tribune de Philippe Boisseau
On a pu critiquer
bien des
aspects des nouveaux programmes de la maternelle (juin 2008).
Concernant le langage, j’ai regretté en
particulier (cf mon article
d’alors) qu’ils n’affirment pas plus
clairement que l’apprentissage de l’oral ne se confond pas
avec celui de l’écrit comme le faisaient, par
exemple, les instructions de 1977, rédigées
par les inspectrices générales de
maternelle de l’époque : « Ainsi
s’élabore, sous l’impulsion dynamique de
l’affectivité, un langage enfantin, à
l’origine, qu’il faut éviter d’enfermer trop tôt
dans des structures syntaxiques rigoureuses et
définitives imposées par le code. Il
est regrettable de constater que, trop souvent, on invite les
enfants à s’exprimer oralement en leur imposant des formes
qui relèvent du code écrit. »
Cependant, une mesure mise en
place dans le cadre de ces nouveaux programmes,
l’instauration
d’heures de soutien aux enfants en difficulté (60h
annuelles libérées par le passage de 26h
à 24h hebdomadaires d’instruction obligatoire)
était vraiment positive. Pour la
première fois, des séances de soutien en langage,
par exemple de 3/4 d’heure, allaient devenir possibles dans
de bonnes conditions. Je sais à quel point de telles
séances en petits groupes peuvent être
bénéfiques aux enfants en difficulté
langagière. Il m’est arrivé, alors
inspecteur-professeur dans un centre national, d’encadrer la
formation de futures maîtresses E. Tous les jeudis
matins, on partait dans une ZEP difficile où
chacune prenait en charge, pour une séance de 3/4
d’heure environ, un groupe de 3 à 5 enfants, les
plus en difficulté de telle grande section (5 ans). Les
séances étant filmées, on
pouvait mesurer les progrès des enfants tout au
long de l’année scolaire. Ils étaient
considérables, souvent spectaculaires, ramenant
ces enfants totalement largués au départ
dans des eaux de quasi normalité syntaxique. Donc,
même si on ne s’y prend qu’à 5 ans
(C’est mieux de commencer dès 3 ans), même si on
ne dispose que de 3/4 d’heure par semaine, quand la
pédagogie est quelque peu volontariste, les
progrès que permet le petit groupe sont
irremplaçables, réalisant une
accélération que n’assure jamais seul le
fonctionnement habituel de la classe.
Malheureusement, la mise en
place du soutien en langage en maternelle semble se faire
difficilement, avec des conceptions très
différentes d’un bout à l’autre de la
France (je fais 70 conférences par an à travers
toute la France et j’entends beaucoup parler du soutien en
langage et de la difficulté à le
réaliser.) : ici et là, des solutions qui seront
certainement opérationnelles sont mises en place :
– Soutien en langage le mercredi matin, les groupes de soutien
étant pris en compte successivement, par exemple pour 3/4
d’heure. Parfois une garderie municipale fonctionne
parallèlement dans laquelle les enfants du soutien
sont pris en charge et remis à
l’issue de la
séance, les parents y déposant et reprenant leur
enfant aux heures qui pour eux sont possibles.
– Soutien en langage le matin de bonne heure, par exemple à
8h20 pour une école qui ouvre à 9h, les
activités du petit groupe de soutien pouvant être
proposées au grand groupe dans la suite de
la journée ou le lendemain, les enfants soutenus
qui ont déjà
pratiqué l’activité pouvant
être ainsi aisément mis en vedette. On
libère plus tôt en fin de journée ces
enfants qui sont arrivés dès 8h20, quand
leurs parents peuvent venir les chercher.
Mais, souvent, on
réalise ce soutien à des heures où, on
le sait bien, la disponibilité mentale des enfants ne sera
pas au rendez-vous :
– Après 16h30, l’impact d’un soutien en langage avec des
enfants en difficulté sera nul !!
– Dans la « pause méridienne », l’impact ne sera
guère meilleur à cause de la fatigue de
la matinée et/ou de la somnolence qui suit le repas. C’est
l’heure de la sieste !!!
Cette difficulté
à trouver un créneau favorable conduit certains
secteurs à abandonner l’idée d’un soutien en
langage en maternelle, récupérant ces
capacités d’appui au profit d’enfants de l’école
élémentaire en lecture, alors que la
priorité des priorités doit porter sur le langage
en maternelle si on veut lutter efficacement contre l’échec
scolaire. Plus l’action est en amont, plus elle est productive !
Dès 3 ans, on
connaît bien les 3 à 6 enfants de chaque classe
(parfois 10 en ZEP) en grande difficulté
langagière : mutiques, gros retards syntaxiques,
enfants qui parlent en mots-phrases ou en phrases à 2 mots,
enfants totalement incompréhensibles… Pris en charge en
petits groupes de soutien par leur maîtresse qu’ils
connaissent bien, ils peuvent progresser beaucoup plus vite parce que
le temps de parole accordé à chacun est beaucoup
plus important qu’en classe et que la densité des
interactions adulte/enfant est beaucoup plus considérable.
Donc, il ne faut pas que les maîtresses de maternelle se
laissent happer par l’aide en lecture en primaire ! Elles ont beaucoup
mieux à faire en maternelle avec les 3 ans, les 4 ans et les
5 ans. Un enfant mieux armé en langage au sortir de la
section de 3 ans (syntaxe et articulation) tire, de lui-même,
un bien meilleur parti de sa scolarité maternelle : faute de
quoi, il s’installe dans une passivité qui ne permet
guère à son langage de se construire. C’est la
seule chance qu’il ait de se retouver aux alentours de 5 ans avec un
niveau de langage suffisant pour mordre efficacement à
l’apprentissage de la lecture. Inversement, quand l’échec en
lecture est déjà là, dans le courant
ou à la fin du CP, l’effort pédagogique
à déployer est beaucoup plus
considérable parce qu’on ne peut pas compenser
instantanément l’insuffisance langagière qui est
la vraie cause de l’échec et parce qu’il y a aussi
à remonter le sentiment d’échec
qu’éprouve l’enfant, ce qui n’est pas une mince affaire.
C’est l’aide en langage dès 3 ans qui peut assurer le mieux
la réussite en lecture de tous à 6 ans !!
Il est bon que le travail en
petit groupe de soutien s’ancre dans un projet ou une
activité vécue en grand groupe pour, en finale, y
retourner, par delà l’entraînement que permet le
petit groupe dans de meilleures conditions. Ainsi, telle classe de
moyens découvre et expérimente la salle de grande
motricité d’une maternelle voisine, salle sortant totalement
de l’ordinaire : montagne qu’on peut escalader et redescendre de
diverses façons, pont de singe, filet à grimper
menant à un toboggan… Dans ce cadre, des photos des 3
à 5 enfants du groupe de soutien sont prises un peu partout
dans la salle. Une séance en petit groupe permet
à chaque enfant, provoqué par des questions du
genre : Qu’est-ce que tu fais là ? Et là,
qu’est-ce qui se passe ? Et là ?… Bref de tenter
d’évoquer ses exploits sur les divers agrès de
cette salle extraordinaire. L’adulte note ces premiers jets
même rustiques et approximatifs de l’enfant. Sur cette base,
il réalise un album-écho*
avec les photos de
l’enfant et pour chacune un court texte de l’oral reprenant ce qu’a dit
l’enfant mais en l’améliorant un petit peu, tout en restant
bien dans l’oral, bien à portée des
progrès possibles de l’enfant. Les enfants adorent raconter
et reraconter ces albums dont ils sont les héros avec l’aide
de l’adulte. De séance en séance, les prestations
enfantines s’améliorent, l’adulte puisant des feedbacks
efficaces dans les textes oraux stockés. Par delà
6 ou 7 séances d’entraînement, l’enfant sera
invité à présenter en autonomie son
album au grand groupe. Mais les bouclages avec le grand goupe peuvent
intervenir beaucoup plus tôt. Ainsi, dans une
démarche comme la précédente,
après seulement deux séances en petit groupe, le
grand groupe (dont les enfants en difficulté) peut
être invité à raconter ce que chacun a
réussi à faire dans la salle de jeux
extraordinaire. Evidemment, les enfants du petit groupe qui s’y sont
entraînés ont ainsi bien plus de chance que
d’habitude de réussir à prendre la parole en
grand groupe, surtout si on prend soin de les protéger de
l’invasion des leaders. Le petit groupe est alors un lieu
d’entraînement à la prise de parole en grand
groupe.
Pour réaliser la
meilleure mobilisation possible des 3 à 5 enfants d’un
groupe de soutien pendant 3/4 d’heure, il faut jouer sur la
variété. Alterner une activité
extralinguistique (par exemple un temps de grande motricité)
et une activité linguistique (travail sur un
album-écho* de motricité). S’il reste du temps
après l’activité principale ou si la mobilisation
fléchit, il faut pouvoir instantanément en
proposer une nouvelle : un album en syntaxe adaptée* (ou un
oralbum**) qu’on
découvre ou qu’on récoute sur
CD, une comptine* pour accélérer l’acquisition
des sons voyelles, un loto ou un kim de vocabulaire*, un jeu de paires
distinctives* pour accélérer
l’acquisition de sons consonnes.
Des outils
d’évaluation* simplifiés peuvent permettre de
constituer les groupes de soutien de façon mieux
ajustée puis de suivre les progrès des enfants
tout au long de l’année.
Evidemment, le bon
fonctionnement de groupes de soutien en langage en maternelle va
nécessiter de renforcer la formation pédagogique
dans ce domaine. Il faut que, dès cette année,
les heures de formation et de concertation y soient prioritairement
consacrées. Il faut aussi espérer que la
réforme en cours des IUFM conduise à une plus
grande efficacité des nouveaux formés en
pédagogie du langage, plus largement de la maternelle :
meilleure formation en linguistique, en psycholinguistique, en
pédagogie du langage avec des 3 ans, des 4 ans, des 5 ans,
des enfants en difficulté…
Mais l’instauration des
groupes de soutien est fondamentalement une bonne mesure qu’il faut
tenter de mettre en oeuvre le plus efficacement possible même
si par ailleurs on n’est guère convaincu par bien des
propositions actuelles, voire révolté par des
mesures qui commencent à s’appliquer. Ainsi la suppression
de milliers de postes E est scandaleuse. Les groupes de soutien ne
suffiront pas à remplacer l’action de milliers de
maîtres E. Peut-être pouvait-on profiter de leur
création pour désinvestir les réseaux
d’aide des zones de moindre difficulté où ils
sont obligés de se disperser depuis le passage des GAPP aux
réseaux et, évitant le saupoudrage, recentrer
leur action sur les groupes scolaires qui en ont vraiment besoin (ZEP),
mais en les renforçant et en les formant mieux, non en les
supprimant !!! A noter que l’instauration des groupes de soutien, si
elle permet de rétablir une certaine
égalité langagière parmi les enfants
d’une classe, ne permet absolument pas de rétablir cette
égalité entre les zones puisque les moyens
qu’elle permet de déployer sont égaux quelle que
soit la difficulté des élèves de ces
zones. La maîtresse d’un classe de 3 ans dispose d’autant de
temps de soutien qu’elle ait 1 seul enfant ou 10 en
difficulté langagière. Le maintien, et
même le renforcement, des E dans les ZEP peut seul rectifier
cette inégalité.
Le recul concernant la
scolarisation des 2 ans met en cause aussi la lutte pour
l’égalité scolaire puisqu’elle concerne
essentiellement les ZEP, les seules zones où existaient des
classes homogènes de 2 ans puisque les seules où
on comptabilisait les 2 ans pour décider des ouvertures ou
fermetures de classes.
Au total, la lutte pour
l’égalité sociale au regard de la scolarisation
est peu à peu battue en brèche.
*
albums-échos,
albums en syntaxe adaptée, lotos de vocabulaire, comptines,
jeux de paires distinctives, outils d’évaluation : pour plus
de détails, voir « Enseigner la langue orale en maternelle »
Ph. Boisseau, RETZ (2005) et « Pédagogie du langage
pour les 3 ans », Ph. Boisseau, CRDP de Rouen (2002),
« Pédagogie du langage pour les 4 ans » Ph. Boisseau,CRDP de
Rouen (2004), « Pédagogie du langage pour les 5 ans » Ph.
Boisseau, CRDP de Rouen (2006). Voir aussi l’album du Moi, je… dans
le « 3 ans ».
**
Voir les oralbums (RETZ).