François Dubet
Professeur à l’Université de Bordeaux II,
Président du Comité de pilotage de l’opération « Quel collège pour l’an 2000 ? »,
Co-auteur, avec Marie Duru-Bellat de : L’hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin démocratique, L’épreuve des faits, Seuil, 2000;
Auteur de Le Déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.
Autant il est nécessaire de condamner la violence et toutes violences, autant il ne faudrait pas que cette condamnation dispense de comprendre et laisse croire au monde de l’école qu’il n’est que la simple et innocente victime de violences venues d’ailleurs. Même si ceci est largement le cas, ça ne l’est pas toujours parce que l’école peut exercer une forme de violence, et ceci très au-delà des intentions des individus qui la font vivre. Pour avancer un peu, il importe de distinguer entre diverses causes de la violence.
La première de ces causes est la massification dont il faut mesurer un des effets : l’école accueille des jeunes qu’elle abandonnait au seuil de l’adolescence il y a quelques années encore. Souvent les professeurs disent que les élèves sont devenus plus durs et plus violents. Ils oublient que la plupart du temps ce ne sont plus les mêmes élèves qu’autrefois, que les grands frères ou les parents de ces élèves avaient quitté l’école à quatorze ou quinze ans. Les LEP recevaient la future aristocratie ouvrière, les autres allaient en apprentissage ou dans la vie active. Les lycées et les collèges reçoivent aujourd’hui les enfants d’immigrés pendant de longues années, alors que ces générations ont été faiblement scolarisées jusqu’au début des années soixante-dix. Pour le dire plus nettement, les collèges, les LEP et les lycées n’éliminent plus les élèves qui ont le plus de chances d’appartenir aux catégories sociales où la violence juvénile est la plus familière.
La seconde transformation du système d’enseignement secondaire est son adhésion à la culture juvénile des classes moyennes et l’abandon d’un système disciplinaire de séparation tranchée entre le monde scolaire et la monde « civil ». Plus de séparation des sexes, plus de blouses, plus de surveillants généraux « adjudants », plus de « pions »… Avant que de continuer dans cette voie affirmons tout de suite que cette évolution est très largement un succès car la très grande majorité des établissements secondaires n’ont pas de système disciplinaire et ne rencontrent pas de problèmes de discipline ou de violence. Mais cela suppose que les élèves acceptent ces normes « cool » du refus de la violence, qu’ils choisissent, en cas de conflits, le retrait plutôt que l’affrontement, et qu’ils se sentent plutôt gagnants au cours de leurs études. Bref, il vaut mieux qu’ils soient des élèves moyens appartenant aux classes moyennes.
Cependant lorsque le nouveau public rencontre ce système scolaire, il se trouve dans une situation de dérégulation de la violence car le système scolaire n’est pas suffisamment intégré pour offrir un espace toléré à la violence juvénile « normale » dans les catégories sociales des nouveaux venus. Elle devient donc intolérable, notamment pour les professeurs issus en général des classes moyennes et ne supportant pas, non sans quelques bonnes raisons, la violence.
Toutefois, cette violence-là est pour l’essentiel une violence entre élèves. Bien plus scandaleuse apparaît celle qui vise les adultes: injures, agressions, dégradation des voitures et des locaux… Plusieurs centaines de plaintes ont été déposées cette année par les professeurs contre leurs élèves qui n’y perçoivent plus, à juste titre, les manifestations d’un chahut traditionnel. Il semble que ce type de violence se rapproche plus de l’émeute et de sa rage et qu’elle renvoie à un autre phénomène. On peut considérer que cette violence est une protestation, ce qui ne veut pas dire une conduite légitime, contre une expérience scolaire perçue comme un mode d’invalidation. En effet, pour beaucoup d’élèves, notamment des collégiens, l’école est une machine qui forge une image négative d’eux-mêmes. Ils y découvrent qu’ils sont mauvais, nuls, incapables d’y réussir en dépit de tous les efforts et de tous les dispositifs spéciaux. Dans les sociétés démocratiques, l’école affirme l’égalité de tous et le mérité de chacun et elle est le lieu où cette contradiction s’exacerbe. Conduits à y perdre leur estime d’eux-mêmes, quelques élèves refusent en bloc les valeurs de l’école et sauvent leur face et leur dignité par la violence qui est le plus sûr des moyens de refuser les jugements scolaires. D’autres se taisent et se replient dans le silence et un désespoir intime qui, malheureusement ne pose guère de problèmes à l’institution.
Si cela était vrai, ce n’est peut-être pas vers un surcroît de contrôle et de discipline qu’il faudrait s’orienter, à la différence de la première figure de la violence, mais vers un traitement plus « politique » du problème. En effet, ce qui est alors en cause, c’est un type de rapports sociaux et de construction de l’échec auquel les élèves peuvent « choisir » de répondre de cette manière. Autant la première forme de violence peut relever d’un problème de régulation et de contrôle scolaire, elle semble être le propre des élèves les plus jeunes et des collèges, autant la seconde n’est peut être pas strictement scolaire; l’école est simplement en première ligne.
La violence est multiple. Elle n’est réduite à l’unité que pour être mieux condamnée. Mais il n’est pas certain que cette réduction soit pour autant la meilleure façon de la combattre. L’affaiblissement des régulations communautaires et l’emprise de la culture des classes moyennes nous conduisent à ne plus supporter ce que la violence juvénile peut avoir de « normal » et par là, à ne plus savoir y répondre. A l’autre extrême, la condamnation de la violence comme catégorie morale générale interdit d’y déceler des formes de résistance et de conflit car la violence de la rage répond à de plus fortes violences encore.