop tard au collège ? L’école peut-elle tout ? Pour autant faut-il renoncer et passer à l’enseignement dogmatique ? L’école primaire est heureusement plutôt à l’abri de ce que rencontre ce jeune professeur. Raison de plus pour y jouer le jeu des mathématiques construites.
Notes :
1. connaissances : nous empruntons à J. CENTENO et G. BROUSSEAU (1992) les définitions suivantes :
CONNAISSANCES : « Les connaissances sont les moyens transmissibles (par imitation, initiation, communication, etc.) mais non nécessairement explicitables, de contrôler une situation et d’y obtenir un certain résultat conformément à une attente ou à une exigence sociale. ».
SAVOIR : « Le savoir est le produit culturel d’une institution qui a pour objet de repérer, d’analyser et d’organiser les connaissances afin de faciliter leur communication, leur usage sous forme de connaissances ou de savoirs et la production de nouveaux savoirs. Dans certaines situations (action formulation ou preuve) le même résultat peut être le fruit d’une connaissance de l’acteur ou le fruit d’un savoir, ou les deux.
Dans certaines situations, l’élève a besoin de connaissances que l’école n’enseigne pas, mais qu’il doit pourtant mettre en œuvre pour apprendre le savoir ou pour utiliser ce qu’il a appris. »
2 Cette confusion entre la nécessité pour les chercheurs de travailler un modèle et l’usage sans précautions de transposition de concepts issus de ce modèle par les formateurs de toutes origines a fait que l’on rencontre encore aujourd’hui des personnels rejetant ces travaux (en ignorant bien souvent les avancées récentes) après avoir souvent été les premiers à utiliser des termes « savants » issus des débuts de cette théorie pensant alors moderniser leur discours à peu de frais.
3 Voir étude plus détaillée dans 2007 Petit x. Num. 75. p. 7-33. La place de l’expérience dans la l’activité mathématique.