Surtout, ne pas conclure…
Evidemment,
le style de M. Bentolila, emphatique ou ampoulé, n’aide pas à surmonter
la réaction de profond agacement à la première lecture. Condescendance,
parole surplombante, effets de styles ou jugement à la serpe enerveront
sans doute tous ceux (celles, surtout…) qui sont dans les classes,
chaque jour, face aux élèves. «
Viens-y donc, toi qui est si malin,
faire accueillir « avec jubilation, enthousiasme et amour » les
nouveaux mots de vocabulaires à ma classe de moyens, de plus en plus
instable, de plus en plus hétérogène… ».
Essayons donc de dépasser
la forme du propos pour comprendre le fond.
Une
idée principale veut traverser le texte : la maternelle est une vraie
école, on doit
davantage y enseigner, mieux construire le langage pour mieux faire
entrer tous les élèves dans l’écrit.
En soi, cette idée est
largement reprise par nombre de spécialistes
reconnus de la maternelle. Quelques citations, provenant de personnes
très diverses :
– Si enseigner c’est organiser,
prévoir, transformer
des objectifs en activités, proposer, conduire et animer ces activités
mais aussi élucider et transmettre, la véritable question est plutôt la
suivante : enseigne-t-on assez à l’école maternelle ?
(Alain
Houchot, inspecteur général, AGIEM, Lyon, 2005)
– L’école maternelle
joue un rôle très singulier pour les enfants qui vont y changer de
statut en devenant élèves. Ils vont être confrontés à une nouvelle
organisation sociale, où le collectif ne se constitue pas sur des bases
affectives, mais sur un projet d’apprentissage, qui va être ce qui va
faire lien entre les individus. La mission de l’école maternelle est
donc fondamentale, et en même temps très éloignée pour les enfants qui
sont loin de ses références culturelles. Certains élèves vont entrer en
connivence, d’autres restant à l’écart du chemin dès les premières
années de scolarisation. (Christine Passerieux, ESCOL,
2005)
La
maternelle, un espace en reconstitution ?
– La
maternelle, comme toute structure sociale, est évidemment construite
sur plusieurs stratifications historiques successives,
explique
Anne-Marie Chartier :
le statut de l’enfant change, les
connaissances sur les apprentissages aussi. Le XIXe valorisait la
bienveillance et l’amour, les vulgates de Piaget développeront les
thème de l’épanouissement et du jeu structurant. Mais comme en
primaire, quoi d’étonnant à ce que les références plus récentes de
Wallon, Vygotski ou Bruner, soulignant le rôle des interactions
sociales, du langage, de la culture, restent largement enchevêtrées
avec les plus anciennes ? »
Quoi
qu’en pense M. Bentolila, il est sans doute fondé de penser que c’est sur les
valeurs aujourd’hui dominantes de la classe moyenne que se sont
construites les pratiques majoritaires des enseignants de maternelle :
expression plastique, corporelle, respect des rythmes, importance du «
ludique ».
Bien loin, explique Viviane Bouysse, une des
chevilles
ouvrières des documents de 2002 et 2006, « des classes populaires qui
valorisent le sérieux, le travail nécessaire pour gravir les échelons
de l’échelle sociale… ».
Face à cette hétérognéité,
il est
difficile pour l’enseignant de «
trouver ses repères », de travailler
pour chacun et pas seulement pour la « moyenne ». La «
sous-solliciation est autant un risque que la sur-sollicitation, à
l’école maternelle » explique Alain Houchot. Parce que
les enfants
peuvent avoir en même temps des «compétences précoces» et des «erreurs
tardives», ils n’ont pas de développement linéaire,
prévisible, stable.
«
De l’enseignant observateur qui laisse toute
liberté à l’enfant pour se confronter à la tâche à
l’enseignant
guide et prescripteur qui permet la tutelle, l’étayage individuel ou en
petit groupe, l’élucidation et la verbalisation précise, la
palette des attitudes est large dans l’absolu, mais parfois
trop
réduite dans les faits » constate l’Inspecteur général.
Mais
ne
noircissons pas le tableau des pratiques : « j’ai vu beaucoup de moyen,
mais plus d’excellent que de navrant » précise Viviane
Bouysse. Parce
que «prendre le temps de
prendre du recul, de tirer avec les élèves des
leçons des expériences vécues, pours aider ceux qui en ont besoin,
c’est très difficile à faire, et on risque de tomber dans le
dogmatisme. »
Devant le demande sociale
grandissante, devant les exigences paradoxales de « réussite précoce »
ou de « prévention des difficultés », la maternelle doit suivre une
voie difficile : ni maternage, ni « hypertrophie du cognitif », demande
Viviane Bouysse, inquiète du risque de « formatage, de mise aux normes
» et soucieuse de ne pas faire le lit des « marchands de fichiers ».
Etayer la profesionnalité : une véritable
ambition pour la maternelle.
Mais
dans le même temps, il faut aussi oser dire que la « professionnalité »
des enseignantes de
maternelle, comme celle de tous les enseignants, est à renforcer, ne
serait-ce que pour que les ambitieuses prescriptions du
document d’accompagnement de 2006 puissent être mises en œuvre partout.
L’ingrédient essentiel en est la formation, l’échange professionnel,
l’accompagnement exigeant des enseignants par des équipes de
circonscription en capacité de le faire. Il serait hypocrite de
prétendre que la situation en la matière soit satisfaisante.
Réinterroger
l’implicite des situations d’enseignement, à la maternelle,
comme à l’élémentaire
ou au collège, est une urgence pour toutes les équipes. Pas pour «
changer », mais pour poursuivre la réflexion et l’outillage
professionnel au service des élèves qui en ont besoin.
Les
deux heures
dégagées à l’emploi du temps à la rentrée prochaine pourraient en être
l’occasion, si les inspecteurs arrivent à travailler avec les
formateurs pour imaginer des pistes de travail respectueuses des
contraintes des enseignants, mais exigeantes pour lever quelques
malentendus scolaires. La recherche et la formation en sont capables,
pour peu qu’elles puissent accompagner les équipes au plus près de
leurs préoccupations. A l’exact opposé de la direction prônée par M.
Bentolila et ses apôtres.
Un seul espoir : que le
groupe de travail de la DGESCO s’apercoive d’urgence de la réaction
d’indignation que le rapport va susciter dans les maternelles, et
fasse des propositions sérieuses pour l’avenir…