Par François Jarraud
Quelle importance les Tice ont-elles acquises dans la vie quotidienne des adolescents ? Comment les utilisent-elles pour le travail scolaire ? Dans quelle mesure cela interagit-il avec l’Ecole et fait-il bouger l’Ecole ? Nous avons pose ces questions à deux chercheurs qui suivent de près, mais sous un angle différent, ces questions, Christine Dioni et Cédric Fluckiger. Enfin nous sommes allés voir ce que les Tice peuvent changer quand elles sont mises concrètement à disposition d’une école ordinaire dotée d’enseignants comme les autres.
Les TIC un levier pour changer le métier d’enseignant ? Entretien avec Christine Dioni
Que sait-on des pratiques TIC « para scolaires » des adolescents ? Dans quelle mesure peuvent-elles s’articuler avec l’Ecole ? Dans quelle mesure la bousculent-elles ? Avec Christine Dioni, INRP, voyons comment les Tic font évoluer le métier d’élève et celui de prof.
Quand les profs pensent aux usages Tice des élèves, ce qui leur vient en premier à l’esprit c’est le risque de triche. A-t-on une idée de son importance ?
Le risque de triche avec Internet n’est pas perçu par tous les enseignants de la même façon nous parlons plutôt d’une défiance croissante des enseignants envers certaines pratiques d’élèves avec les TIC. Le problème commence surtout à se poser à partir de la 4ème ou la 3ème au collège. Cette notion même de « triche » reste ambiguë et ne fait pas l’unanimité.
Pour des élèves, mais aussi pour les enseignants, le copier/coller par exemple, dans de nombreux cas n’est pas une pratique perçue comme répréhensible mais comme une utilisation évidente et légitime des ressources collectées via Internet. L’éducation aux usages commence par là : tenter de distinguer avec les élèves usages et mésusages. Il n’est donc pas facile de définir et donc de mesurer l’importance de ce qui peut être véritablement des mésusages.
Lorsque l’intention de l’élève est de se dispenser d’un effort intellectuel dans une logique d’emprunt d’un travail fourni par d’autre, il y a là transgression du contrat didactique et je pense qu’au minimum c’est sur ce critère que peut s’établir la démarcation entre usage et mésusage d’Internet, car elle met en cause le fondement même de cette relation : l’acquisition de connaissance. Chez l’élève, l’intensité du recours au plagiat est la résultante de plusieurs facteurs : l’influence du système de valeurs familial est ici concurrencé par « les cultures lycéennes » et le conformisme scolaire des adolescents. Le contexte de l’établissement, la qualité de la relation profs/élèves interviennent aussi. Ces pratiques sont aussi corrélées avec un calcul sur l’importance de l’investissement personnel à faire pour une discipline, en permanence ou à un moment précis, en fonction des objectifs que l’élève s’est fixé. Elles sont fréquentes si le but est de remplir apparemment ces obligations scolaires, et si possible obtenir de bonnes notes, sans y perdre trop de temps.
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Même si c’est un sujet qui préoccupe les profs, ils sont plutôt dans le déni (« je ne veux pas savoir, les élèves ont à prendre leur responsabilité, et en plus je ne sais pas comment aborder ce problème-là »); Il faut bien constater aujourd’hui une certaine « cécité » enseignante envers les modalités actuelles d’exercice du « métier d’élève », les comportements et usages des élèves avec les TIC étant trop souvent ignorés, voire occultés par les enseignants. Mais parfois des incidents les mettent face à des réalités qu’ils ne veulent pas toujours voir ou qu’ils découvrent avec surprise. Il peut y avoir alors une prise de conscience et c’est là que commence ou non une éducation aux usages des TIC et qu’il peut se passer entre eux des choses intéressantes
Il m’est arrivé en classe d’observer de loin la boite mail des élèves. On voit bien qu’ils échangent sur le travail demandé à la maison. Vous avez des informations sur cette dimension ?
Les travaux personnels à la maison font l’objet d’échanges gradués qui vont de la simple demande d’informations sur le travail à faire, à l’aide pour dépasser une difficulté après une recherche menée seul et sans résultat, à la demande pure et simple de la solution pour se décharger rapidement du travail scolaire en utilisant la solution tout faite d’un(e) camarade. Enfin, il existe aussi l’envoi spontané (et parfois systématique) de la solution par son auteur à un groupe de copains au sein de la classe (par exemple en math). Selon les élèves, ces échanges de devoirs obéissent à des règles tacites, individuelles, influencées par des critères de réciprocité dans une logique de donnant/donnant , ou dans une logique de don amical « pour rendre service » . La perception d’une situation de concurrence entre élèves ( par exemple pour des poursuites d’études) ou le risque d’être sanctionné par l’enseignant sont aussi des limites à ces pratiques…
Pour les jeunes c’est perçu comme de la triche ou c’est une autre façon de travailler ?
Tout dépend du contexte, des modalités et du contenu de l’échange et de la consigne enseignante. L’ ambiguïté pour eux est forte entre ce qui est interdit, utile voire prescrit (la collaboration) et cela rend difficile aussi la distinction entre usages et mésusages.
Au delà, a t on une idée des usages « scolaires » des élèves avec leur ordinateur ?
Les usages spontanés de l’ordinateur à des fin scolaires sont faibles et les élèves ont des attentes envers leurs enseignants à ce sujet : ils aimeraient être guidés dans ces usages qui aujourd’hui se résument principalement à la consultation de cours ou exercices sur des sites pédagogiques, à l’utilisation ponctuelle des logiciels de base ( Word et Excel) et surtout à des recherches d’informations sur Internet (dont et surtout la consultation de wikipédia perçue comme l’encyclopédie incontournable, pour l’ aide aux devoirs ou plus rarement pour trouver des réponses à des interrogations personnelles).
Internet sert alors à satisfaire un besoin de curiosité guidé par des centres d’intérêts plus ou moins éloignés des thèmes abordés en classe. Les sujets traités en cours éveillent la curiosité et donnent des idées de recherches d’informations qui se déroulent souvent dans un « zapping » en même temps que des activités ludiques ou communicantes avec l’ordinateur. Cette activité de recherche, s’exerçant en dehors de toute contrainte, peut procurer à l’élève des compléments utiles au cours, et leur traitement débouchera ou non sur l’acquisition de connaissances en fonction du désir d’effort intellectuel qu’il aura au cours de cette activité librement décidée. Satisfaire sa curiosité par une navigation sur la Toile est bien en cohérence avec cette envie forte chez les adolescents de mêler le ludique et le sérieux dans une même activité d’exploration libre qui permet d’apprendre sans que cela soit fastidieux. Cette pratique assouvit leur désir de liberté dans le choix des connaissances à maîtriser. En ce sens, elle est en rupture avec la posture d’élève qui doit se soumettre aux contraintes imposées par l’école. Et ces initiatives menées de façon autonome, en dehors de la classe, par les élèves avec Internet sont insuffisamment prises en compte par les enseignants alors même qu’elles pourraient être exploitées utilement pour faciliter l’appropriation des connaissances.
Quelle connaissance ont-ils des ressources éducatives sur la toile ?
Globalement les élèves se débrouillent très bien pour trouver les sites pédagogiques qui vont leur être utiles puis ils se diffusent l’information. Les enseignants sont souvent dans l’ignorance de ces pratiques et ne soupçonnent pas que parfois leurs élèves ont les mêmes sources qu’eux ! Les élèves savent aussi dénicher des réponses toutes faites à des sujets même originaux et cela ne contribue pas à la motivation des profs …
Ces activités peuvent être déstabilisantes pour l’enseignant. Observez vous que les enseignants s’adaptent ? Doivent ils le faire et si oui comment ?
Globalement, les injonctions et incitations à intégrer les TIC ont moins d’effet sur les comportements enseignants que cette prise de conscience des mésusages des élèves qui posent des questions de fond : du côté élève, c’est le sens du travail scolaire et des études qui est en jeu, et en amont la question de leur implication et leur motivation. Par un effet miroir, du côté enseignant ce sont les finalités de leur métier qui sont interpellées.
Cette déstabilisation pourrait être un levier intéressant pour pousser à la rénovation des pratiques pédagogiques. Cette entrée « éducative » (et non technique ou même pédagogique) dans le sujet des TIC à l’école oblige à prendre du recul sur des questions fondamentales aussi bien en collège qu’en lycée, et par exemple permet de travailler concrètement sur l’idée de modernité et de ce que nous voulons faire de cette société dominée par la technologie.
Si » l’utilisation pédagogique des TIC », est loin d’être au centre des préoccupations actuelles d’une majorité d’enseignants « l’usage des TIC », en revanche, renvoie des questions d’une ampleur telle qu’ils se sentent concernés. Ces derniers ont cependant une attitude ambivalente envers une mission d’accompagnement de leurs élèves avec les technologies. D’un côté ils pressentent que cet accompagnement va devenir essentiel dans le contexte actuel de diffusion des TIC, à cause d’activités quotidiennes de leurs élèves qui leur échappent, . De l’autre, leurs réticences multiples perdurent avec des freins liés au fonctionnement de l’institution scolaire ou à la juste place qu’ils souhaitent donner aux technologies dans leur pédagogie face à d’autres priorités
Les enseignants doivent ils apprendre à mieux connaître les usages Tice des élèves, par exemple fréquenter leur blog ?
Oui, mais le premier changement consiste à avoir un autre regard sur ces activités autonomes d’élèves avec les TIC car, s’il est vrai qu’il faut trier, trop souvent elles sont considérées comme des activités ludiques totalement insignifiantes. Un autre frein s’exprime chez les enseignants : ils ont une réserve compréhensible à entrer dans l’intimité de l’univers numérique des adolescents car ils ne veulent pas non plus jouer les intrus. Cependant les technologies n’ont ici encore qu’un rôle facilitateur, la proximité nouvelle qui peut s’installer entre élève et professeur étant toujours fortement conditionnée par le « style pédagogique » du professeur : capacité à sortir d’un rôle traditionnel, écoute bienveillante, empathie sans démagogie, sont des facteurs favorisant l’émergence d’un rapprochement, voire d’une complicité. La question qui peut alors se poser à l’enseignant est de savoir où poser les limites entre proximité et intimité dans cette nouvelle sociabilité numérique qui ne lui est pas forcément aussi familière qu’elle l’est pour les élèves : c’est un dosage délicat à trouver.
Les enseignants ont eux mêmes des pratiques TIC souvent pour leur documentation. Peut-on espérer qu’Internet par exemple recrée de la culture commune entre élèves et profs ou est ce un rêve ?
Notre recherche-action a montré que les profs ont bénéficié aussitôt d’une image très positive de la part de leurs élèves par exemple en posant clairement le problème du copier/coller en classe, car ces pratiques créent aussi un malaise du côté des élèves. Sortir du non-dit en les faisant réfléchir sur leurs pratiques avec les TIC, mettre en avant que tout ça est en train de se construire, trouver ensemble des réponses à des problèmes communs, sont des objectifs qui les rassure. Là l’équipe enseignante répond à une vraie attente et en tire une forte légitimité et c’est un plus si cette démarche s’inscrit dans des projets transversaux.
Comment les profs adaptent-ils leur évaluation ou leur façon de problématiser leurs cours quand ils sont conscients de ces pratiques ?
Dans une logique de substitution, certains enseignants ont déjà commencé à intégrer les initiatives prises par leurs élèves avec Internet, pour compenser la désaffection pour des pratiques culturelles aujourd’hui délaissées comme la lecture. Ils tentent ainsi de rapprocher les modes d’usages des TIC pour développer une culture numérique commune. Apprendre ensemble à utiliser conjointement Internet devient alors un moyen de recréer un lien intergénérationnel autour des technologies. Ils explorent les usages pédagogiques des nouveaux outils comme les wikis qui favorisent les apprentissages collaboratifs et stimulent la motivation par la diffusion en ligne du travail scolaire validé.
Certains enfin, les plus engagés, introduisent peu à peu et en cohérence avec les objectifs de leur enseignement disciplinaire, une éducation aux usages des TIC qui aide les élèves à identifier les pratiques néfastes ou inefficaces, à jeter un regard critique sur les comportements derrière l’ordinateur, à distinguer usages et mésusages des technologies. Le but, quant au fond, est de faire évoluer, chez les collégiens et les lycéens, une « culture de loisirs numériques » vers une « culture numérique scolaire », et de les amener ainsi à donner pleinement à l’ordinateur un statut d’outil de travail pour apprendre. Pour cela, ces enseignants développent une compétence nouvelle : savoir accompagner les élèves dans le changement. Leur attente envers l’institution est forte et porte sur des dispositifs innovants qui les aident dans cette mission et stimulent leur créativité pour trouver les options pédagogiques adaptées. Dès lors, Il n’est pas exclu qu’en devenant pour leurs élèves des vecteurs du changement, les enseignants soient eux-mêmes amener à accélérer cette mutation « rampante » de leur métier par un double effet de levier.
Christine Dioni
INRP
Autres publications de C. Dioni :
L’acculturation numérique des adolescents : un défi pour la profession enseignante ? (2007), Colloque TICE Méditerranée, Marseille
http://isdm.univ-tln.fr/PDF/isdm29/DIONI.pdf
Rapport d’étude : L’usage scolaire de l’ordinateur familial, INRP(2005)
Liens :
Sur le Café, compte-rendu de recherche de C. Dioni
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2008/03/10032008Accueil.aspx
Etude de C. Dioni
Sur le Café, Tice et efficacité scolaire
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/r2006_gen203.aspx
Sur le Café, la culture numérique et l’Ecole
Sur le Café, la machine et l’école