Picard
Va-t-on assister dans les
prochains mois à de nouveaux types de conflits dans les écoles ? Si les
signes avant-coureurs ne se montrent pas encore, tous les ingrédients
en sont peut-être déjà là, invisibles.
Depuis
que l’Ecole existe, l’enseignant règne sur sa classe, comme il peut,
mais seul. A chacun ses méthodes, ses règles, ses intuitions, ses
manières de faire. Et si des solidarités considérables s’y sont
développées, conséquences de cet « entredeux » qu’occupaient les
enseignants, ni ouvrier ni bourgeois, la classe est très
majoritairement restée du côté du privé, du fermé. Il y a bien eu, ici
ou là, des coopérateurs, des partisans du travail d’équipe ou d’autres
manières d’organiser les écoles, mais ils sont restées très minoritaires
Depuis une vingtaine d’années,
l’irruption de l’individu dans l’Ecole a plusieurs conséquences qui
font grincer ce modèle solitaire.
D’abord,
les projets d’école, dans la loi de 89 et son célèbre -et discutable-
« enfant au centre ». L’idée qu’il revient à l’équipe (et pas seulement
au directeur puisqu’il n’est pas un « supérieur ») de travailler ensemble
à définir les forces et faiblesses de l’école, les spécificités et les
objectifs prioritaires est loin d’aller de soi. Mais souvent,
l’exercice reste formel : quand le document est rempli, l’essentiel est
fait.
Puis, la diffusion progressive d’une
autre culture de l’évaluation a fait son chemin : « diagnostiquer » les
difficultés des élèves, puis y remédier. Cette logique, parce qu’elle
fait largement abstraction des conditions sociales, a centré
progressivement la prescription sur une « individualisation » de la
réponse éducative. Au nom d’une idée simple : différencier les
apprentissages, c’est donner à chacun un « menu spécial » qui va
« remédier » aux difficultés des élèves. Idée simple, mais idée courte :
on sait depuis longtemps que s’il est important d’évaluer précisément
ce que sait l’élève, mais personne ne peut dire quelle est l’efficacité
des « remédiations », surtout lorsqu’elles sont individuelles, qu’elles
portent essentiellement sur des reprises de leçons ou des exercices
décontextualisés.
On arrive aujourd’hui à un troisième
étage de la fusée : toujours au nom de la « lutte contre l’échec
scolaire » dont on entend diviser le volume par trois, il faut dépasser
le PPRE qui devait remédier aux difficultés. Il faut faire revenir les
plus en difficultés le soir ou pendant les vacances. Les écoles et les
RASED sont sommés de désigner les élèves concernés, les enseignants
volontaires doivent se signaler, et le plan de remédiation commencer
sans attendre, bientôt adossé à des nouveaux programmes centrés surtout
sur les exercices et la répétition. Ici, les IEN exigent des noms et
des listes, là on se fait moins prescriptif en attendant de voir le
vent tourner.
Et
c’est là que les choses risquent sérieusement de grincer. Parce
qu’entre les enseignants sérieusement convaincus de pouvoir aider leurs
élèves en petits groupes, entre ceux qui n’y croiront pas, entre ceux
qui voudront faire des heures au nom de leurs fins de mois difficiles
et ceux qui condamneront cette dérive, les tensions risquent de
s’aviver. Devant la difficulté à construire ensemble des perspectives
de solution (que faire tous ensemble pour que moins d’élèves soient en
échec), toujours coûteuse en terme de temps de réunion, de capacité
d’échanges et d’écoute, on risque de renforcer les conflits dans les
solutions prônées par les uns ou les autres, d’autant plus que la
pression et l’injonction hiérarchique sera forte, ou que l’invective
partisane prendra le pas sur l’analyse raisonnée.
Il y aura toujours, sans doute, des
espaces de sérénité préservés, parfois pour de mauvaises raisons, quand
le flegme enseignant se contentera du haussement d’épaules de celui qui
a déjà vu passer le balancier dans un sens ou dans un autre, et se
contente de préserver sa position.
Mais
jamais sans doute le métier d’enseignant n’a jamais autant été somme de
s’organiser, de trouver des solutions à plusieurs. Que ce soit pour de
bonnes ou de mauvaises raisons importe finalement peu : la
« professionnalisation » implique désormais que les collectifs puissent
répondre ensemble à ce qui n’était jadis qu’une question « privée »,
chacun ne rendant compte qu’à l’inspecteur lors de la visite
pluriannuelle. C’est à coup sûr un défi pour les enseignants des
écoles, mais il est sans doute impératif de le relever, sous peine de
voir la société, les parents, les politiques rendre chaque enseignant,
individuellement, responsable de la difficulté scolaire, au même titre
que l’Ecole assigne parfois à l’élève la responsabilité de ses
difficultés, sans en comprendre les ressorts culturels ou sociaux. Mais
comme le disent les ergonomes, «
repousser les limites du métier » hors de la classe, c’est rendre le
travail du prof plus compliqué, avec de nouvelles missions, de
nouvelles tâches hors du centre de gravité habituel du métier ».
Comme le disait un jeune enseignant au colloque de l’INRP sur les
« nouvelles professionnalités en Education Prioritaire », « on est dans un moment de
révolution du métier, voire de l’éducation nationale. Le « travailler
ensemble » est difficile. J’ai l’impression qu’on nous laisse tout seul
pour arriver à ce qu’il faut en faire en classe. Nous sommes des
humains avec leurs limites : deux enseignants qui emploient les mêmes
termes ne vont pas être aussi efficaces, ne vont pas avoir le même
seuil de tolérance devant l’agression ou la remise en cause… Pour se
donner collectivement les moyens d’avancer, on ne voit pas comment
faire. »
Nombre d’enseignants sont sans doute
prêts à chercher ensemble un chemin qui seul est trop inquiétant, trop
angoissant. Mais qui aura la force de fédérer les énergies pour une
nouvelle ambition pour l’Ecole ?