Enseigner la microéconomie en SES
Derrière les attaques récurrentes contre les manuels de SES, c’est de toute évidence les programmes qui sont visés. Les manuels sont accusés de proposer une vision négative du capitalisme en général, et de l’entreprise en particulier, mais le Patronat leur reproche aussi de ne pas étudier l’entreprise en tant que telle, et l’Université de ne pas initier les élèves à la façon de penser des économistes. De ce point de vue, leurs auteurs ont beau jeu de faire valoir que les manuels ne font qu’appliquer le programme officiel. Or, jusqu’à preuve du contraire, ce qui n’est pas au programme n’a pas besoin d’être enseigné.
Nous laisserons de côté les débats sur l’enseignement de l’entreprise ou sur l’idéologie des manuels, pour examiner la critique la moins contestable: le reproche qui nous est fait de faire un usage trop parcimonieux de cette extraordinaire boite à outil qu’est la théorie microéconomique.
Certes, nous enseignons déjà quelques notions de microéconomie en première : les externalités, les asymétries d’information, les biens publics, la loi de l’offre et de la demande. Mais ce n’est pas suffisant si l’on veut doter nos élèves d’une solide culture économique. La culture économique, c’est ce qui reste de nos cours quand on a tout oublié : une manière de penser qui appartient en propre aux économistes. Si l’on tient à apprendre aux élèves à raisonner en économistes, l’étude des grandes notions de la microéconomie est un détour obligé. Evidemment, il ne s’agit pas d’enseigner au lycée la microéconomie hyper abstraite et formlisée qu’on enseigne à la Fac ! Il s’agit seulement d’intégrer dans notre enseignement les grands principes de l’économie, et de donner aux élèves davantage d’outils pour leur permettre de conduire un raisonnement économique. Outre les notions déjà au programme, il faudrait intégrer des notions comme le coût d’opportunité, l’utilité marginale, la discrimination tarifaire, la perte sèche, la rente (y compris la rente différentielle), l’optimum de Pareto… Contrairement à une idée reçue, qui voit dans la microéconomie le cheval de Troie de l’idéologie libérale, ce type de notion n’est, en soi, ni progressiste, ni conservateur, et peut de toute façon être soumis à la critique (par exemple l’optimum de Pareto face aux théories de la justice).
Outre cet argument évident, je vois deux autres bonnes raisons d’introduire davantage de micro dans notre enseignement. En premier lieu, la micro permet de jeter des ponts avec la sociologie, l’éthnologie et la psychologie sociale, de croiser les regards sur un objet d’étude donné. En second lieu, la microéconomie permet, mieux que la macroéconomie, de solliciter l’expérience et l’imagination des élèves, donc de les impliquer davantage.
Car, contrairement à une autre idée reçue, l’enseignement de la micro est beaucoup moins abstrait que celui de la macro : il est beaucoup plus facile de faire des cours vivants, qui intéressent le plus grand nombre, avec les asymétries d’information, les biens publics ou les externalités qu’avec les déterminants macroéconomiques de l’investissement ou la coordination des politiques économiques dans l’Euroland… Quand Alfred Marshall définissait l’économie comme « the study of mankind in the ordinary business of life », c’est à la microéconomie qu’il pensait.
Il est absurde d’identifier la micro à la formalisation mathématique. A ce compte, tout peut être formalisé, même la sociologie ou l’ethnologie. Pour faire passer les grandes notions de micro, nous n’avons pas besoin de beaucoup de maths, juste d’un peu d’imagination pédagogique. A cet égard, on peut s’inspirer de ce que font nos collègues américains, qui n’hésitent pas à présenter les grands principes de l’économie en partant de chansons (From ABBA to Zeppelin), de textes littéraires (cf. How Economists Use Literature and Drama, par Michael Watts, Journal of Economic Education, Fall 2002, pdf), de photos (Econoclass), de jeux (quelques exemples sur des sites d’économie expérimentale: ici, là, et là).
Ainsi, pour présenter la notion de coût d’opportunité, un enseignant américain peut partir :
– d’une photo à commenter : qu’est-ce qui cloche dans cette photo ? (ci-dessous)
Réponse : La plupart des maisons sur cette côte ont l’air très coûteuses. Le prix du mètre carré doit être très élevé. On en déduit que le coût d’opportunité de la cabane en tôle doit être très élevé. S’il la vendait, son propriétaire pourrait assurément en tirer un bon prix et acheter une jolie maison dans un quartier moins huppé.
– d’un texte littéraire, par exemple « The road not taken« , de Robert Frost.
– d’un jeu : férus d’économie expérimentale, des enseignants ont développé des jeux parfois étonnants, et des simulations (un exemple appliqué à la décision d’épargner).
– d’une chanson, par exemple « Big Yellow Taxi » de Joni Mitchell :
They paved paradise and put up a parkin’ lot
With a pink hotel, a boutique, and a swingin’ hot spot
Don’t it always seem to go
That you don’t know what you got till it’s gone
They paved paradise and put up a parkin’ lot
They took all the trees, and put em in a tree museum
And they charged the people a dollar and a half to see them
No, no, no, don’t it always seem to go
That you don’t know what you’ve got till it’s gone
They paved paradise, and put up a parkin’ lot
==> sur la notion de coût d’opportunité, cf. ce billet (L’Antisophiste)
Conclusion
Rien ne s’oppose donc à intégrer davantage de microéconomie dans nos programmes. Attentifs au coût d’opportunité, certains diront que plus de micro, c’est forcément moins de socio. C’est oublier qu’on pourrait aisément faire de la place à la microéconomie en allégeant le programme actuel de ses chapitres redondants (eg, l’organisation du travail et les inégalités de revenus, étudiées en seconde et en terminale ; les PCS ou la répartition de la valeur ajoutée, étudiées en seconde et en première ; le PIB et ses limites, étudiées en première et terminale ; la redistribution, étudiée en seconde, en première et en terminale !), et des chapitres qui se chevauchent avec l’histoire–géographie (eg, l’intégration européenne…), ou encore simplifier certains chapitres inutilement techniques (eg, les cours sur l’investissement, les politiques économiques et sociales, les stratégies internationales des firmes et le commerce international — cf. les matrices du commerce international — en terminale). Moyennant quoi, il deviendrait possible d’intégrer dans nos enseignements plus de raisonnement microéconomique sans toucher à la sociologie. Espérons que c’est bien dans ce sens qu’ira la probable réforme des SES.
Quelques ressources en ligne pour enseigner en s’amusant quelques notions importantes de microéconomie
1. La perte sèche
L’économie des cadeaux de Noël : La perte sèche de Noël (L’Antisophiste) — L’économie des cadeaux de Noël (Café Pédagogique) — TD possible à la rentrée (Word)
2. Les externalités
Deux idées d’expériences en classe:
The Paper River: A Demonstration of Externalities and Coase’s Theorem (pdf), Journal of Economic Education, Spring 1999
An Experiment on Enforcement Strategies for Managing a Local Environment Resource (pdf), Journal of Economic Education, Winter 2004
3. Les asymétries d’informations
Une idée d’expérience en classe :
« A Market for Lemons » (pdf), J. of Economic Perspectives, Winter 1999, par Charles Holt & R.Sherman
4. Les biens publics
Qu’est-ce qui cloche dans cette photo ? (ci-dessous)
Réponse : Les couchers de soleil sont typiquement des biens non excluables et non rivaux. Bref, ce sont des biens publics.
Deux idées d’expériences en classe :
Cooperation versus Free-Riding in a Threshold Public Goods Setting: A Classroom Experiment (pdf), Journal of Economic Education
« Voluntary Provision of a Public Good » (pdf), J. of Economic Perspectives, Fall 1997, par Richard Holt & S. Laury. Cf. aussi cet article de référence sur la tragédie des communs.
5. La loi de l’offre et de la demande
Une idée d’expérience en classe :
The Apple Market, chapter 1 in Bergstrom & Miller, Experiments with Economic Principles, 1998 : version élève (pdf) – version professeur (pdf)
6. La discrimination tarifaire.
Le programme de Première, même dans ses indications complémentaires, ne fait aucune allusion à la discrimination tarifaire, seulement à la notion de « différenciation », entendue au sens de se différencier du concurrent, et non de différencier les tarifs en fonction des acheteurs pour maximiser le profit.
Pour une explication lumineuse et de bons exemples, cf. Tim Harford, chroniqueur au Financial Times, dans le chapitre 2 de son livre Undercover Economist (cf. la version pdf), ou sur la politique de la SNCF, ce billet d’Econoclaste et cet autre de RCE .
7. Le raisonnement à la marge
La notion d’utilité marginale est par exemple très utile pour résoudre le fameux paradoxe du diamand et de l’eau (Amosweb). On peut aussi donner à résoudre les énigmes des polars de Marshall Jevons – cf. Le café pédagogique : L’économiste comme détective.
8. La rente différentielle
La rente différentielle (Ricardo) permet de mieux comprendre la dynamique des prix sur les marchés immobiliers, agricoles ou pétroliers, … et aussi des énigmes de tous les jours — pourquoi paie-t-on si cher le café dans les gares ? Pour en savoir plus, cf. les explications limpides et les exemples de Tim Harford, dans le chapitre 1 de son livre Undercover Economist (cf. la version pdf, not. les pages 5 à 22).
9. L’optimum de Pareto
C’est un bon point de départ pour présenter les notions d’efficience, d’équité et de justice sociale (programme de TES). On peut faire apparaître les conflits possibles entre ces notions au moyen d’un jeu simple mais édifiant (pour motiver davantage les élèves, on peut remplacer les 3 et les 0.5 par des cachous et des chocolats) ou tout autre jeu du type dilemme du prisonnier.
10. La rationalité limitée et la psychologie économique
La psychologie économique a récemment beaucoup enrichi la théorie microéconomique, en révélant les nombreuses anomalies qui distinguent le comportementdes individus ordinaires de l’idéaltype de l’homoeconomicus.
Pour de nombreux exemples, bien expliqués, et des idées de jeux en classe, cf. la série « Anomalies », de Richard Thaler dans le Journal of Economic Perspectives et cet article Adam Smith, Behavioral Economist (pdf), par Nava Ashraf, Colin F. Camerer and George Loewenstein, Journal of Economic Perspectives—Volume 19, Number 3—Summer 2005
Note sur l’enseignement de l’économie aux USA
Actuellement, l’économie n’est obligatoire que dans 35 % des Etats (mais dans tous les plus grands : New York, Californie, Texas, Michigan…). Ailleurs, l’enseignement reste optionnel, mais de plus en plus de lycées le proposent aux élèves. De fait, lors du dernier National Assessment of Educational Progress (2006), 79 % des lycées et 73 % des élèves ont participé au test national de connaissances en Economie. Comme 87 % des participants déclarent avoir reçu un enseignement en Economie, on en déduit que près des deux tiers des lycéens américains ont reçu, sous une forme ou sous une autre, un cours d’économie.
Une institution originale a été depuis peu mise en place pour préparer les élèves à l’enseignement supérieur : le programme Advanced Placement (AP) permet à des lycéens d’avoir accès à un cours de Macroéconomie (2 600 lycées concernés) ou de Microéconomie (2 100 lycées concernés), de type universitaire. Ces cours permettent aux élèves de capitaliser par avance des unités de valeurs dans le premier cycle de l’université.
Source: The Current State of Economic, Personal Finance, and Entrepreneurship Education (pdf) et cet article du Washington Post.
==> Sur l’enseignement de l’économie dans les lycées américains, on peut lire cet excellent article : La microéconomie dès le berceau ? (Figaro) et consulter le site du National Council on Economic Education (NCEE) — voir not. le site Econedlink, avec près de 520 leçons et TP en ligne.