Par François Jarraud
La mission académique innovation du Rectorat de Paris s’est intéressée aux pratiques et dispositifs à visée philosophique dans les établissements de Paris. Une enquête de terrain a été menée sur les dispositifs mis en place : élèves, enseignants, animateurs et théoriciens de ces pratiques ont été rencontrés. La revue (in)novatio de la mission a ce thème pour sujet avec l’objectif d’appréhender l’intérêt de ces ateliers et de transmettre des expériences de terrain considérées comme réussies car porteuses d’enjeux pédagogiques fondamentaux qui posent question à l’Ecole.
L’objet de notre enquête
A Paris, les pratiques et dispositifs à visée philosophique sont variés, de même que les cadres dans lesquels ils s’inscrivent : à l’intérieur du dispositif de socialisation et d’apprentissage , hors de l’emploi du temps des élèves pour créer du lien et des espaces de réflexion dans les établissements, dans l’emploi du temps de manière quotidienne pour permettre à tous les élèves de s’exprimer et de réfléchir différemment, dans le cadre des ateliers des Réseaux d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté. Ces pratiques ont lieu de l’École primaire au Lycée Professionnel en passant par le Collège. Elles dénotent d’une volonté forte de la part des acteurs de l’éducation de penser l’École et la transmission des savoirs. Les différents enseignants, praticiens, chercheurs que nous avons rencontrés se rejoignent sur ce point : il est important de créer au sein des établissements des espaces différents qui admettent la réflexion de chacun.
Pourquoi ces espaces interstitiels apparaissent-ils comme essentiels ? Que disent-ils sur l’École?
La mise en place d’ateliers philo dans les écoles primaire et collèges de notre terrain – hors des dispositifs de prise en charge différenciée – répond majoritairement à la prise en compte de difficultés rencontrées par certains élèves : non-participation en classe, comportements turbulents, difficultés pour entrer dans les apprentissages, violences. Comme l’explique Véronique Schmauch, principale du collège Mozart, classé ZEP, « Un établissement comme le collège Mozart a des besoins spécifiques. Les enfants sont la plupart du temps en grande difficulté scolaire. L’atelier philo peut leur permettre de s’exprimer (…) Ces enfants sont souvent dans un environnement d’échec. (…) Certains sont incapables de rentrer dans le personnage du collégien. Peut-être que l’atelier philo peut leur permettre de répondre à la question: « Qu’est-ce que je viens faire ici? Comment je peux le faire?»
Il ne s’agit pas de mettre à l’écart les enfants en difficulté en les faisant participer à des ateliers qui leur seraient uniquement destinés mais de créer au sein des établissements ou des classes, des espaces autres pour un ensemble d’élèves non différenciés. Est-ce que cela a un poids dans ce type d’établissement ? La question mérite réflexion et débat. Selon nous, et après notre enquête, il est possible de l’affirmer. Un poids relatif, un souffle qui permet à des élèves de se connaître autrement, d’être et d’apprendre autrement, de réapprendre à trouver le temps de penser, à s’installer dans une temporalité différente.
Nous avons constaté que, bien qu’instaurés dans un objectif de remédiation ou de prise en compte des difficultés, ce qui importe réellement – outre leur existence – c’est ce qui se passe lors des ateliers. Ils font figure d’espace intermédiaire dans l’établissement ou l’emploi du temps des élèves. Ils ne sont pas conditionnés à un programme, ni à des évaluations. « Lors des ateliers philo, la relation à l’adulte n’est pas la même parce qu’il n’y a ni évaluation finale, ni programme. C’est un plus, humainement parlant, car c’est un espace de parole » estime Véronique Schmauch, principale du collège Mozart.
Dans les trois lycées professionnels où nous avons enquêté, les publics sont volontaires. Les objectifs diffèrent. Il ne s’agit plus tant de remédier à des problèmes que de valoriser des élèves souvent dévalorisés car n’étant pas dans une filière générale.
Il existe en outre plusieurs équipes qui ont créé des ateliers philo dans un but que nous qualifierons d’humaniste. Les objectifs ne sont plus directement de remédier à des difficultés mais de considérer l’élève comme un être en processus de construction de sa pensée, processus qu’il s’agit de prendre en compte dans le cadre de la scolarité, hors des sentiers cadrés des programmes et des évaluations.
Dans le cadre des dispositifs de prise en charge différenciée, les élèves sont déjà dans une situation où l’on cherche à remédier aux difficultés qu’ils rencontrent et qu’ils propagent parfois dans les établissements. Mais, si, majoritairement, les ateliers philo sont créés avec l’objectif de remédier à une situation jugée difficile, nous avons pu néanmoins nous rendre compte que c’est toujours aussi dans le but de permettre à des élèves de trouver des espaces, au sein même de l’École, qui leur permettent de s’exprimer sur des sujets intellectuellement complexes et donc hautement valorisants.
Difficultés rencontrées et effets observés
Les effets des ateliers philo sont, bien que difficilement évaluables, relativement visibles. Nous avons déjà évoqué l’effet de valorisation. Les enseignants rencontrés sont unanimes sur l’intérêt que les élèves portent aux ateliers.
Nous avons réalisé plusieurs entretiens avec des élèves participant à des ateliers . Dans un entretien réalisé avec des CM1-CM2, les élèves répètent que les ateliers philo les font « grandir ». De nombreux élèves de cette classe sont en difficulté scolaire et l’enseignant, Daniel Gostain, nous a expliqué que certains, qui ne prennent jamais la parole en classe, parlent lors des ateliers. Ce constat est fait par tous : les élèves scolairement en difficulté parlent davantage lors des ateliers. Ils estiment que ces élèves se rendent compte du changement de statut du professeur qui n’est plus là comme la personne qui sait, qui dispense ce savoir et juge l’élève en fonction de sa réponse. Lors des ateliers, il n’y a pas de « bonne » réponse, l’enjeu n’étant pas là mais dans la construction d’une réflexion commune.
Pour tenter d’expliquer cette parole nouvelle des élèves en difficulté, nous avons rencontré Serge Boimare, psychopédagogue au CMPP Claude Bernard et ancien enseignant spécialisé qui explique : « Les ateliers philo sont une des meilleures réponses à l’échec scolaire que connaissent certains enfants. Cet échec est essentiellement dû à l’empêchement de penser. (…) Il s’agit d’aider ces enfants à restaurer leur capacité à réfléchir, à penser et les ateliers philo sont un bon moyen pour y parvenir. (…) Certains enfants sont en échec pour insuffisance de compétences et pour eux l’école propose des solutions. D’autres sont en échec parce qu’ils sont empêchés de penser. Ils organisent toute leur construction psychique pour éviter la pensée et l’école ne sait pas travailler avec eux. (…) L’école ne pense pas à cela et c’est dommage. Elle voit des lacunes dans les apprentissages et propose des exercices pour combler ces lacunes. Or, lorsque l’on met ces enfants devant les mêmes exercices, leurs stratégies anti-apprentissage augmentent, de même que leur opposition. »
Cette citation éclaire le rapport que peuvent entretenir les élèves en difficulté scolaire avec les ateliers philo. Ils ne sont plus mis à distance de ce qu’ils sont par les savoirs fondamentaux qu’ils doivent travailler, mais se sentent en confiance parce qu’une parole qui s’appuie sur leur « monde intérieur » est autorisée au sein même de l’École. Serge Boimare affirme qu’ainsi ils seront mieux à même d’entrer dans les apprentissages.
Les ateliers philo peuvent être considérés, outre leur rôle d’espace de réflexion sur des sujets complexes, comme des espaces interstitiels qui permettent à des élèves fragiles de trouver un lieu qui les acceptent dans leurs imperfections scolaires.
Ces points positifs sont à relativiser aux vues de difficultés qui se rencontrent principalement dans les dispositifs de prise en charge différenciée, où il est parfois difficile d’animer de tels ateliers. Un recadrage est nécessaire car, souvent, des débordements sont constatés : refus de parler et repli dans un coin de la salle, paroles déplacées parfois violentes.
Il apparaît que l’atelier philo ne peut être considéré comme un remède et qu’il ne peut prendre en charge toutes les difficultés rencontrées par les élèves. Si l’existence d’ateliers philo a pour effet évident la valorisation intellectuelle d’élèves pour qui les apprentissages scolaires sont difficiles, que ce n’est pas leur rôle premier. Ce sont avant tout des espaces qui permettent aux élèves de développer leur pensée et de trouver, au sein même de l’École, un lieu où leur parole a du poids et prend sens.
Ce que les pratiques et dispositifs à visée philosophique disent de l’École
Les ateliers philo sont le lieu à la fois de l’élaboration d’une réflexion commune pour les élèves et d’une réflexion des enseignants sur leurs élèves, le rôle que l’institution scolaire leur assigne et leur propre perception de l’éducation. L’atelier philo cristallise leurs réflexions car, pédagogiquement innovant, il interroge les positions établies et majoritairement admises.
Outre leur fort ancrage pédagogique, ces pratiques innovantes questionnent les missions de l’École. En effet, elles sont pratiques différenciées, c’est-à-dire qu’elles considèrent l’élève en tant qu’individu dont la pensée individuelle en construction doit être prise en compte. Or, cet aspect est sujet à controverse. Il implique de considérer l’École non seulement comme un lieu d’apprentissage de savoirs nécessaires mais aussi comme un lieu d’apprentissage de soi en tant qu’être pensant. Il faut préciser ici que les pratiques à visée philosophique n’ont pas pour but de laisser libre cours à toute opinion ou jugement personnel qui n’auraient de valeur que relativement à celui qui le prononce. Les fondements théorico-pédagogiques de ces pratiques sont plus exigeants.
Les ateliers philo ne demandent pas les mêmes aptitudes qu’à un élève de terminale, ni le même recul critique. Ils autorisent les élèves à penser le lien entre leurs différents champs d’expériences scolaires et individuelles car ils peuvent les réinvestir dans une réflexion en groupe de pairs qui ne s’arrête pas aux frontières d’une discipline. Par ailleurs, souvent la question « mais est-ce de la vraie philosophie ? » est posée. Sans ambages, nous pouvons répondre par la négative, tout en prenant soin de préciser qu’il serait toutefois utile de définir ce que l’on entend par « vraie philosophie ». Celle enseignée en Terminale ? A la faculté ? Nietzsche, Aristote ? Il ne s’agit pas, lors des ateliers, d’enseigner Platon ou Nietzsche, ni de faire de l’histoire de la philosophie ou des idées. Il ne s’agit pas de proposer des dissertations ou des commentaires de texte. Mais, à partir de questions philosophiques (il s’agit donc de définir, malgré tout, avec les élèves, ce que sont une question philosophique ou une réflexion philosophique), les ateliers amènent les enfants à réfléchir sur des questions essentielles (la justice, la mort, le corps, la liberté, etc.) en mêlant abstraction et exemples concrets.
Nous sommes persuadés que s’il existait au sein même de l’École, des activités, cours, moments etc. où l’évaluation n’existe pas, cela permettrait un plus grand épanouissement des élèves qui aurait sans aucun doute un impact sur leur scolarité et leur construction personnelle. Les ateliers philo en tant qu’espaces intermédiaires qui permettent une respiration en sont l’exemple.
Caroline Pillet,
Chargée de mission, Mission Académique Innovation et Expérimentation, Rectorat de Paris.
pilletcaro@yahoo.fr
La revue (in)novatio
http://innovalo.scola.ac-paris.fr/Innovatio/index.htm
A suivre également :
A Paris, le 8ème colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques
Les 19 et 20 novembre, l’Unesco accueille à l’occasion de la Journée mondiale de la philosophie le 8ème colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques. Il sera question, sous la houlette de Michel Tozzi, de la philosophie à l’école primaire, de l’éducation à la tolérance, de la rénovation de l’enseignement de la philosophie au secondaire, avec, entre autres, un atelier organisé par le GFEN.
Le programme
http://www.colloquepratiquesphilo.org/
En Belgique les Rencontres Philo 2008
Le 22 novembre, à Wavre, Oscar Brenifier, Kristof Van Rossem et beaucoup d’autres témoignent des pratiques philosophiques avec des enfants dans différents milieux (école, hopital etc.). Une journée de découverte et d’échanges.