Mille cent ! Imaginez une profession qui arriverait à réunir un cinquième de ses membres dans ses rencontres annuelles. Ca ferait plus de soixante mille instits… Sacrée manif !
Cette année, c’est l’équipe jurassienne de la FNAME qui s’y est collée, avec le renfort des voisins de Saône-et-Loire. Un an de préparation, de rencontres de partenaires, de prestataires pour que Dôle devienne, trois jours durant, investie par les maîtres E en provenance de toute la France.
Maître E ? Derrière le sigle, un métier ? Un des trois fonctions du RASED, le Réseau d’Aide Spécialisées aux Elèves en Difficultés, avec le rééducateur (le « maître G ») et le psychologue scolaire. Certains disent «enseignant spécialisé chargé des aides à dominante pédagogique ». Mais c’est long.
Les RASED et les maître E, on en a beaucoup entendu parler l’an passé, avec les retraits d’emplois et les « sédentarisations » imposées par le ministère, même s’il a du reculer. Ca vous développe le goût de la résistance, et ça pourrait laisser de l’amertume. Alors, que sont venus chercher là tous ces gens ? Se tenir chaud ?
En tout cas, la salle est comble. Deux jours et demi en conférence pleinière. Apport de contenu maximum. Pas d’ateliers en petits groupes, ça ferait trop de temps morts ou de salles à trouver.
Cette année, le thème, c’est le langage. « Les colloques de la FNAME, pour moi, c’est l’occasion de me poser pendant deux jours pour creuser la réflexion sur un thème précis. Pendant les conférences, j’imagine les élèves que je connais, je prends des idées pour réorganiser ce que je fais au quotidien, et je repars avec les piles rechargées pour l’année » explique Bernard, maître E depuis quatre ans. Avant, il était enseignant en zone urbaine, et avait le sentiment d’avoir besoin de changer d’air. « Dans la classe, tu ne fais que croûler sous l’urgence, en permanence, jour après jour. Enfin, j’ai le sentiment d’avoir une marge d’action pour regarder les élèves en difficulté, et pouvoir les aider ». Un point de vue parmi d’autres, souvent différents : »Moi, ce que j’aime, c’est échanger avec les collègues, venir sur le pas de la porte de la classe pour engager la discussion, dans les petits moments informels de récré, explique Christiane, proche de la retraite, mais toujours fière de venir aux colloque de la FNAME. « Jusqu’à quand ? s’exclame Jean-Paul. On est en sursis, on ne peut plus faire face à la demande. Et tout se mélange, avec l’aide individualisée… Les instits nous demandent nos outils. mais quand même, on ne fait pas le même boulot, on est spécialisés… ».
Véronique Boiron, maître de conférence à Bordeaux, se taille un franc succès en insistant sur l’importance de l’Ecole, pour tous ceux pour qui elle est « irremplaçable », pour apprendre à parler et à penser, réfléchir, comprendre, questionner, dans des activités tout à la fois collectives et singulières, instrumentées par l’expertise de l’enseignant. Une ode à la liberté, et à la responsabilité professionnelle…
Pause et fête du soir. C’est pas parce qu’on est là pour apprendre qu’on néglige les petits plaisirs. Une association intermédiaire est aux fourneaux, et marie la cuisine au vin jaune et les gâteaux marocains, avant que les jambes se dégourdissent sur des airs endiablés jusqu’à tard dans la nuit.
Mais tout le monde sera d’attaque vendredi dès 9h pour reprendre une seconde rafale d’interventions. Dominique Crunelle, responsable lilloise d’un centre de formation d’orthophonistes décrit la collaboration organisée avec l’Education nationale, dans une formation filée qui permet aux différents professionnels de se rencontrer, de construire des aides en direction des élèves et de travailler ensemble dans les classes. Mais le stage qui avait pu être monté sur le temps de travail l’an passé s’arrêtera cette année, faute de moyens et de crédits.
Catherine Billard, médecin spécialiste des « troubles de l’apprentissage », décrit l’enquête qu’elle a menée sur un groupe de plus de mille enfants parisiens, et constate que les difficultés de lecture sont plus grandes dans les zones défavorisées : dès le CE1, plus de 10% ont plus d’un an de retard en lecture, et 5% plus de 18 mois. En cherchant à identifier les facteurs de « trouble », elle ne trouve pas de causes « médicales » (motricité, vue, ouïe…), mais beaucoup plus de troubles de l’attention. La salle est mi-dubitative, mi sous le charme de l’autorité médicale : trouble biologique ou effet induit de l’échec ? L’oratrice poursuite : « la variance explicative la plus forte, la conscience phonologique qu’elle rattache à des compétences biologiques. Dans les imageries médicales, on trouve que certaines zones de matière grise dans le gyrus temporal moyen sont moins denses en neurones. Quand on les « voit lire », une zone du cerveau à gauche s’active, qui ne s’active pas avec les dyslexiques ».
Selon les enquêtes américaines, les entraînements menés par Vallutino et Torgesen, avec des petits groupes qui réalisent des déchiffrements ciblés, intensifs, explicites, sont efficaces. Mais le protocole qu’elle monte à Paris ne tient pas toutes ses promesses : les progrès sont identiques avec le groupe placebo et le groupe entrainé !
Elle propose donc à la salle de généraliser l’expérience « Parler-Lire-Comprendre » de Michel Zorman : entraînement sur la conscience phonologique, le déchiffrage et la fluence, travailler en amont sur le langage oral et le vocabulaire pour travailler ensuite sur la compréhension. La salle applaudit. Une auditrice acquiesce publiquement et pose la question de l’hyperactivité. C. Billard assume de « poser une bombe » : « la Ritaline est une solution efficace, même si en Amérique du Nord on en abuse ». Au moins, c’est clair.
De la salle, Roland Goigoux tente un point de vue pédagogique sur la question des troubles attentionnels : « quand un enfant n’écoute pas, c’est souvent parce qu’il ne comprend pas, et pas l’inverse… Commençons à les aider à comprendre, il y a de fortes chances pour qu’ils se mettent à beaucoup mieux écouter parce qu’ils comprennent ce qu’ils font ».
La salle applaudit, à nouveau. Manifestement ballotée entre les miracles technicistes des imageries médicales et l’autorité pédagogique de Roland Goigoux… On en restera là dans l’escarmouche.
Maîtriser les effets de ce qu’on communique ?
Pierre Vermersch, psychologue du travail, enchaine. Il est connu pour ses travaux sur l’explicitation (qu’est-ce que je fais à l’autre avec mes mots, quels sont les contrats tacites que je passe dans l’échange…) (www.expliciter.fr).
Il prend le temps de velouter son propos pour mieux appuyer son point de vue : « depuis longtemps, on sait que le fait de « dire » produit des effets sur moi sur les autres, et encore plus sur certains. L’illocutoire, c’est le fait de dire produit un changement. Quand le maire dit « vous êtes mariés », vous l’êtes. Vous êtes toujours le même, mais vous appartenez à quelque chose de plus, par des conventions sociales et des autorités qui en sont dépositaires. Le perlocutoire, au contraire, c’est le fait de dire quelque chose produit un effet, des conséquences sur le monde. Nous sommes toujours impactés par ces effets, et on baigne dedans dans le travail social, sans les maîtriser. »
L’entretien d’explicitation qu’il a théorisé vise donc à utiliser des questions qui produisent des effets précis, et à éviter des questions qui éloignent de ce qui est spécifié, de l’évocation, de la description. Il cherche à mieux comprendre quelles sont les questions qui amènent ces effets, et surtout ce qu’il ne faut pas faire : parler du pourquoi plutôt que du comment, qui risque produire un déplacement de l’activité cognitive, l’arrivée de justifications ou de regrets… et de perdre la description du vécu passé, nécessaire selon lui pour faire surgir la technicité du geste, ce que le sujet à tellement intériorisé qu’il ne parvient plus à le décrire.
« C’est tout un art de mettre en action un groupe d’élèves ou un bateau. Je repère trois grandes familles, autour de trois verbes : demander, convaincre, induire. »
La modalité perlocutoire la plus connue est évidemment la demande explicite, l’ordre que l’autre peut faire de façon volontaire : mais si on peut faire écrire, on ne peut pas « faire être joyeux » ou « faire être naturel ». Poser une question directe, c’est aussi mettre l’autre en « obligation de réponse » qui met à distance. On utilise donc aussi des effets indirects, en déplaçant l’attention : pour faire un exercice sur un agrès, il faut donner une consigne qui déporte l’attention pour induire l’effet que l’on recherche. « Faire attention à la respiration » est un procédé indirect pour produire la relaxation. On utilise souvent cette « machine à tirer dans les coins » dans le domaine relationnel et pédagogique. Dans l’entretien d’explicitation, demander à reconstruire le fil de l’action peut amener à comprendre l’intelligibilté de la situation.
Souvent, il faut, pour convaincre, s’appuyer sur les croyances, qu’on ne peut pas modifier par injonction directe. On peut user de procédés qui fassent cheminer l’attention pour déplacer l’intérêt de la personne, en utilisant l’argumentation ou la réthorique.
On peut aussi induire, pour éveiller un monde intérieur, entrer dans l’espace sémique de l’interlocuteur, modifier son état. Parler, c’est affecter l’autre.
« Nous sommes des experts intuitifs de ces choses là, mais quand on est un professionnel de la relation, comment devenir un peu plus conscients de ce qu’on fait, pour mieux agir tout en garantissant un cadre éthique, pour avoir un peu plus de contrôle sur ce que vous faites, comprendre que parfois ce que vous faites par générosité ne produit pas les résultats attendus ? »
P. Vermersch s’est donc doté de mots, de catégorisations sérier les gestes de métier de la relation :
• Modifier l’attention :
– orienter (thèmes, direction, objets)
– gestes (saisir, maintenir en prise, lâcher, déplacer)
– ajuster : focaliser, défocaliser, fragmenter, globaliser
• Modifier les actes cognitifs : « si je vous demande de faire quelque chose, de vous remémorer quelque chose de votre univers, je vous invite à y retourner, à le mettre en débat avec vous-même. »
• Modifier des états internes, pour obtenir le consentement ou au contraire la fermeture
Philippe Boisseau : « la construction du langage chez l’enfant »
Fort de ses dizaines d’années d’observations dans les classes et de théorisation, l’orateur n’est pas du genre à en rester aux généralités. C’est avec une foule d’exemples qu’il enchaine à grande vitesse qu’il entend illustrer son propos. Il raconte pour faire comprendre, cite les prénoms, les lieux, décrit dans le menu : « Quand un enfant de deux ans dit « Cassé (v)oitu(re) », et que la maîtresse répond « Elle est cassée ta voiture ? », elle pose un fee-back oral valorisant, assez proche de la phrase de l’enfant, mais mieux articulée, avant de relancer « et pourqoui elle est cassée » en lui proposant une piste pour que l’enfant continue à parler.
Un an plus tard, dans une activité de jeux avec des cartons, face à un enfant qui raconte «moi il a fait une voiture au carton », l’enseignante se penche vers lui et souffle « moi, j’ai fait une voiture dans le carton » avant de lui redire « Bon, tu as fait une voiture avec le carton… C’est intéressant. Et après ? »
Pour la maternelle, l’objectif prioritaire est donc la maîtrise des pronoms, l’aide à construire le système des temps, l’aide à la complexification des énoncés. « Il faut souffler sur les braises » en trouvant un feed back pas trop difficile, dans l’oral, dont l’élève va s’emparer progressivement. Dans la phrase enregistrée sur une cassette audio pour les correspondants, passer de « Moi i faire du vélo. I dire ça » à « je vais faire du vélo, il faut lui dire ça. » est un pas de géant. Le passage à un registre proche de l’écrit se construira plus tard. « Travaillons sur ce qui est prioritaire, à la maternelle et au primaire, pour monter en complexité dans le « génie de l’oral » avant d’aller trop vite dans le registre de l’écrit… ». C’est le sens des Oralbums qu’il a contribué à faire éditer pour inviter les enseignants à adapter le registre de langue des histoires qu’on lit, suivant le niveau et l’âge des enfants.
Remettre le métier à l’ouvrage
Pour conclure ses travaux, la FNAME a décidé de mettre sous les yeux de la salle les recherches qu’elle a engagé avec plusieurs équipes de recherche pour mieux comprendre le « tensions de métier » que rencontrent les maîtres E, notamment dans les collaborations qu’ils sont amenés à mettre en œuvre avec les enseignants chargés de classe, les familles, les autres membres du RASED… Les recherches présentées montrent l’intérêt de « se mettre en retrait » de son activité pour penser à plusieurs son métier. Interroger son travail, c’est interroger le travail de l’enseignant, le travail des élèves… « Avoir des controverses pour gagner en développement, entrer ce qu’on fait, ce qu’on aimerait faire, ce qu’on ne peut pas faire et qu’on essaie quand même de faire» précise Serge Thomazet, du laboratoire PAEDI de Clermont…. La salle fait entendre sa satisfaction de voir son métier mis à jour, comme si chacun se reconnaissait dans les questions posées par les témoignages de la tribune.
La fin de la matinée est consacrée à présenter le « conseil scientifique » que la FNAME met en place pour l’aider dans la construction de perspectives professionnelles. « Vous êtes sommés prendre votre métier en main pour le recréer, le réinventer parce que sinon d’autres vont se charger de nous. Logique du réseau, mais réseau avec qui ? Comment faire pour que les tensions deviennent des ressources ? »
Photo Daniel Bourgeois
Marianne Hardy, Britt-Mary Barth, Marie-Thérèse Zerbatou-Poudou, Christine Brisset, François Boule, Jean-Michel Zakharchouk, Corinne Merini, Serge Thomazet, Sylvie Cèbe, Roland Goigoux, Bernard Gibello discutent leur point de vue devant les quelques six cents participants qui ont choisi de rester ce samedi. « Ce n’est qu’un début, conclut le président Gérard Toupiol, nous allons poursuivre le travail, et j’invite chaque association départementale à en faire un objet de travail avec ses adhérents. ». Dans les voitures et les trains du retour, on a du continuer à discuter ferme. Damienne Delmon, la cheville ouvrière des journées, peut partir en vacances tranquille, fière de l’organisation de son équipe de bénévoles. Comme elle aime à le dire de son métier, « chacun a été à sa place, chacun a eu sa place ».
A conjuguer au présent, et au futur.