Par François Jarraud et JC Fumet
Comment rendre la vie à des textes canoniques ? Ce souci de tout enseignant, Gérard Lebrun (décédé en 1999) le résout avec brio en saisissant la pensée de Kant dans le mouvement inquiet de sa constitution. A l’opposé d’un lissage académique, il se penche sur les failles et les disjointures du système pour dégager les enjeux inédits de pages que l’on croyait connaître
A travers ces onze études extrêmement précises, Gérard Lebrun nous présente la philosophie de Kant comme une réflexion tournée vers la pensée de Dieu. De la ruse initiale (Hume et la ruse de Kant) qui campe un Kant sauveur de la métaphysique et de Dieu, plutôt que de la science – que le scepticisme humien ne saurait guère inquiéter, jusqu’au postulat final d’une concordance factuelle entre Histoire et volontés éthiques (Une eschatologie pour la morale), chaque étude inscrit plus profondément la conviction d’une inspiration théologique à l’œuvre derrière les apports du criticisme kantien.
Ainsi s’éclaire progressivement la dissociation sans cesse mieux étayée entre métaphysique et science; le refus intransigeant d’une transition entre monde naturel et suprasensible; l’affirmation incessante de l’inaccessibilité des choses en soi dans l’ordre de la connaissance. Mais il en résulte des apories troublantes : comment l’espace peut-il réellement fonder les sciences et relever du domaine intelligible de l’esprit ? Comment le jugement de finalité peut-il lever l’interdit d’un passage entre sensible et suprasensible sans céder aux chimères de la téléologie physique ? Comment l’ordre de l’en soi peut-il osciller entre négatif du phénomène et positif d’une réalité pensable ?
Car il faut bien que l’espace soit divisible à l’infini et aussi qu’il soit réel pour que le modèle euclidien assure solidement la physique; il faut bien que le jugement téléologique oriente notre intelligence dans la nature et soit aussi la marque d’une vocation à la liberté hors des lois de la nature ; il faut bien enfin que les noumènes soient seulement la marque en creux du phénomène dans notre esprit, et qu’ils soient aussi des objets intelligibles (Dieu, la liberté) réels pour que l’exigence morale garde un sens.
C’est donc par la voie aporétique et problématique que les thèmes kantiens retrouvent leur actualité ; aucune évidence acquise n’est accordée, mais toutes les positions conquises convergent vers une même intuition : la leçon de la pensée kantienne conduirait à poser le règne des fins en filigrane du monde réel, la communauté intersubjective des volontés morales en arrière-fond de l’impitoyable communauté empirique de notre espèce. Contre les dogmes religieux et contre les doctrines de l’intérêt particulier, Kant sans kantisme ouvre l’hypothèse inattendue chez Kant d’un modèle de théologie du présent, dans lequel le salut ne relèverait pas de l’au-delà, mais s’actualiserait en permanence par la volonté d’agir bien en chacun.
J-C Fumet
Gérard Lebrun , Kant sans kantisme , Editions Fayard 2009 – 341p. 22€.