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Qu’évalue-t’on lors d’un contrôle sur table en classe ? Alors que la note est encore largement considérée comme représentative des capacités intellectuelles de l’élève, plusieurs recherches issues du champ de la psychologie sociale soulignent l’importance et l’influence du contexte scolaire dans la production intellectuelle, suggérant ainsi que la note serait multi déterminée. Ainsi, les capacités intellectuelles des élèves, les efforts fournis, leur motivation et, à un niveau plus social, les attentes que l’enseignant développe à leur égard et les réputations véhiculées dans le contexte scolaire contribueraient à la performance scolaire. C’est précisément sur les réputations intellectuelles que notre intérêt s’est porté. Dans l’enceinte scolaire, certains élèves, soit parce qu’ils ont un faible niveau scolaire soit parce qu’ils appartiennent à un groupe social dévalorisé sur un domaine précis (e.g., la soi-disant inaptitude des filles en sciences) pourraient se voir affublées d’une mauvaise réputation intellectuelle. Supporter une telle réputation ne serait pas sans conséquence sur le fonctionnement intellectuel. En effet, dans les contextes évaluatifs qui rendent saillante une mauvaise réputation (un contrôle par exemple), les élèves négativement réputés, parce qu’ils connaissent cette mauvaise réputation qui leur est associée, pourraient douter de leur capacités. Or, douter de ses capacités et réaliser une tâche intellectuelle sont deux activités dont la simultanéité est difficile au vu des ressources attentionnelles limitées de l’individu. Par conséquent, l’une se fera au détriment de l’autre. Si toutes les ressources attentionnelles ne sont pas totalement allouées à l’exercice en cours, nul besoin de préciser que la performance intellectuelle pourrait en être affectée. Ce phénomène (pour une revue cf. Croizet et Leyens(1)) a été maintes fois mis en évidence sur des populations adultes. Par exemple, des femmes, dont la mauvaise réputation (ou stéréotype) porte sur le domaine scientifique, voyaient leurs performances intellectuelles affectées lors d’un exercice présenté comme une évaluation de leurs capacités en sciences. Cependant, lorsque ce même exercice était présenté de manière non évaluative de leurs capacités, leurs performances intellectuelles n’étaient en rien altérées. Ici, la seule différence de situation (présentation évaluative vs. non évaluative) explique la différence de performance. Il est donc tout à fait légitime de penser que les performances scolaires pourraient, elles aussi, être sensibles au contexte d’évaluation. Dès lors, certaines différences de performances pourraient s’expliquer par des situations de classe, situations qui, dans certains cas, pourraient se faire trop évaluatives pour des élèves supportant une mauvaise réputation intellectuelle (les filles en mathématiques ou les élèves de faible niveau sur ce même domaine par exemple). Dans une première série de recherches, nous nous sommes donc intéressés à l’impact des réputations d’infériorité intellectuelle sur le fonctionnement cognitif de très jeunes enfants, des élèves de CE2. Il était demandé aux élèves de réaliser une tâche de coloriage avant de les soumettre à une série de problèmes arithmétiques, tirés de l’évaluation nationale de CE2. A un groupe de filles, nous demandions de colorier un dessin d’une petite fille tenant une poupée tandis qu’un autre groupe de filles coloriait un paysage. L’idée ici est que, contrairement au paysage, le coloriage du dessin de fille devrait rendre saillante leur identité de genre et donc indirectement leur mauvaise réputation en mathématiques. En conséquence, leur performance devrait être plus faible dans cette situation, comparativement à la situation de coloriage neutre (paysage). C’est en effet ce que nous observons. Les filles dont on a activé la mauvaise réputation ont des performances significativement moins fortes (taux de réussite de 5%) que celles du groupe neutre (taux de réussite de 22%), groupe dans lequel aucune réputation n’est activée. Notons que lorsque la même procédure est utilisée pour les garçons (coloriage d’un garçon tenant un ballon versus coloriage d’un paysage), aucune différence significative de performance n’apparaît (taux de réussite de 7% lorsque la réputation n’est pas activée et de 12% lorsque la réputation est activée). Il semble bien qu’ici, l’identité féminine et les réputations qui lui sont associées ont un effet délétère sur la performance intellectuelle des filles. Bien évidemment, rares sont les situations de classe qui activent si explicitement une mauvaise réputation. Cependant, certaines d’entre elles, plus subtiles, pourraient activer une mauvaise réputation. C’est le cas, par exemple, de la présentation que l’on peut faire d’un exercice. En présentant une même figure soit comme un exercice de géométrie (matière à grande valeur sociale, susceptible d’activer une mauvaise réputation intellectuelle) soit comme un exercice de dessin (matière secondaire n’activant pas de mauvaise réputation ; Monteil et Huguet, 1991 (2)), Régner et Huguet (3) (2005) montrent que des collégiennes apprennent et réussissent mieux la reproduction de la figure lorsque cette tâche est présentée comme un exercice de dessin. La performance de reproduction de la même figure présentée comme une tâche de géométrie est significativement moins bonne. Tout se passe comme si la présentation « géométrie » en renvoyant à une matière importante et socialement considérée comme étant intellectuelle, activait la mauvaise réputation des filles dans ce domaine et inhibait leur production intellectuelle, ce que ne ferait pas la situation de dessin. En utilisant à nouveau cette procédure (géométrie ou dessin), nous avons mis en évidence que la présentation d’un exercice pouvait également influencer la performance des garçons de 3ème (Neuville et Croizet (4), 2005). La présentation « géométrie » a un effet facilitateur sur la performance des garçons : leurs performances sont meilleures lorsque la tâche est présentée comme un exercice de géométrie (matière pour laquelle ils jouissent d’une bonne réputation, leur performance moyenne de reproduction est de 29 points sur 44) que lorsqu’elle est présentée comme un exercice de dessin (leur performance moyenne est de 24 points sur 44). Il semble alors qu’une bonne réputation puisse elle aussi avoir un impact sur la performance mais bénéfique dans ce cas. Notons que ces résultats ne se limitent pas aux groupes de genre mais également aux groupes de niveau : les élèves de faible niveau, dont la réputation en mathématiques est mauvaise, ont des performances inférieures à celles des élèves de bon niveau lorsqu’ils pensent faire un exercice de géométrie, reproduisant ainsi la hiérarchie scolaire. En revanche, lorsque la tâche est présentée comme un exercice de dessin, leur performance augmente de manière spectaculaire, faisant disparaître l’écart entre les « bons » et les « mauvais » (Huguet et Regner(5), 2004) Au vu de ces résultats, il semble que, au delà des capacités intrinsèques de l’élève, le contexte de la classe et les réputations qu’il véhicule apparaissent comme de puissants régulateurs de la performance scolaire. Ici, la peur de ne pas paraître « intelligent » ou celle de confirmer une mauvaise réputation pourrait donc contribuer à la production intellectuelle en l’altérant. Comment est-il possible de remédier à de tels effets ? Même si l’approche psycho-sociale que nous proposons ne constitue pas l’unique explication à certains problèmes scolaires, elle a l’avantage de situer le problème dans le contexte classe plutôt que dans le manque de capacités intellectuelles des élèves. Il est dès lors plus facile pour l’enseignant de changer des éléments de ce contexte afin d’aider ses élèves en difficulté. Cela peut se traduire, par exemple, par un moindre recours aux oppositions garçons / filles au sein de la classe pour éviter de rendre une identité de genre (et les réputations associées à cette identité) plus saillante qu’elle ne l’est déjà. Cela peut également se traduire par une action sur la situation en elle-même, pour la rendre moins évaluative. Bien qu’il semble difficile de faire croire aux élèves que certains examens (brevet, baccalauréat) n’ont pas pour objectif d’évaluer leurs compétences, l’enseignant dispose tout de même d’une marge de manoeuvre pour manipuler l’habillage des exercices (rappelons nous que la simple étiquette géométrie ou dessin change la performance d’un élève réputé négativement sur le plan intellectuel). Ainsi présenter les activités scolaires comme finalisées par un but qui n’est pas l’évaluation des compétences des élèves mais plutôt comme un projet de classe (par exemple, les classes APAC, « à projet artistique et culturel ») ou comme des évaluations du travail de l’équipe enseignante pourrait alors avoir des effets bénéfiques sur une performance très dépendante du contexte social dans lequel elle est produite. Emmanuelle Neuville Jean-Claude Croizet, professeur des universités à Poitiers. Ses recherches portent sur les effets de la stigmatisation sur les performances scolaires. Il s’intéresse plus particulièrement au poids de l’origine sociale et du contexte de classe sur la réussite et l’échec scolaire. Notes : |
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