Idriss Aberkane, jeune chercheur rattaché à l’Université Paris 5.
“Thought is the work of brain and nerve, in small-skulled idiot poor and mean;
In sickness sick, in sleep asleep, and dead when Death lets drop the scene.”[1]
Richard Burton. The Kasidah VII (écrit en 1856)
A la même époque entre le psychologue (William James) et le philosophe (Henri Bergson), entre le neuroscientifique (Santiago Ramón y Cajal) et l’écrivain (Marcel Proust), un profond sujet commun : « la mémoire, son objectivité, sa subjectivité. Dissertez. ». Sincèrement, dans cet article il n’y en a peut-être pas pour tous les goûts mais sûrement pour tous les profs. |
A l’origine de cet article il y a la volonté de populariser auprès des enseignants les travaux déjà assez anciens de Mauro Presenti et al. publiés en 2001 dans la prestigieuse revue Nature Neurosciences, et réalisés en partenariat entre l’Unité de Neuropsychologie Cognitive de l’Université Catholique de Louvain et le Groupe (CEA-CNRS) d’Imagerie Neurofonctionnelle du pôle Cyceron à Caen. Leur titre est assez technique : « Le calcul mental chez un calculateur prodige est assuré par les aires préfrontale droite et temporale moyenne » [2]. Et leur résultat est assez simple : l’expert en calcul mental R. Gamm, qui peut très rapidement calculer le résultat de sin(287), de 539, de la racine cinquième de 8547799037 ou encore donner les soixante premières décimales d’une division de nombres premiers (31/61), ne dispose pas particulièrement de fonctions cérébrales hors norme, il utilise simplement, et du fait d’un véritable entraînement, son cerveau d’une façon différente du commun des mortels… A la base de cette utilisation, de ce véritable détournement ou recyclage qu’il effectue de certaines fonctions cérébrales qui n’ont en temps normal peu ou rien à voir avec le calcul mental, il y a la très vaste mémoire épisodique. Je traduis ici le résumé de publication de leur article :
Les calculateurs prodiges sont des individus qui sont exceptionnellement bons dans la résolution rapide et correcte de calculs mentaux. Par Tomographie à émission de Positrons (TEP), nous étudions ici les bases neurales des facultés cognitives d’un calculateur expert et d’un groupe de non experts, en contrastant le calcul complexe d’une part avec la tâche de se souvenir de faits arithmétiques d’autre part. Nous démontrons que l’expertise du calcul n’est pas due à l’augmentation d’une activité qui existerait chez les non-experts ; l’expert et les non experts utilisaient différentes aires cérébrales pour le calcul. Nous avons trouvé que l’expert pouvait passer d’une stratégie de stockage à court terme qui demande des efforts à une stratégie hautement efficace de codage et d’accès à partir de la mémoire épisodique, un processus qui est assuré par les aires préfrontale droite et médiale temporale.
La mémoire est un grand sujet d’étude qui recouvre particulièrement bien le problème de l’union du corps à l’esprit, ce que les anglo-saxons appellent le « Mind-Body Problem » et que Bergson a particulièrement exploré dans « Matière et mémoire » en se posant cette question : comment de la matière émerge la mémoire ? Car de la mémoire émerge la possibilité de se représenter le monde (et le concept de représentation est à la base de ce que l’on appelle les sciences cognitives), au sens de Bergson : prédire le futur en le mesurant sur le passé, un biais spécifique dans une large mesure à l’être humain qui est capable et désireux de planifier son avenir, pour le meilleur et pour le pire… Si le philosophe français n’est pas particulièrement amateur de la théorie cérébrale de l’esprit, il fournit des réflexions qui peuvent être très fécondes pour les neuropsychologues et les neurophysiologistes. Essentiellement, il impose l’idée que la mémoire est relative à la vie.
Dans notre corps en effet la mémoire auto-organisée, c’est-à-dire construite d’elle-même, est partout et bien au delà du cerveau. On sait qu’il existe déjà des effets de mémoire bien identifiés chez les végétaux, chez les bactéries, et même jusque dans ces entités dites prébiotiques (c’est-à-dire pas même encore vivantes) que sont les « micelles auto-réplicatifs », un phénomène remarquable qui intéressera les professeurs de physique/chimie et de biologie : la saponification de l’ethylcaprylate en caprylate + ethanol produit en solution des micelles de caprylate qui eux-mêmes catalysent la réaction précédente et ainsi… se reproduisent, tout en étant capables d’exhiber un effet de mémoire [3]. C’est une idée qu’avait lancé un des pères fondateurs de la psychologie moderne, à qui l’on doit d’ailleurs qu’elle soit traitée comme une science naturelle : William James (1842-1910, frère de l’écrivain d’Henry James), lui-même proche de Bergson :
Des créatures extrêmement basses sur l’échelle intellectuelle pourraient bien avoir des facultés de conception. Tout ce qui est requis c’est qu’elles puissent reconnaître la même expérience. Un polype pourrait être un penseur conceptuel si un quelconque sentiment de « tiens, re-bonjour machin ! » venait à lui traverser l’esprit. [4]
La mémoire était donc là bien avant les neurones et les cellules gliales qui composent le cerveau humain, et la physiologie du corps humain présente une mémoire immunitaire, une mémoire hormonale, une mémoire du lignage cellulaire, une mémoire génétique, une mémoire épigénétique… Mais c’est dans le cerveau qu’est né le mot « mémoire », que nait ce que nous appelons l’esprit, et c’est de toute évidence le cerveau que nous utilisons pour effectuer des processus mentaux, pour l’éducation. Du très petit au très grand la mémoire prend des aspects divers. Mais c’est le pain quotidien des neuropsychologues et des neurophysiologistes que d’avoir à explorer l’enchevêtrement des comportements d’une seule cellule voire d’une seule molécule et des comportements d’un individu, c’est-à-dire d’aller de la biochimie à la psychologie, de la molécule à la société, ce qui fera donner à l’ancienne unité de recherche de Jean-Pierre Changeux à l’Institut Pasteur le nom « Récepteurs et Cognition », c’est-à-dire molécules et esprit…
Je crois qu’on a documenté pour la première fois la nature cellulaire de la maladie sanguine appelée drépanocytose (au programme de biologie de seconde-première depuis assez longtemps) en 1904, mais c’est un article de 1949 désormais très célèbre du double Prix Nobel Linus Pauling, d’Harvey Itano, Seymour Singer et Ibert Wells qui l’a proposée comme une « maladie moléculaire », c’est-à-dire une maladie où la défaillance d’une seule molécule du corps provoquait des symptômes externes bien identifiables. Une seule erreur sur un seul nucléotide y induit une seule erreur sur un seul acide aminé qui fait de la protéine hémoglobine une protéine fibreuse au lieu d’un globule, ce qui à son tour rend les hématies fibreuses et perturbe la physiologie du tissu le plus systémique du corps humain : le sang [5]. Dans cette même veine si je puis dire l’équipe de Jean-Pierre Changeux, lui-même au départ enzymologue et spécialiste du récepteur nicotinique à l’acetylcholine, a démontré que la délétion d’une seule sous-unité de cette protéine membranaire chez la souris provoquait… la disruption de son comportement d’exploration. L’expérience est simple : une caméra fixée au dessus d’une cage circulaire y enregistre la position d’une souris selon qu’il lui manque ou non cette sous-unité beta-2 du récepteur, et observe finalement que les souris dites beta-2 KO se présentent beaucoup plus rarement au centre de la cage, ce qui aurait été une caractéristique typique de leur comportement d’exploration. On n’a à peu près aucune idée de ce qui s’est passé de la molécule jusqu’au comportement, mais le résultat est qu’un grain de sable peut être crucial à toute la machine… Il n’y a à présent plus de doutes sur la légitimité scientifique d’une physiologie de la décision, d’une neuroéconomie, c’est-à-dire d’une étude à l’échelle du cerveau des travers psychologiques qui font des acteurs économiques des agents irrationnels, ou encore enfin, pour notre sujet, d’une physiologie de la conscience [6] et d’une physiologie de la mémoire.
Conscient de ce que l’étude du cerveau va nécessiter de conjuguer des talents intellectuels très différents, Changeux, le neurobiologiste, recrute au milieu des années 1980 un jeune mathématicien de l’Ecole Normale Supérieure qu’il intéresse tellement au cerveau que celui-ci va décider de devenir neuropsychologue. A eux deux, le psychologue et le biologiste, ils vont essayer de former une « dream team » qui publiera des modèles très audacieux sur le cerveau humain, et notamment sur la mémoire de travail ou encore ce que l’on appelle les fonctions exécutives centrales, auxquelles la mémoire de travail est rattachée pour tout ou partie. Le nom de ce jeune neuropsychologue est Stanislas Dehaene, et ses travaux sur la façon dont le cerveau représente l’arithmétique et sur la façon dont son comportement global et intégratif pourrait créer la conscience, lui vaudront vingt ans plus tard une chaire au Collège de France. La boucle est en quelque sorte bouclée entre lui et Bergson car si le philosophe pensait que « toute conscience est conscience de quelque chose », le psychologue reprend et étend un modèle (le modèle de Bernard Baars) où la conscience, et notamment dans la pensée consciente, dans des situations aussi diverses que la résolution de problème logique par étape ou le simple courant de pensée, serait une sorte de « tableau d’affichage central » de l’activité mentale. Pour faire simple, si toute conscience est conscience de quelque chose, notre esprit est constamment traversé d’idées, d’images, de souvenirs, ce qui légitime justement la technique du « courant de conscience » en littérature, et ce qui fera écrire à Richard Burton (1821-1890, explorateur et poète soufi) :
“Th’ immortal mind of mortal man!” we hear yon loud-lunged Zealot cry;
Whose mind but means his sum of thought, an essence of atomic “I.”[7]
J’aime beaucoup aussi cette citation de Charles Baudelaire précisément sur la mémoire dans le Voyage (littérairement très proche du Waste Land du poète T. S Eliot et donc des Kasidah de Richard Burton),
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
qui plus loin compare proprement l’esprit humain et l’acte de se souvenir à un cinématographe avant l’heure :
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Je ne cherche pas ici à intéresser artificiellement les professeurs de lettres modernes ; citer la littérature dans un article de neuropsychologie est tout sauf anodin. Le fait que « Je est un autre » de Rimbaud, la Disgregazione dell’io de Pirandello ou, et c’est la suite précise de cet article, la mémoire associative involontaire de Proust entre la madeleine imbibée de Tilleul et sa « Ricordanze » (j’utilise ce mot à dessein, d’après le poète italien Giacomo Leopardi) du temps perdu, sont des phénomènes que le neuropsychologue essaie de comprendre, et inversement, des phénomènes dont la reconnaissance de l’existence même doit énormément à la littérature et aux arts en général. Jean-Yves Heurtebise (voir article publié dans cette édition) m’a justement permis d’intervenir cette année en partenariat avec le Collège International de Philosophie sur le thème du dédoublement dans le cinéma, parce qu’il est convaincu depuis longtemps que les neurosciences peuvent contribuer d’une façon très constructive à l’étude des arts et des média. Et il n’est pas le seul, car à proprement parler, et nous allons y revenir pour plonger dans la partie pratique et technologique de cet article, tout média est une externalisation d’un processus mental. Et quelqu’un qui est capable de s’interroger au bon moment sur l’origine d’une idée ou d’un comportement qu’il a est quelqu’un qui peut faire énormément progresser la connaissance humaine, qu’importe qu’il soit écrivain, philosophe, scientifique… qui qu’il soit en fait.
Le journaliste américain Jonah Lehrer a récemment publié un livre à succès intitulé directement « Proust was a neuroscientist » : « Proust était un neuroscientifique ». Et inversement on doit à un expert international, le neuropsychologue Patrick Cavanagh à l’Université Paris 5, un excellent article paru dans Nature intitulé « Les artistes comme neuroscientifiques » [8], où il analyse scrupuleusement les éléments de technique graphique et morphologique que les artistes à travers les âges et les civilisations ont emprunté – sans forcément le savoir – au fonctionnement du cerveau. Derrière ce lien il y a un dénominateur commun proprement Humaniste, et je ne mâche pas mes mots : le cerveau contribue bien, à la base, à l’absolue totalité des activités humaines et le comprendre c’est comprendre l’Humanité. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras les dieux et l’Univers », cette injonction portée sur le frontispice du temple d’Apollon à Delphes a formé le socle de toute la philosophie occidentale. La connaissance de soi, le gnôthi seauton, c’est bien ce qui caractérise la subjectivité limpide [9] de Proust, c’est-à-dire la capacité absolue à percer le pourquoi de toutes nos sensations qu’elles soient plutôt endogènes comme la mémoire ou plutôt exogènes comme la perception. C’était aussi, d’ailleurs, une des grandes motivations de William James quand il voulait fonder une psychologie : la connaissance de soi doit permettre à l’Humain de se révéler qui il est vraiment, et c’est même sa seule, sa plus intime raison d’être dans un monde absurde qui ne répondra jamais lui-même à la question « pourquoi ? ». Faire de l’être humain la seule cible légitime à la question « Pourquoi » dans son sens métaphysique, c’est l’immense apport de Socrates, maintes fois ravivé, à la philosophie mondiale.
Cela étant le gnôthi seauton n’est pas vraiment la tasse de thé du neuroscientifique. Il y a beaucoup de raisons très intéressantes à cela. La première c’est que tout le fonctionnement cérébral est très loin d’être conscient, explicité dans la mémoire épisodique justement, et donc verbalisable, sinon tout le monde connaîtrait son cerveau comme sa poche et les psychologues n’auraient pas de raison de travailler. La deuxième c’est que l’introspection ne permet pas de publier un article scientifique, et dans la communauté scientifique actuelle, si vous ne publiez pas vous êtes plus ou moins mort. Il y a une exception notable cependant : les derniers travaux de Francisco Varela (1946-2001), publiés de façon posthume par son équipe de l’hôpital de la Pitié Salpétrière en 2002 [10] qui ont inventé une technique marginale mais bien fondée et originale (et selon moi, sous-estimée) des neurosciences : la « neuro-phénoménologie ». Elle consiste essentiellement en l’utilisation des données que rapportent eux-mêmes verbalement les sujets d’une expérience d’électroencéphalographie, des données subjectives, « à la première personne » donc (« first-person data » est le terme consacré) pour guider l’interprétation des mesures objectives de l’électroencéphalogramme. En sciences cognitives, tout d’abord parce qu’il s’agit bien de sciences, donc selon la définition actuelle, de méthodes reproductibles donc falsifiables pour étudier le réel, on se méfie beaucoup de l’introspection et de la subjectivité. Ensuite une cause complètement irrationnelle à cette méfiance est qu’elle nous rapprocherait trop, nous autres cognitivistes, de la psychanalyse. Mais entre les adeptes de l’étude objective et externe qui ont hérité du mouvement empiriste anglo-saxon et de René Descartes, et les adeptes de la phénoménologie d’Edmund Husserl et de Maurice Merleau-Ponty, les cognitivistes ont été très divisés sur l’usage de l’introspection dans le progrès de leur science.
En ce qui me concerne je ne sais pas si l’introspection est irremplaçable, mais je crois qu’elle est profondément féconde. Il est des mécanismes de la mémoire, comme la plasticité synaptique par exemple, qui ne peuvent pas être l’objet de notre appréciation subjective, mais pour d’autres cas cette appréciation peut nous donner d’excellentes pistes avant de mettre en branle toute l’artillerie technique de l’imagerie cérébrale. Je ne sais pas si c’est ce genre de piste qui a amené Mauro Presenti et ses collaborateurs à étudier puis à mettre en évidence le fait que le calculateur R. Gamm spatialisait ses calculs. L’inter-relation de la mémoire et de l’espace-temps, voilà ce qui nous amène à considérer la possibilité de véritables technologies de la mémoire, dont l’application dans le cadre de l’actuelle révolution de la connaissance (que l’on compare bien déjà, avec l’émergence des générations successives de l’Internet, à la révolution industrielle) pourrait dépasser les ambitions les plus audacieuses des experts des média.
A la conférence du 4 juillet 2008 sur l’usage des TICE dans l’éducation organisée par le café pédagogique, j’avais défendu que l’école pourrait devenir le lieu même de l’émergence de nouveaux médias et de nouvelles technologies de la gestion des connaissances, spécialement parce que les professeurs sont des professionnels de la connaissance et qu’ils pourraient contribuer d’une façon très riche à la fois à son étude et à son économie. La connaissance est un bien très spécial sur le plan économique, spécifiquement sur ces trois points :
1) par rapport au capital et au travail, c’est d’abord la connaissance qui permet de donner une valeur ajoutée à une ressource, et mal l’employer c’est gaspiller les ressources.
2) par rapport au capital, le transfert de la connaissance est à somme non nulle, c’est-à-dire que là où donner de l’argent ce n’est plus en disposer, quand on donne une connaissance on la possède toujours après la transaction
3) n’importe qui peut recevoir n’importe quel capital en un temps court, mais n’importe qui ne peut pas recevoir n’importe quelle connaissance sans y être préparé plus ou moins longuement. On peut devenir riche mais pas encore savant du jour au lendemain.
Si nous lançons de nouvelles technologies basées sur l’action, la motivation, et dans le cas précis de cet article, la mémorisation, nous pourrons tout simplement augmenter la bande passante du transfert de connaissance, ce qui est un besoin absolument vital à la future activité humaine car, comme l’a indiqué une très bonne vidéo justement publiée par des enseignants aux Etats-Unis, « nous vivons en temps exponentiel » [11]. C’est notamment le cas dans la croissance de la connaissance et, par extension, de la connaissance publiée qui nous a déjà dépassé. Je fais partie de cette génération de chercheurs qui traverse l’époque critique où plus d’articles sont publiés, même dans un domaine très précis, qu’on ne pourrait en lire en y consacrant toute sa journée. Or l’expertise est encore largement considérée, dans les milieux universitaires, comme la capacité à maîtriser la totalité de la littérature pertinente ; cette définition ne peut plus être valable si l’on se cantonne à utiliser le langage et notamment les articles comme moyen de base de la communication scientifique et, en général, comme moyen de base du transfert de connaissance. Pour moi notre civilisation souffre du fait qu’elle est hyper-verbale, un biais qui a été notamment introduit par l’immense succès de l’informatique au XXème siècle. Ce succès, comme c’est souvent le cas dans l’histoire des idées, a rendu la communauté intellectuelle réfractaire à d’autres explorations dont le manque va se faire ressentir de plus en plus. On parle des acteurs de la recherche scientifique comme des « chercheurs » alors qu’au sens le plus fondamental ils sont des explorateurs : la recherche est d’abord une exploration, c’est-à-dire l’étude de choses complètement inattendues et imprévisibles (donc in fine impossible à piloter), comme le disait justement Gilles Deleuze à propos de Bergson « le devenir est donc création, nouveauté imprévisible ».
Or l’exploration, voilà bien une très riche source de plaisir et une véritable fonction naturelle du cerveau humain. J’ai déjà parlé de l’étude de l’équipe de Changeux sur l’exploration chez la souris. Il se trouve que Dehaene et Changeux ont passé plus de vingt ans à développer un vaste modèle du fonctionnement dynamique du cerveau qui est caractérisé par l’existence cruciale d’une forme d’activité spontanée (qui représente assez bien le fait qu’un cerveau conscient n’est jamais au repos) dont la nature pourrait expliquer certains syndromes psychologiques de la persévérance (ou de son absence).
L’espace en trois dimension a joué un rôle central dans la co-évolution de notre cerveau avec son environnement et notre cerveau actuel, cet ensemble d’appareils d’organes rattaché au système nerveux central, est toujours équipé de processeurs spécialisés dans ce que l’on pourrait voir comme un vaste calcul spatial, dont la mise en œuvre est spontanée, très facile, et ne provoque pas même de sensation d’effort subjectif. C’est le point de l’étude de Presenti et al : le calculateur R. Gamm a développé une stratégie cérébrale, un algorithme cognitif qui tient à jongler entre sa mémoire de travail et sa mémoire épisodique, un procédé que je comparerais à l’architecture de ces nouveaux micro-processeurs à « double cœur » « dual core ». Cette stratégie lui permet d’effectuer ses calculs très rapidement. Ailleurs, le champion du monde de calcul mental Alexis Lemaire a pu extraire la racine 13ème d’un nombre à 100 chiffres en moins de 3,7 secondes ! Ceci inclut la lecture du nombre, le calcul proprement dit, et la restitution du résultat ! Ce genre de fait secoue l’édifice des sciences cognitives parce qu’il met en lumière un très grand nombre d’hypothèses cachées et de croyances non explicites que nous y avons faites sans les tester dans nos recherches et qui ne sont probablement pas valables. Essentiellement, la procédure qui règne sur la psychologie cognitive expérimentale est la mesure du temps de réaction nécessaire à la réalisation d’une tâche mentale donnée. A mon grand regret d’ailleurs, je ne connais aucune publication qui ne l’ait jamais utilisée sur des tâches dont le déroulement est difficile à jalonner de marqueurs objectifs comme par exemple la pensée et l’imagination. Mais surtout la mesure des temps de réaction a amené beaucoup de chercheurs à supposer implicitement qu’ils avaient identifiés des temps de réaction absolument irréductibles pour certaines tâches, à force de patience et de rigueur expérimentale, donc les limites profondes de nos capacités mentales. Cela est vrai dans le cadre artificiel d’une expérience scientifique, c’est-à-dire dans le laboratoire, mais la possibilité de changer de stratégie mentale, d’utiliser le cerveau pour y construire librement des algorithmes cognitifs complètement inattendus à été sous-estimée et se manifeste pourtant clairement « dans la nature ». Or la nage libre n’est pas vraiment ce que l’on aime observer en laboratoire. C’est un des cas qui rappelle à la recherche scientifique la valeur de l’observation par rapport à l’expérimentation. C’est aussi un des cas qui nous met sous le nez, à nous autres scientifiques, cette déformation professionnelle typique de notre activité : « si je l’ignore ça n’existe pas ! ».
Bien que l’on s’accorde de plus en plus sur le fait que le cerveau ne soit pas un ordinateur, si la science de l’informatique est basée sur des fondements théoriques qui démontrent la possibilité de tels ou tels algorithmes (comme le lambda-calcul en logique), en sciences cognitives nous n’avons pas encore véritablement fondé notre algorithmique cérébrale. Si nous le faisions pourtant, nous pourrions commencer à construire de façon systématique, c’est-à-dire à mon sens scientifique, de nouvelles technologies mentales. Ce qui ressort de l’article de Presenti et al m’a amené cette année à postuler l’existence d’un premier media issu de cette recherche dans les technologies mentales que j’ai appelé « hyperécriture » et dont la définition est simple : l’organisation de la mémoire de travail par la mémoire épisodique [12].
L’écriture c’est en quelque sorte le codage par des signes d’une succession de visions, d’effets, de représentations mentales qui vont être affichées dans notre conscience centrale. Cette nature relative de partition musicale qu’a l’écriture est riche d’applications en poésie, ce qui fera écrire à André Gide dans son « Anthologie de la poésie Française » :
Eluard ne retient des mots que leur pouvoir incantateur ; pouvoir qui, du reste, n’est dû, en plus de leur sonorité, qu’au souvenir de leur emploi précédent, alors qu’ils gardaient signification plus ou moins précise[13]. Ainsi se forme-t-il autour des mots une sorte d’auréole diffuse ; leurs contours s’irisent, et le poète obtient son sortilège en juxtaposant ces diaprures. Le lecteur n’a plus à précisément comprendre, mais à se prêter. Les sons rythmés évoqueront en lui je ne sais quel faisceau de sensations où la raison n’a rien à voir, la raison raisonneuse ; malgré quoi ou plutôt : à cause de quoi, une telle poésie devient extraordinairement spirituelle, émancipée de toute relation avec le monde des transactions. Car l’ébranlement du patient ne reste pas cantonné dans le sensoriel.
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.Disait Mallarmé. Il n’y a pas à le nier, ce « nouveau devoir » est d’ordre idéologique. Banville le dit fort bien : « des idées nous sont nécessairement communiquées d’une manière certaine ». Chaque mot est, ici, pesé. Et d’abord, lorsqu’il dit « idées », l’on comprend qu’il ne s’agit pas de concepts susceptibles de former des syllogismes, qu’il entend par ce mot toute émanation, j’allais écrire : toute phosphorescence, si imprécise fût-elle, de l’intellect. « Communiquées » – la fin même de la poésie est une subtile et mystérieuse communication, un recours à la sympathie spirituelle. « Nécessairement » ; « d’une manière certaine » – tout l’art est d’inventer, de découvrir, telle relation des mots entre eux, de ces mots avec l’esprit du lecteur par quoi l’émotion du poète, par quoi ses « idées » se fassent communicables.[14]
Lire le mot « triangle » provoque d’une façon plus ou moins floue et déterministe (cette question d’une immense importance est en suspens ; l’une de ses corollaires est contenue dans ce que Roland Barthes appelait la « mort de l’auteur ») un effet mental qui est rendu largement disponible à plusieurs types de traitement (visualisation, verbalisation, souvenir, etc.) eux-mêmes plus localisés dans le cortex cérébral. L’écriture touche typiquement la mémoire de travail, mais la spatialisation et d’une façon générale l’exploration avec mémorisation (en trois dimensions) touche notamment une structure fascinante de notre cortex cérébral, l’hippocampe, qui est associé à la formation de mémoire spatiales et impliqué dans la construction de la mémoire épisodique.
ci-dessus : coupe coronale colorée d’un cerveau de macaque centrée sur l’hémisphère droit. La substance noire du cortex cérébral apparaît en violet foncé. L’espace entouré en pointillés est la « corne d’Amon » ou Hippocampe. Cette image est mise à disposition sous licence creative commons par brainmaps.org. |
ci-dessus : détail de l’histologie d’un hippocampe de souris. En bas à gauche est schématisée la connectivité entre trois régions de l’hippocampe (le Gyrus Dentelé GR, le Champ Amonien 3 CA3 et le Champ Amonien 1 CA1) et diverses régions du cortex entorhinal (EC). Ce dessin a une grande valeur historique car c’est un fac-similé d’une planche du traité du père des neurosciences Santiago Ramon y Cajal, publié à Paris en 1911 et en langue française « Histologie du Système Nerveux de l’Homme et des Vertébrés. » |
Les hippocampes (il y en a un par hémisphère) sont des structures très, sinon les plus étudiées du cortex cérébral. Il s’agit d’une petite boucle invaginée située au niveau du lobe temporal, dont une des fonctions principales est la représentation de l’espace. Une de ses parties, le Gyrus Dentelé, est aussi connue jusqu’à présent comme la seule région du cerveau où l’on ait identifié de la neurogénèse à l’âge adulte, c’est-à-dire que c’est peut-être la seule région du cerveau où des neurones continuent de se reproduire à l’âge adulte au lieu de disparaître inexorablement au cours du temps. Il existe aussi dans l’hippocampe des neurones bien particuliers que l’on a appelé des « cellules de lieu » (« place cells » en Anglais) qui ont pour particularité de s’activer spécifiquement lorsque l’individu se trouve dans un endroit précis. L’hippocampe est impliqué de façon critique dans la navigation spatiale en effet. On a démontré par exemple qu’un rat explorant un labyrinthe associera spontanément chacune de ses positions à un ensemble de cellules qui y seront sensibles : le résultat est que quand le rat se retrouve au même endroit, ces cellules le lui indiquent en s’activant. L’article de Presenti et al. n’identifie pas d’activation spécifique de l’hippocampe chez l’expert calculateur mais rien n’empêche de penser que ces « cellules de lieu » ne puissent s’associer à des lieux virtuels, à des lieux de la pensée, à l’approche spatiale d’un cube dans le raisonnement géométrique ou dans le cas présent à la spatialisation des données numériques pour le calcul mental…
L’hippocampe est lui-même fortement connecté au cortex entorhinal voisin (selon un principe d’histologie cérébral qui veut que les populations qui doivent fonctionner ensemble soient proches les unes des autres) qui lui présente non pas des « cellules de lieu » mais des « cellules de grille ». Ces cellules participent aussi à un codage précis de l’espace : disons pour simplifier qu’il y en aurait deux types chez la souris : les « noires » et les « blanches » ; si vous placez une souris sur un échiquier, les « noires » s’activeront quand la souris passera dans la zone quadrillée par les cases noires et les « blanches » par celle des cases blanches. Le cortex entorhinal est une aire sur laquelle une lésion peut induire des troubles cognitifs très divers, allant de l’amnésie à l’incapacité à nommer un objet ou à l’associer à une catégorie conceptuelle (par exemple l’incapacité à répondre à la question « est-ce un être vivant ? » face à la photo d’un clou). Car s’il est bien une structure inter-reliée, intelligente, c’est le cerveau et notamment son cortex dont la connectivité est incroyablement grande. La conséquence en est que certaines structures peuvent participer à une grande diversité de fonctions psychologiques. Le couple cortex entorhinal-hippocampe est de celles-là : il est impliqué dans la construction de mémoires à long terme, dans l’optimisation de la mémoire durant le sommeil, il forme la part la plus importante du « système paralimbique » impliqué dans la formation de mémoires liées à l’aversion et au plaisir et des travaux comme ceux de l’équipe de Lorraine Tyler à l’université de Cambridge suggèrent qu’il contribuerait à rien de moins que la construction des connaissances conceptuelles « raffinée » (par exemple la capacité de faire la différence entre un chat et un chien). Enfin, on a longtemps cru, à tort, que l’Hippocampe était l’intermédiaire direct entre notre nez et la mémoire olfactive, et à présent cette structure continue d’être étudiée dans la formation de mémoires associatives et de mémoires involontaires liées à des stimuli gustatifs ou olfactifs…
…or la mémoire involontaire et la mémoire associative, voilà bien de quoi il est question dans l’épisode de la madeleine de Proust. L’auteur a eu en effet la subjectivité limpide de remarquer que les goûts et les odeurs sont d’excellents stimuli pour former des mémoires associatives, auxquelles soudainement se rattachent des objets, des épisodes, des sons, des choses qui n’ont rien à voir ni avec le sens du goût ni avec le sens de l’odorat, ce qui, si on observe suffisamment bien, n’est en fait pas du tout trivial sur le plan des neurosciences, car cela implique qu’il y ait une forte connectivité entre le codage de ces souvenirs gustatifs et ceux de données plus conceptuelles, émotionnelles, ou autre qui relèvent de fonctions cérébrales complètement différentes…
Le langage et l’écriture relèvent en fait du même phénomène. Selon un principe découvert dans les années 1940 par Donald Hebb et qui porte désormais son nom, des neurones qui s’activent simultanément ont tendance à se connecter plus fortement ensemble (« fire together wire together »). Même si on sait maintenant qu’il existe aussi un opposé et toute une variété de cas intermédiaires à ce principe, le fait simple est que si les mots « chocolat » ou « groseille » ,qui sont à l’origine complètement arbitraires en tant que signes tracés, peuvent nous faire saliver et même être utilisés pour nous hypnotiser (et le rôle du langage dans l’hypnose témoigne bien du fait qu’il forme ce qu’on appelle un système « fortement connecté »), c’est que l’activation qu’ils évoquent se répercute rapidement à celle, a priori complètement différente, qui provoque la salivation… Les mémoires associatives sont très certainement faites du même métal et tiennent à l’association forte et durable d’activations cérébrales diverses, dont l’immense plasticité a un potentiel tel qu’il pourrait nous permettre un jour d’apprendre et de retenir les maths à l’odeur ou à leur son… Les travaux sur la synesthésie de chercheurs comme Vilayanur Ramachandran à l’Université de San Diego laissent rêveur quand à la possibilité de goûter des triangles. J’ai moi-même conçu des expériences pilotes quand je travaillais à Cambridge pour développer une géométrie auditive, entre autres choses pour l’apprentissage de la géométrie et de la chimie organique aux malvoyants mais aussi simplement pour changer – c’est le cas de le dire – notre « point de vue » sur des objets que nous connaissons, car en passant d’une modalité sensorielle à une autre notre approche d’un même objet change du tout au tout. Comme l’avait dit Idries Shah, les concepts sont en quelque sorte des « éléphants dans le noir », d’après cette histoire du poète Rumi où des curieux veulent savoir ce qu’est un éléphant et se proposent de l’étudier discrètement au jugé dans une tente sans lumière. Selon qu’il tâtonne sur la patte, les oreilles ou le dos, chacun a une conception différente du même objet « éléphant »…
Les anglo-saxons ont un concept simple quand ils font une présentation : ils n’oublient jamais de synthétiser tout leur exposé en un « take-home message », le message à retenir. Cet article n’est pas un mode excellent de transmission de la connaissance, et puisque j’en arrive à la conclusion il me faut faire court et simple : la mémoire épisodique, c’est-à-dire « autobiographique », peut être utilisée avec un grand succès dans l’apprentissage, dans l’éducation. On pourrait autour d’elle rassembler concepts et notions comme on sait déjà le faire avec l’écriture, et c’est un enseignement très précieux que nous apporte Proust. J’ai suivi beaucoup de cours jusqu’ici et j’en ai vu de très bons comme de très mauvais, des cours qui supposaient sincèrement que je serais capable de retenir pour toujours chacune de leur 1000 diapositives powerpoint et des cours qui se satisfaisaient de ce que j’en avait retenu l’essentiel, le message à retenir. Comme on ne peut pas voir l’érosion quotidienne de notre mémoire, et comme dans notre éducation il faut avant tout avoir (des connaissances) pour faire nous ne parvenons pas et ne voulons même pas appréhender, voir bien en face, la réalité que nous oublions une énorme part de ce qui nous est transmis au cours de notre vie, surtout lorsqu’il s’agit de connaissances conceptuelles. La part que vous retiendrez de cet article dans deux mois sera beaucoup moins grande que vous ne l’imaginez, et c’est sans doute tout juste si vous vous souviendrez du nom de son auteur dans six mois, et l’avoir même lu dans un an… Et c’est une bonne chose au fond. Le cerveau doit être adaptable. Mais vous savez que si vous venez à ouvrir une prochaine édition du café pédagogique, ce que je vous souhaite, et que cet article vous a plus, ce que je vous souhaite aussi, la vue même du logo du journal pourra vous rappeler l’article. Le cerveau fonctionne ainsi. Retenir A, B et C tous ensembles lui est plus facile que de retenir A tout seul. Ajouter à la mémoire de données abstraites des épisodes concrets de notre vie ce n’est pas l’alourdir, c’est la consolider.
D’après ma petite expérience je dirais que les professions qui exigent une formation académique longue comme la recherche ou la médecine s’appuient énormément sur la mémoire épisodique. Le médecin au travail se souviendra que ce mode de diagnostic il l’a appris dans tel amphi, ou à telle époque de son internat, dans tel service, et dans telles circonstances. Et si ce n’est pas de la première fois dont il se souviendra spécifiquement, il se souviendra d’un épisode marquant associé à cette connaissance… L’historien de l’art saura vous dire dans quel musée il a admiré non pas seulement telle œuvre mais tel artiste ou tel mouvement pour la première fois, dans quelle bibliothèque il a appris ce qu’était le maniérisme, et à quelle époque de sa vie. Pourquoi se le cacher ? La part biographique de notre apprentissage est utilisée d’une façon irréductible et remarquablement efficace dans notre façon de le garder en mémoire. Le cerveau est fait pour ça.
Je voudrais finir par vous citer les excellents travaux de Petr Janata de l’University of California, Davis, qui utilisent l’imagerie cérébrale pour étudier la formation de mémoires épisodiques induites par la musique… ces slows qui ont marqué notre adolescence ou ces chansons qui ont été « notre chanson » en couple. Et si je vous en parle aujourd’hui ce n’est pas seulement que d’une façon objective ses travaux sont d’une grande validité scientifique, mais aussi que je l’ai rencontré et que je saurais vous dire, non plus déjà à quelle date exactement, mais où : durant un séminaire « CogLunch » organisé à l’université de Stanford au printemps 2007, où je me souviens qu’il avait fait tout le chemin de Davis jusqu’à Palo Alto dans la journée. Je n’avais d’ailleurs pas du tout appréhendé ce que je sais maintenant de la portée de ses travaux sur les média, la pensée, la mémoire et l’apprentissage. Mais en conservant tranquillement cette donnée dans ma mémoire autobiographique, j’ai pu la ressortir et l’approfondir en temps voulu et vous la faire partager ici.
Si vous lisez l’excellent ouvrage « La Bosse des maths » de Stan Dehaene, qui a d’ailleurs effectué son post-doctorat avec le même directeur que Petr Janata, vous y trouverez – et je me souviens subjectivement de – un passage où il introduit le fait remarquable que la représentation du nombre dans le cerveau humain est spontanément spatialisée par… un épisode précis de sa vie où, de passage à un hôtel encastré dans une falaise à Trieste, il se souvient avoir été troublé par le fait que les numéros des étages dans l’ascenseur y étaient renversés. S’il faut réconcilier ce que Sainte-Beuve appelait la « méthode biographique » en critique littéraire et l’attention étroite au seul texte que Proust prônait contre lui, j’attends avec impatience l’avènement d’une « méthode épisodique » dans l’acquisition de la connaissance chez l’Homme.
Nous entrons à peine dans l’appréhension subjective des processus quotidiens de la vie mentale ; cet article est une très modeste contribution à cet effort collectif qu’il faudra faire pour nous réapproprier et justement verbaliser ou transmettre pour mieux en prendre conscience, toute la subtilité et la délicatesse de notre vie mentale. S’il y aura un jour une véritable période Historique pour la vie mentale, c’est-à-dire une période où toute la finesse de ce qui se passe dans nos esprits saura être transcrite et transmise avec suffisamment d’exactitude et de liberté aux générations futures, ce pour quoi le langage est loin d’être suffisant (voir l’interview de Jean-Yves Heurtebise) ce sont des gens comme Proust, James, Bergson et Cajal qui nous auront fait sortir de l’actuelle pré-Histoire où nous nous trouvons. N’est-ce pas là justement la vocation de la mémoire ?
I. J. A. 15 juin 2009
[1] La pensée est l’œuvre du cerveau et des nerfs, pauvre et mauvaise chez le bas de plafond / dans la maladie malade, dans le sommeil endormie, et bien morte quand tombe le rideau de la mort
[2] Presenti M. Zago L, Crivello F, Mellet E, Samson D, Duroux B, Seron X, Mazoyer B, Tzourio-Mazoyer N. Mental calculation in a prodigy is sustained by right prefrontal and medial temporal areas. Nature Neurosciences 1 (vol. 4) jan 2001 . p. 103
[3] Pour les curieux(ses) l’effet de mémoire tient à un processus d’hystérèse entre deux états stables que peut adopter la population des micelles dans la solution. Références de l’’article complet : BACHMANN P. A.; LUISI P. L. ; LANG J. Autocatalytic self-replicating micelles as models for prebiotic structures Nature 1992, vol. 357, no6373, pp. 57-59.
[4] William James au Chapitre 12 de ses Principes de Psychologie.
[5] Et lorsque l’on découvre que la plus grande persistance de cette maladie en Afrique de l’Ouest, semblant contredire a priori l’hypothèse de la sélection naturelle, pourrait se trouver expliquée par le fait que les patients drépanocytaires ont de meilleurs statistiques de résistance à la malaria, la biologie n’en devient que plus vaste et plus fascinante.
[6] le terme consacré est « corrélats neuronaux de la conscience » à propos desquels le philosophe Ned Block, de l’Université d’état de New York, a publié d’intéressantes critiques scientifiques inspirée de la philosophie analytique et empiriste. Si on parle de « corrélats neuronaux » c’est qu’on fait encore l’hypothèse simplificatrice – dont on sait qu’elle est fausse – que les cellules gliales ne contribuent pas à l’émergence de la vie mentale. Toujours pour les curieux(ses) un article de Reuter et al paru dans Neuroimage en 2009 défend que « l’endommagement de la substance blanche affecte l’accès à la conscience dans la sclérose en plaque » or la substance blanche est bien d’origine gliale, même si l’on suppose que les cellules gliales ne sont que les manutentionnaires des neurones.
[7] « l’esprit immortel de l’homme mortel ! » nous entendons le Zélote s’époumoner / Dont l’esprit pourtant ne signifie que la somme de ses pensée, une essence de « Je » atomiques.
[8] Cavanagh P. The Artist as Neuroscientist Nature Vol 434 March 2005 p. 301-307.
[9] le terme n’est pas de moi et il n’est pas anodin non plus : on le doit à Aly n’Daw, actuel directeur de l’Ecole Soufie Internationale de Paix et de Service.
[10] Lutz et al. Guiding the study of brain dynamics by using first-person data: synchrony patterns correlate with ongoing conscious states during a simple visual task. Proc Natl Acad Sci U S A. 2002 Feb 5;99(3):1586-91.
[11] « we live in exponential time » vidéo en anglais :
http://www.youtube.com/watch?v=pMcfrLYDm2U&feature=related
[12] Si vous lisez l’article d’interview de Jean-Yves Heurtebise, je vous indique ici que l’hyperécriture est une des caractéristiques émergentes, c’est-à-dire qu’elle apparaît sans être définie au départ, des MPU.
[13] Verlaine dans son art poétique parlait d’une « chanson grise » ; la poésie de Leopardi quant à elle avait pour caractéristique l’indéfini et le vagghegiare.
[14] André Gide (ed). Anthologie de la Poésie Française, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952 pp.50-51. C’est moi qui souligne.