Bruno Devauchelle, CEPEC
Chaque enseignant, chaque éducateur, chaque être humain a fait l’expérience d’une violence. Confronté à cette expérience, chacun a eu une attitude différente, souvent davantage guidée par ce qui est « au fond » de chacun de nous que par une analyse consciente du moment vécu. Le passage dans les discours du pluriel des situations vécues au singulier d’un terme qui engloberait toutes ces expériences pose question au formateur, à l’enseignant, à tout éducateur. A partir de situations singulières, il me semble possible d’esquisser quelques lignes de réflexion à privilégier.
Lors d’une récente journée de formation, une intervenante décrivait l’opposition radicale qu’elle avait eu avec un groupe d’enseignants. Elle voulait leur montrer que la première violence était celle de l’institution, ils voulaient lui dire que loin des analyses il y avait une réalité quotidienne qu’ils avaient du mal à supporter et qu’ils auraient voulu qu’on la résolve autrement que par des bons mots, mais par des modalités d’action efficaces et visibles.
Au cours de l’accompagnement d’un établissement qui depuis vingt ans s’adressait à des jeunes en grande difficulté scolaire l’équipe éducative déplorait la montée des actes de violence : dégradation de véhicules, coups portés sur des enseignants, coups entre élèves…. Un travail collectif de l’équipe a débuté autour de la remise à plat du projet initial et il s’est avéré que le premier besoin de l’équipe était de « parler ». Pourtant des temps existaient, mais ils ne convenaient pas, l’un était administratif, l’autre était fait sous forme de supervision psychologique. Que demandaient donc les enseignants ? de parler entre eux et avec l’ensemble de l’équipe éducative (deux « éducateurs » étant membre de l’équipe). En quoi cette parole était-elle nécessaire ? Un an après avoir mis en place ces temps (et ces lieux) d’échange et de parole, le premier bénéfice constaté a concerné la rupture de l’isolement face à la violence. Comme si dans cet exemple la violence dans la classe venait de l’isolement de l’enseignant dans sa relation avec les jeunes. A ce premier élément s’en est ajouté un autre qui est d’importance. La règle établie a été de permettre à un jeune de quitter la salle de classe dès que le « niveau de violence » ressenti devenait insupportable. Mais quitter ne signifiait pas mise à la porte, mais rencontre avec l’éducateur. Dans ces rencontres, selon les témoignages apportés, l’essentiel était de parler, avec des mots et avec le corps, la difficulté à supporter la situation. Certes les situations de violence n’ont pas pour autant disparu, mais elles ont été gérées et surtout ont été limitées et acceptées par les jeunes et les adultes.
A de nombreuses occasions au cours de ma carrière, en tant qu’enseignant en LEP et en tant que formateur, mais aussi en tant que moniteur et directeur de centres de vacances pour des jeunes en difficulté, j’ai eu à subir ce que je pourrais appeler violences, disons des agressions, et j’en ai aussi commis. L’impression qui prévaut au cours de ces vingt cinq années, c’est que plus je me suis éloigné de ces situations, plus j’ai ressenti une sorte de peur de ce que l’on appelle « la violence ». Comme si j’avais pu supporter des situations dites violentes sans m’en apercevoir.
Il y a quelques années le film Récréation montrait une cour de récréation filmée avec le plus de transparence possible (l’habitude de la caméra l’avait un peu banalisée). Il m’arrive assez souvent de regarder des jeunes au primaire et en collège dans les cours de récréations. Dans les deux cas je ressens souvent l’impression d’une sorte de violence constante dans les relations entre de nombreux jeunes. Comme si toute relation de groupe, toute relation sociale était marquée essentiellement par les actions que l’on considère comme violente, alors qu’une attention plus précise à ce qui se passe réellement et à ce que vivent les participants à ces moments montre qu’il ne s’agit pas réellement de ça.
La perception que j’ai de la violence n’est pas la même que celle des actes de violence dans lesquels je suis impliqué. René Girard considère que la violence est au centre de l’être même et que la force de l’homme est de savoir « vivre avec » et que son histoire nous montre comment il a cherché en permanence à la contenir. Ainsi nous serions tous porteurs d’une violence que nos actes quotidiens trahissent plus ou moins. Et cependant dans l’expression quotidienne de notre propre violence, nous la nions comme telle. Comme si notre éducation nous avait amenés à une sorte de schizophrénie dans ce domaine.
Dans un tel contexte, quelle « éducation » développer face aux violences, face à la violence ? En premier lieu, il me parait nécessaire d’établir constamment la distinction entre les deux et de permettre aux jeunes de comprendre la nécessité de ne pas passer de l’un à l’autre sans y réfléchir. En deuxième lieu, reconnaître notre propre violence, c’est développer les attitudes réfléxives, c’est à dire, comme pour ces enseignants qui veulent « en parler », se donner les moyens d’identifier nos violences à chaque fois qu’elles se manifestent que l’on soit jeune ou adulte. En troisième lieu il faut refuser de considérer que la violence c’est toujours l’autre mais reconnaître que nous commettons tous des actes de violence. Si je donne une claque à un élève, si des élèves se bagarrent, ou si un élève en agresse un autre, les faits sont plus aisément objectivables donc la Loi peut s’appliquer. Mais si je réprimande constamment, si j’injurie très souvent mes camarades, alors ce n’est plus la Loi qui peut s’appliquer, mais la capacité de chacun à évaluer sa propre violence. Ce travail constant que chacun est amené à faire ne peut exister sans que des conditions soient réunies. Or nombre de ceux qui commettent des actes de violence considèrent que ce sont leurs conditions qui les amènent à les commettre : ils seraient pour ainsi dire victimes.
Il y a une sorte de seuil, auquel on est confronté quotidiennement dans la classe. C’est en amont de ce seuil qu’il me semble nécessaire d’agir. Les actes de violence sont tellement banalisés dans l’imaginaire collectif qu’on oublie souvent qu’ils ont une histoire et que c’est au début de cette histoire qu’ont peut faire de cette violence une force de vivre ensemble. Car mes pratiques éducatives auprès de jeunes considérés comme difficiles m’ont montré que l’énergie mise dans l’acte violent est souvent le détournement d’une énergie qui ne demande qu’à s’investir, encore faut-il qu’on puisse rendre possible cet investissement.