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« L’objectif général de cet ouvrage est de montrer en quoi la question des contenus de l’enseignement du second degré est absolument stratégique dans la plupart des pays du monde, même si elle est complexe, et qu’avoir l’illusion de croire qu’on peut se dispenser de la traiter peut au total être extrêmement coûteux et avoir des conséquences dommageables sur les élèves qui échoueront massivement. » Roger-François Gauthier a raison de dire que la question des contenus a été escamotée, souvent par élitisme, lors de la démocratisation scolaire.
Or pour lui, l’absence de réflexion sur les contenus enseignés porte en germe l’échec scolaire. « Non seulement on n’a pas en général saisi l’occasion de l’ouverture pour reconsidérer les contenus, mais on a aussi refusé de reconsidérer le rapport entre ces nouveaux élèves et le savoir : ce rapport était étranger par définition à la connivence sur les contenus partagée par la plupart des élèves du secondaire traditionnel… Les élèves « nouveaux venus », eux, constatent qu’au jeu de la sélection ils souffrent de sérieux handicaps économiques, sociaux et culturels, et l’école, trop souvent, au lieu de chercher pour eux des nourritures intellectuelles adéquates, paraît renoncer à leur proposer autre chose que des savoirs fragmentaires, des apprentissages par cœur, et le simple accomplissement au jour le jour de leurs « tâches » d’élèves. Il y a souvent violence faite aux élèves les plus fragiles, de l’intérieur des contenus d’enseignement et à partir du type de rapport au savoir qu’on leur propose : pour beaucoup, l’ennui, l’échec, les absences de plus en plus fréquentes et au bout du compte le « décrochage » sans qualification, signent souvent définitivement l’échec scolaire, l’échec social et l’échec à vivre. »
Alors faut-il abandonner les contenus, voire le savoir, la culture au profit d’une sous-culture où tout se vaudrait ? Ce n’est évidemment pas l’avis de R.-F. Gauthier. Bien au contraire il invite à associer compétences et savoirs. Mais il souhaite aussi « clarifier » les contenus et les refonder. « Les approches interdisciplinaires ne doivent pas être considérées comme un supplément d’âme facultatif, mais comme indispensables à la réalisation du mandat éducatif… Ces approches pourront aller, chaque fois que c’est possible, jusqu’à des « intégrations » entre disciplines plus ou moins proches ». Du couple relativisme culturel de la moyenne pourrait être banni. « L’appel à la moyenne peut sembler bien anodin, alors qu’en neutralisant potentiellement chaque carence éventuelle par la vérification de la présence d’un acquis dans un domaine qui n’a rien à voir avec le premier, il remplace la scolarité par un jeu sophistiqué où l’important n’est pas d’acquérir telle compétence ou telle connaissance, mais une note abstraite, qui ne signifie rien en termes d’apprentissages. »
Si l’ouvrage dérange, établit de nouvelles perspectives, c’est aussi que l’humanité doit faire face à un défi nouveau : pour la première fois la scolarisation longue devient la norme. Une opportunité pour repenser le secondaire.
Roger-François Gauthier, les Contenus de l’enseignement secondaire dans le monde : état des lieux et choix stratégiques, Unesco, 2006, 140 pages.
Télécharger l’ouvrage : http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001475/147570f.pdf
Entretien avec Roger-François Gauthier
À propos de son livre Les Contenus de l’enseignement secondaire dans le monde : état des lieux et choix stratégiques (UNESCO, préface de Sonia BAHRI, à télécharger ici), nous avons souhaité revenir avec Roger-François Gauthier (1) sur quelques unes des questions qu’il aborde.
La littérature pédagogique ne manque pas d’analyses de la crise du système éducatif. Vous l’abordez sous un angle nouveau en liant les difficultés de la démocratisation de l’enseignement secondaire à la question des contenus enseignés. Pourquoi cette approche ?
Je crois en effet que tous ceux qui s’intéressent à l’« éducation », et à plus forte raison ceux qui apportent leur concours professionnel à cette activité d’« éducation » ont intérêt à s’interroger de façon critique sur ce fait que les politiques éducatives depuis plusieurs décennies se sont presque toujours intéressées aux les « structures » des systèmes, aux flux d’élèves, avec des tuyaux, des dérivations, des passerelles, etc. Ces politiques de tuyaux, construites en principe au moins dans le sens d’une plus grande ouverture sociale, ont dans bien des pays laissé de côté, de façon dangereuse, et paradoxale quand il s’agit de la raison même d’être de l’école, la question des contenus qu’il s’agissait d’enseigner.
L’idée a été qu’on pouvait ouvrir à une nouvelle population une école préexistante, que c’était affaire de flux, de moyens et peut-être de méthodes d’enseignement, mais qu’on pouvait faire l’économie de repenser les objectifs eux-mêmes et les contenus en quelque sorte « promis » aux élèves.
Un exemple extrême de cette illusion qu’on puisse ouvrir des portes, en matière d’éducation, à de nouveaux publics, sans avoir en tous les cas à reconstruire la maison entière, peut être fourni par l’Afrique du Sud, où certains ont pu croire, quand l’apartheid prit fin, qu’il n’était pas indispensable de changer les programmes ! Cet exemple nous aide à réfléchir : dans d’autres pays, comme en France, ce n’est pas parce que les évolutions ont été moins précipitées dans le temps qu’elles devaient dispenser de poser la question de savoir si les contenus « hérités » de l’histoire scolaire et de l’histoire tout court convenaient aux élèves pour qui ils n’avaient de toute évidence pas été conçus. Or ces questions n’ont souvent été posées qu’à la marge, ou de façon ponctuelle, comme quand en Angleterre les émeutes du début des années quatre vingt ont conduit les autorités à improviser l’introduction d’une dimension multiculturelle dans les enseignements.
La question posée est de se demander si la fabrication de l’ « échec scolaire », qui a dans beaucoup de pays accompagné l’ouverture à tous de l’accès de l’école, au moins jusqu’au niveau de ce qu’on appelle en France le « collège », n’est pas en partie la conséquence d’une inadaptation des contenus au défi même que constituait cette ouverture.
Mais que voulez-vous dire par « inadaptation » ? De niveau trop élevé ?
Précisément la difficulté est bien là : alors que la Nation décidait de démocratiser le cours de son école en ouvrant les portes du secondaire, il eût été logique qu’elle se demandât quels contenus répondraient aux objectifs nouveaux qu’elle fixait à son école… Or la question qui a été régulièrement posée n’a pas été celle d’une « remise à plat » de ce type, mais celle de la fameuse « baisse de niveau » dont il fallait vérifier, selon les idéologies ou le point de vue de l’observateur, la gravité ou l’inexistence !
On retrouve un terme hydraulique, d’ailleurs, comme si existait quelque niveau mythique et définitif de connaissances et de compétences qu’il convenait en tout état de cause de faire atteindre par les élèves sans qu’on se soit interrogé sur la pertinence de ce « niveau » ou sur son origine. Or si l’école est au sein des sociétés humaines chargée d’une large partie de la « transmission » d’une génération à l’autre, elle charrie aussi coupablement beaucoup trop de passé sur lequel elle est d’autant plus crispée qu’elle en a souvent perdu l’origine. Cette histoire de la « baisse de niveau », toujours recommencée, est typique de ces idées qui encombrent et empêchent de bâtir à neuf.
Mais pouvez-vous donner quelques exemples d’inadaptation de contenus, qui ont pu avoir des effets négatifs, en particulier sur les élèves issus de milieux économiquement moins favorisés ?
La question impliquerait des réponses différentes selon les différents systèmes, mais s’il fallait que je m’en tienne à quelques idées, j’évoquerais plusieurs points : s’est-on interrogé, par exemple, sur les raisons (sinon historiques, bien sûr) pour lesquelles les contenus du second degré sont à ce point tournés vers le monde dans un rapport de contemplation et de spéculation au détriment d’un rapport d’action et de transformation d’une réalité ? Pourquoi le rapport technique au monde, par exemple, est-il si peu valorisé ? Et le rapport esthétique, qui avec sa composante essentielle de création, permet la valorisation d’autres expériences ? Et faudra-t-il encore longtemps s’étonner si les hiérarchies d’élèves qui se constituent à partir de cette survalorisation de l’abstrait, qui n’a jamais été ni véritablement décidée en fonction d’attentes spécifiques ni analysée dans ses effets, correspondent à une certaine typologie sociale ?
On pourrait même aller jusqu’à s’interroger sur ce à quoi s’intéresse par exemple l’UNESCO sous le nom de « compétences à vivre » : on dirait parfois que l’école éprouve des difficultés à s’intéresser à l’équipement des élèves dans les domaines de la vie pratique, comme la gestion de leur santé, de la façon dont ils consomment biens et services, de la relation à autrui, de la recherche de qualification professionnelle et de l’emploi, ou de la prise d’initiative. S’il s’agit de considérer que c’est aux familles qu’il revient de se charger des apprentissages de la vie, voit-on bien alors comme on est éloigné d’un idéal démocratique, même si par ailleurs on s’efforce d’enseigner équitablement à tous les savoirs scolaires traditionnels ? Faut-il par exemple se focaliser sur l’approche de la littérature, en abandonnant à quelque improbable situation extrascolaire l’apprentissage de l’oral ? On sait bien dans ce cas là qui apprendra à « bien parler ».
De la même façon, s’est-on demandé si les « programmes », depuis que le secondaire est ouvert à tous, ont fait tout ce qu’ils devaient pour tenter de combler le déficit culturel qui existe entre les groupes sociaux ? Il fallait pourtant en même temps qu’on en ouvrait l’accès aux enfants du peuple augmenter considérablement l’ambition culturelle de l’école, tout en revisitant ce qu’il convenait de considérer comme références culturelles. Alors que les deux étaient à faire de pair, on constate en bien des pays qu’on a négligé l’un comme l’autre.
Il faudrait encore s’attaquer à quelques unes des « questions dérangeantes » qui sont posées presque partout : quelle place fait-on aux cultures étrangères par rapport à la culture de référence ? aux questions d’identité, désormais partout si complexes mais si importantes ? aux cultures qui ne sont pas celles du/des groupes par exemple économiquement ou culturellement dominants ?
Certains pays ont aussi considéré qu’il était indispensable de modifier la structuration des contenus : chaque fois en effet que les contenus enseignés par exemple au cours de la scolarité obligatoire sont structurés en ensembles qui communiquent peu entre eux, on sait que des élèves rencontrent plus de difficultés. Ces ensembles peuvent être des « niveaux d’enseignement » dont les héritages et les cultures restent trop hétérogènes, comme le premier et le second degré, mais aussi des « disciplines » qui ont trop tendance à considérer chacune qu’elles s’auto justifient, sans qu’on soit au clair sur le mandat éducatif de chacune.
Ce rapport que l’UNESCO vous avait commandé, qui est librement disponible en ligne, et qui ambitionne de traiter des « contenus de l’enseignement secondaire dans le monde », ce qui est s’il en est un propos ambitieux, quel en est l’objectif ?
Il répond à une préoccupation forte de l’UNESCO de mettre à la disposition des responsables (mais en ces domaines tous les professeurs aussi sont « responsables » !) des outils de réflexion pour agir en faveur de l’amélioration de la qualité de l’enseignement dans le monde. L’UNESCO a donc souhaité que la question des contenus ne soit pas oubliée : il apparaît en effet en de nombreux cas que rien n’est plus coûteux pour les systèmes éducatifs que des contenus inadéquats, à la fois parce qu’il y épuisent leurs forces, parce que les élèves perdent leur temps et quittent l’école prématurément et parce que le corps social ne bénéficie alors pas des savoirs et des compétences qui, eux et elles, n’ont pas été enseignés.
Cet ouvrage n’ambitionne pas de donner des solutions qui vaudraient partout, ce qui n’aurait aucun sens, mais de donner des outils pour qu’au sein des politiques éducatives, de l’échelon de l’État quand il est compétent en la matière jusqu’à celui de l’établissement et de la classe, la question des contenus soit considérée comme stratégique pour le succès de l’éducation et véritablement traitée d’une façon à la fois experte et démocratique.
Il est temps de mettre davantage à l’agenda des politiques éducatives les questions de contenus. Pour des motifs d’efficacité de l’action de l’école. Pour des motifs d’équité. Mais surtout pour le motif qu’on ne voit pas bien comment la dépense publique pour l’éducation se justifierait si précisément la collectivité n’était pas finement attentive à la question des savoirs, des compétences, des valeurs et des cultures que diffuse l’école. Sur le versant d’en face, les cultures de masse, dont l’objectif est le profit par des voies industrielles, sont extrêmement vigilantes sur les questions de contenus, remarquablement créatrices, et mondialement ambitieuses.
Comparée à d’autres pays, la situation de la France en matière de contenus est-elle plus ou moins préoccupante ?
Elle a incontestablement des atouts, comme la référence à des programmes nationaux, et cette idée qu’ils constituent une réponse par laquelle la collectivité entière s’engage en termes de droit d’accès à des savoirs et compétences. Ces atouts peuvent toutefois facilement devenir des handicaps plus forts qu’ailleurs si les routines et les lobbies bloquent les évolutions, ou si on continue de considérer que le caractère national du programme dispense d’un travail collectif explicite et évalué d’ajustement dans la diversité des situations des établissements .
Il est certain par ailleurs que la mise en place du « socle commun de connaissances et de compétences » peut largement renouveler la donne, parce qu’il vient à plus d’un titre d’ouvrir la porte à des préoccupations qui sont sans doute en France plus nouvelles qu’en beaucoup d’endroits.
(1) Roger-François GAUTHIER est inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche.
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