Par François Jarraud
Le conseil des ministres du 5 mai a annoncé un investissement important dans les jeux sérieux (environ 30 millions). Comment expliquez-vous cet intérêt pour un sujet jusque là assez peu connu ?
Le sujet est effectivement assez peu connu du grand public car les jeux vidéo n’ont pas forcément bonne presse. De ce fait, les politiques sont peu nombreux à dépasser le cadre des actions de prévention pour s’intéresser véritablement à l’objet jeu vidéo de manière à en dévoiler la richesse artistique, culturelle voire pédagogique. Il faut avouer que le jeu vidéo est encore un jeune média, et bien avoir en tête que nous sommes à peine à la période « Louis Lumière » de l’industrie et de la culture vidéo ludique. Seuls les politiciens en charge de prospective ou intéressés par cette activité sont sur le front.
Pour un décideur politique, le jeu vidéo est d’abord porteur de croissance et de croyance économique forte : l’un des mythes médiatiques en construction est que le secteur ne serait pas touché par la crise. Cette idée reçue, difficile à prouver, incite les décideurs publics à investir dans le secteur pour créer de l’emploi. L’équation n’est pas évidente, car le rapport investissement brut et création d’emploi n’est pas aussi clair que dans l’industrie classique ou le bâtiment. Dans un contexte de relance économique dont l’objectif premier est le maintien de l’emploi, un homme politique qui mise sur le secteur du jeu vidéo fait preuve d’un certain courage ou dispose de moyens de gestion du risque efficaces. Mais le jeu vidéo constitue aussi un pôle d’excellence en France avec de grandes entreprises comme Ubisoft ou Metaboli qui se développent avec des stratégies de concentration verticale ou horizontale déployées à l’échelle globale, et bousculent grâce à leurs succès leurs concurrents nord-américains. L’industrie du jeu vidéo français est aussi soutenue par un tissu de PME innovantes bien développé.
De plus, dernièrement, le paradigme « jeu sérieux » a subi une évolution significative. Le jeu sérieux est, selon la définition donnée par Damien Djaouti, « un jeu dont l’objectif premier n’est pas le divertissement ». Cette définition est déjà générale. Mais celle de Stéphane de Buttet est encore plus globale : « Applications développées à partir de technologies issues du monde du jeu vidéo, ces applications pouvant être ludiques ou non ». La meilleure définition est encore en gestation et elle évolue au gré des pratiques conjointes des développeurs et de leurs publics de joueurs. D’abord cantonné à la communication et au marketing, ce concept de jeux sérieux va être progressivement adopté par des acteurs de l’éducation et de la formation suite aux études de chercheurs nord-américains à la fin des années 1990 et au début des années 2000 qui ont su dévoiler son potentiel en termes de développement cognitif et de transfert de savoirs. Ces chercheurs sont aujourd’hui rassemblés sur à peu près deux universités américaines, le MIT et l’Université de Wisconsin Madison.
En partie grâce à eux, le jeu sérieux constitue un nouvel objet pédagogique permettant l’enseignement de savoir-faire et de savoir-être mais aussi de connaissances. Sa complexité, sa nature de méta-média, son interactivité et la motivation qu’il suscite chez l’apprenant sont des atouts indéniables. Sa légitimité n’est plus à démontrer et des programmes européens permettent de développer sur le vieux continent des approches dites de « Gaming Literacy » et de « Game-Based Learning », c’est-à-dire d’analyse de jeu vidéo, de création de jeu vidéo et d’apprentissage à partir du jeu vidéo. Récemment à Strasbourg, le programme européen « Games in Schools » a permis de faire un bilan des pratiques à l’échelle du continent européen. Le jeu vidéo est déjà employé dans plusieurs pays du nord de l’Europe directement intégré au système éducatif. Aux Etats-Unis, certains chercheurs ont été capables de proposer un curriculum de la sixième à la terminale fondé sur la pédagogie du jeu. Il serait peut-être bon que la France s’intéresse à ce nouveau marché, pour laquelle elle dispose d’atouts indéniables, et qui correspond au développement de l’économie de la connaissance. Le développement du jeu sérieux est également une nouvelle porte d’entrée pour l’industrie dans les systèmes éducatifs et ce nouvel objet participera aussi pour le meilleur ou pour le pire à l’industrialisation croissante de l’éducation à l’échelle mondiale. Pour une fois, nous sommes « potentiellement » en avance sur ce sujet par rapport à la majorité des pays développés. Un gros travail reste à faire en termes d’innovation : innovation dans le système productif et conduite du changement dans les pratiques enseignantes. La question est de savoir comment mettre en dialogue l’industrie du jeu vidéo et le monde de l’éducation pour que chacun puisse se nourrir de l’apport de l’autre.
Si l’on veut favoriser le jeu sérieux dans le système éducatif, quelle stratégie serait la bonne ?
Le « jeu vidéo dans l’éducation » pour le « jeu vidéo dans l’éducation » n’a pas véritablement de sens, même s’il doit y prendre sa place et y être étudié en tant que secteur économique, pratique sociale, culturelle et artistique. Cependant les rigidités du système éducatif français ne doivent pas l’exclure du champ des possibles pour l’enseignant – la question centrale étant les modalités de création de ressources vidéoludiques. Toute la difficulté vient du fait que l’enseignant n’utilise pas véritablement de « boîte à outils » dans laquelle on pourrait retrouver le jeu vidéo aux côtés du texte narratif ou du film. L’enseignant utilise des artefacts, au sens anglo-saxon du terme : il réinvente l’outil à chacune de ses utilisations, lui conférant un pouvoir dont il ne maîtrise souvent que quelques aspects relevant de son champ de compétences. Il faut que le jeu vidéo dans son intégration dans le système éducatif puisse répondre à ce cahier des charges et devenir une ressource et un moyen de création de ressources.
De manière concrète, et dans les expérimentations menées au sein de Pedagame, j’ai pu envisager trois stratégies pour la création de ressources : utilisation de jeux commerciaux, adaptation de jeux commerciaux, création de jeux sérieux pour l’enseignement. Les trois me semblent intéressantes. Dans le premier cas il s’agit de définition de « bonnes pratiques », dans le second d’un travail comparable à la création d’un cours à dispenser en classe, dans le troisième cas il s’agit de construire véritablement une fraction de programme scolaire en essayant de traiter la totalité des contraintes de cette portion de curriculum. Cette phase d’identification de ressources, de création de ressources pour et par l’enseignant est indispensable. Le système éducatif français dispose déjà des moyens nécessaires pour développer ce programme de travail en mobilisant différentes structures comme les CNDP/CRDP, l’Agence des Usages, les groupes de soutien aux expérimentations, les groupes d’expérimentation pédagogiques, les corps d’inspection. Il n’est pas nécessaire de créer d’autres entités pour l’édition de ces nouvelles ressources ou la formation des enseignants. Il suffit juste de définir avec ces structures des objectifs communs au-delà de la collecte de pratiques.
Je crois à la possibilité d’une intégration du jeu vidéo dans l’éducation par une innovation ascendante générée par les enseignants. Cependant il faut que ce potentiel d’innovation soit valorisé et conduit par un management efficace et la définition d’objectifs, l’un de ces objectifs étant la mesure constante de l’efficience du jeu vidéo pour l’éducation et la formation en contexte scolaire. Pour des raisons générationnelles, le travail sera peut-être plus facile dans les académies et les bassins d’éducation disposant d’un barème d’entrée peu élevé comme la banlieue parisienne par exemple. Toujours dans la perspective de mettre en place une structure managériale souple et efficace, il me semble qu’un programme d’introduction du jeu vidéo pour l’éducation et la formation en France doit pouvoir s’appuyer sur la mise en place d’un réseau de type « communauté de pratiques » pour mettre en relation les enseignants volontaires et motivés avec des chercheurs et des industriels. Le but pour l’enseignant est d’exprimer ses besoins et de permettre l’appréhension d’une sorte de cahier des charges à disposition de l’industriel comme du chercheur. Le chercheur doit avoir un rôle de tuteur de manière à introduire l’enseignant aux méthodes de la recherche action et l’aider à prendre du recul de temps en temps sur le chemin qu’il parcourt dans un champ pédagogique complètement déstructuré du fait de l’intrusion des technologies de l’information et de la communication.
Car l’enseignant, face à l’objet jeu vidéo, aura naturellement tendance à faire évoluer ses pratiques en faisant une place plus importante à l’évaluation formative au détriment de l’évaluation sommative par exemple, même si les deux méthodes restent pertinentes avec le jeu vidéo. Pour effectuer ce changement de pratiques il est possible que l’enseignant souhaite être accompagné par un chercheur disposant de connaissances établies en termes de sciences de l’éducation, de sciences cognitives ou en rapport étroit avec l’objet jeu vidéo. La relation avec les industriels ne doit pas non plus être mise de côté. Le marché est émergent, en structuration mais les bénéfices attendus sont importants ce qui incitera les industriels comme les politiques à mener des actions visant à développer le jeu vidéo pour l’éducation et la formation.
Du fait de la forte centralisation du système industriel et éducatif français, si des programmes de développement de ressources sont menés à l’échelle nationale, l’enseignant risque de se retrouver en périphérie, l’élève devenant la cible à la fois économique et pédagogique d’un logiciel à la fois fortement interactif et fortement immersif. Si l’enseignant ne collabore pas avec l’industriel, le risque est de voir sa capacité créative et innovante sous-exploitée. La liberté pédagogique ne sera qu’un rempart bien fragile lorsque des budgets importants auront été alloués dans les établissements pour généraliser l’usage d’outils pédagogiques d’une technicité ne permettant plus une adaptation absolue aux besoins des enseignants. L’enseignant doit rappeler qu’il fait partie des utilisateurs finaux du jeu vidéo pour l’éducation et la formation et partager son expérience du terrain en dévoilant la nécessité de mettre en place des ressources qui s’adaptent au mieux au profil par essence particulier de chaque élève. Dans le cadre de l’industrialisation de l’éducation et du développement de l’économie de la connaissance, l’enseignant doit maîtriser les outils lui permettant de créer des médias interactifs dont le « rendement » pédagogique est très important. Une collaboration avec l’industrie du jeu vidéo peut permettre de former les enseignants à ce type de création. C’est pour cela qu’un programme de formation est essentiel d’une part pour l’intégration du jeu vidéo, mais également pour son adaptation aux besoins pédagogiques propres à chaque professeur : qu’on le veuille ou non, pour l’élève motivé par les apprentissages scolaires, l’enseignant est un créateur de jeux sérieux et on peut même avancer l’hypothèse que toute sa formation professionnelle va dans ce sens. Les outils disponibles deviennent de plus en plus simples et plusieurs produits sont en préparation qui permettront d’accompagner ces pratiques pédagogiques nouvelles dans les prochains mois.
Avec quels acteurs ?
Les acteurs potentiels sont identifiables et nombreux en France. En faire la liste ne serait pas forcément pertinent. Le jeu sérieux étant en plein développement on retrouve des pôles d’excellence, des pôles de compétitivité, des consortiums, des associations, des départements de grandes et de petites entreprises, des laboratoires universitaires, des agences gouvernementales. Les synergies favorables à l’introduction du jeu vidéo dans l’éducation et la formation sont aujourd’hui véritablement multi-scalaires : on peut avoir un jeu pour former à une compétence métier, un jeu pour découvrir et s’approprier une partie d’un territoire communal, un jeu pour sensibiliser à une question sociétale. On est loin du modèle économique de la vague « edutainment » durant laquelle un seul produit pouvait être lancé à l’échelle EMEA (Europe, Midlle-East, Africa). Même si de bons produits peuvent encore être développés et distribués à cette échelle, il paraît plus pertinent, étant donné les technologies et les pratiques actuelles, de travailler à plus grande échelle, en privilégiant au moins le national mais si possible le régional et le local dans la définition d’un modèle avant d’envisager sa distribution à l’échelle continentale. Les acteurs, sont là, partout, et certains depuis de nombreuses années.
Pour rester dans un contexte scolaire on peut par exemple citer le réseau Ludus qui travaille sur la pédagogie du jeu depuis plus de dix ans maintenant. La question est de savoir s’il est possible de réunir les motivations et les talents autour de projets créatifs. Le plus pertinent serait de monter en France ou en Europe une sorte d’institut du jeu vidéo pour l’éducation et la formation comme cela peut exister aux Etat-Unis avec des initiatives du type de l’ « Institute of Play » et du « Games For Learning Institute » rassemblant chercheurs, industriels, enseignants et institutionnels. En Ecosse une structure déjà existante pourrait inspirer une initiative française, il s’agit du Consolarium. La communauté de pratiques que j’anime avec plusieurs collègues, nommée Pedagame, pourrait être à la base de cette structure même si notre organisation est encore très informelle et nos activités d’une portée limitée. Le tout est de mettre autour d’une table des industriels, des chercheurs et des décideurs politiques sous le regard et le feu des questions d’un groupe d’enseignants motivés, pour esquisser l’architecture de cet observatoire du jeu vidéo pour l’éducation et la formation en faisant part de leur besoins présents et futurs.
Que faudrait-il éviter ?
Ce qu’il faut éviter c’est de faire de l’ « edutainment », c’est-à-dire commander à l’industrie des produits éducatifs à l’ergonomie ou l’adaptabilité limitée pour l’enseignant et peu motivants pour les élèves. Le jeu vidéo, pour remplir une mission pédagogique, doit d’abord être fidèle à sa nature : il doit être immersif et motivant au delà de la question du ludique et du sérieux. Cela suppose d’intégrer l’élève et l’enseignant à la création de l’objet pédagogique jeu vidéo et de ne pas faire du produit pédagogique dans le but de satisfaire le parent moyen ou l’idée que le politique en charge de l’éducation se fait du parent moyen. Pour de multiples raisons, surtout dans le champ du jeu vidéo, ce n’est pas les parents qui sont consommateurs ou électeurs mais les enfants et les adolescents. Pour quelques années encore le dialogue s’établira donc de manière privilégiée entre l’enseignant et l’élève pour ce qui est du jeu vidéo pour l’éducation et la formation. D’autre part, la création de ressources pédagogiques vidéo-ludiques doit être l’occasion de renouveler nos connaissances en sciences cognitives, en neuropsychologie mais également de développer une pédagogie du projet : l’élève doit parcourir et concourir… même si cela oblige le professeur à courir derrière lui.
Pour ce faire, les sciences de l’éducation doivent continuer à intégrer rapidement les avancées concernant la connaissance du mode de fonctionnement du cerveau d’un apprenant. Sans cet effort, le jeu vidéo sera mutilé lorsqu’il sera exploité pour répondre à des contraintes pédagogiques extraites de modèles d’apprentissage ne permettant pas d’appréhender toute sa complexité et son potentiel en termes de développement cognitif ou de transfert de savoirs. Ce qu’il faut éviter également, c’est le jeu vidéo pour le jeu vidéo dans l’éducation. L’utilisation de ce nouvel objet pédagogique doit correspondre à une volonté d’innover et d’expérimenter qui est au cœur du métier d’enseignant, mais son introduction à l’école doit également servir des objectifs clairement définis. On connaît son potentiel pour ce qui est de la motivation, du développement et de la structuration de l’éducation informelle, pour ce qui est de l’introduction aux sciences informatiques, de l’exploitation de la mémoire kinesthésique, de la revalorisation de soi et dans bien d’autres domaines. Il faut donc donner à cet objet pédagogique et à son utilisation des objectifs clairs et mesurables, qui doivent rester souples et évolutifs afin de mieux en cerner le potentiel. Il ne faudrait surtout pas que le jeu rentre en classe pour nourrir les actions de communication des industriels et des décideurs politiques comme c’est le cas pour d’autres technologies ou d’autres produits. On ne pourra pas, par la suite, reprocher aux industriels leur volonté de placer leurs produits sur le marché que constitue l’éducation dans une perspective uniquement commerciale, si les décideurs politiques ne prennent pas la peine d’intégrer véritablement l’élève et l’enseignant dans la boucle de conception de production et de diffusion du produit lorsqu’ils rédigent leur marchés publics ou leurs appels à projet.
Comment amener la culture du jeu en classe ? L’argent suffit-il ?
La culture du jeu vidéo s’est déjà introduite en classe avec la complicité des élèves. Savoir si elle doit être intégrée dans la majorité des programmes scolaires en tant que méthode d’enseignement pour développer une synergie avec la culture académique correspond à un choix de société. Mais contrairement à d’autres médias comme la radio, le cinéma ou la télévision, il faudrait que le choix soit fait de manière active sinon il sera subi. La croissance pour ce qui est des pratiques ou du développement du marché est très forte. Du fait de la possibilité bientôt donnée à chacun de créer son propre jeu, du fait des enjeux économiques nationaux que cette industrie représente, du fait du potentiel pédagogique de ce nouvel objet, des décisions politiques doivent être prises rapidement pour répondre à cette question : doit-on encourager le développement d’une pédagogie du jeu ?
La question n’est pas de savoir si on doit jouer à l’école. Se demander s’il faut jouer ou pas à l’école est absurde. J’ai eu la chance d’avoir un bon parcours scolaire et si je mets de côté mes quelques années dans un lycée d’élite de centre-ville où j’ai subi les enseignements dispensés en filière scientifique, l’école a toujours été pour moi un jeu, découvrir le système de règle appliqué à l’école m’a toujours motivé, et je pense être sorti gagnant des nombreuses parties de jeux que j’ai menées en classe avec mes camarades et mes professeurs. Mais sans jouer sur les mots, le jeu vidéo est déjà présent dans les programmes d’éducation artistique et culturelle ou dans le programme d’histoire des arts. Il est aussi introduit de manière ponctuelle par les enseignants dans leurs pratiques face aux élèves. Pour les enseignants qui l’utilisent dans d’autres matières c’est une véritable drogue : le plaisir et la motivation que ces activités vidéo-ludiques procurent chez les élèves représente un danger d’addiction bien réel pour l’enseignant. Il est toujours bon d’aborder la question de l’addiction quand on parle de jeux vidéo dans les médias. En bref, je pense qu’il serait bon de se faire violence et de réfléchir concrètement en France à l’intégration du jeu vidéo à l’école pour s’avouer enfin que plaisir n’est pas l’antonyme de travail.
Julien Llanas
Entretien François Jarraud
Jeune enseignant d’histoire géographie et éducation civique à Clichy-la-Garenne, Julien Llanas est co-fondateur de la communauté de pratiques Pedagame dédiée à l’utilisation des jeux vidéo pour l’éducation et la formation, qui se développe en relation avec le monde de la recherche et l’industrie du jeu vidéo.
Pour aller plus loin :
Notre dossier « Enseigner avec le jeu »
http://cafepedagogique.net/lemensuel/laclasse/Pages/93_DossierEnseig[…]