Les émeutes et le chômage
En 2005, d’après le dernier rapport de l’Observatoire des Zones urbaines sensibles, le taux de chômage des jeunes hommes de 15 à 24 ans atteint 44 % en ZUS, deux fois plus que dans le reste du pays. De même, 9 % des jeunes hommes sont inactifs et hors statut scolaire en ZUS contre 4,6 % dans le reste du pays.
Sans doute serait-il réducteur d’expliquer les émeutes de l’automne 2005 par le chômage. Mais, quoiqu’on pense d’eux par ailleurs – des « jeunes ordinaires » diront les uns, des « délinquants » diront les autres –, les émeutiers ont attiré l’attention sur la question sociale telle qu’elle se pose aujourd’hui dans les périphéries de la République. Et cette question, c’est d’abord celle du chômage.
Pour se faire une bonne idée de l’effet dévastateur du chômage, écoutons ce remarquable témoignage d’un éducateur à La Courneuve : « On est avec des jeunes qui, autour d’eux, ont des frères, des parents, qui ne travaillent pas, voire qui n’ont jamais travaillé. Le travail, pour certains, c’est une autre planète… On est avec des jeunes, pour qui le travail, ça ne veut rien dire. Et donc, comment est-ce qu’ils peuvent se projeter dans l’avenir, dans une carrière professionnelle, dans un rêve ? Dans l’association, on travaille énormément sur le rêve. Avec des jeunes des fois de 20 piges, qui galèrent dans la cité…, on met parfois plus de deux-trois heures pour qu’ils puissent se permettre ou qu’ils puissent se rappeler un rêve ! Nous, quand on était gamin, on remplissait : « Moi, je veux faire pompier », « Moi, je veux faire ingénieur »…, même si c’était des rêves fous… Eux, ils n’ont même plus ces rêves ! … Si vraiment on redonnait un espoir de travail aux gens, la question de l’école se règlerait d’elle-même. Parce que… on peut pas demander à l’Education Nationale, qui a des écoles implantées dans des quartiers où rien ne va, de faire comme si tout devait aller bien à l’école. Les gamins ont la tête plein de problèmes, plein de conneries, et puis, dès qu’ils passent la porte de l’école, hop, tout va bien ! Je pense vraiment que si il y a du boulot, on pourra ensuite travailler, et partir sur leurs rêves : ils auront alors une raison de se battre. » (transcrit des Ateliers de création radiophoniques: Une cité dans la cité, France Culture, 2005)
Le chômage des parents et des grands frères prive ces jeunes de repères et d’avenir. Il leur ôte dans l’immédiat la motivation pour réussir à l’école, et les empêche plus tard de s’insérer dans la vie adulte. Bien intégrés culturellement mais exclus socialement, les jeunes des cités vivent une situation typique d’anomie mertonienne. Ils voudraient être « des Français à part entière », mais le chômage fait d’eux « des Français entièrement à part » (selon le mot de l’un d’eux au Nouvel Obs).
D’où vient que, dans ces territoires, près d’un jeune actif sur deux soit exclu de l’emploi ?
En première analyse, on peut invoquer la faiblesse de leur capital scolaire et de leur capital social, et la discrimination dont ils sont victimes. Mais ce type d’explication n’est guère satisfaisant. En Irlande, au Royaume-Uni, en Espagne, dans les pays nordiques, les jeunes des cités, fussent-ils sans relations et sans diplômes, n’ont pas de mal à trouver un emploi. En vérité, le chômage de ces jeunes est le produit du chômage de masse, une spécificité française.
Le chômage de masse crée un phénomène de file d’attente, où le niveau scolaire, les garanties de représentation, l’origine ethnique, le lieu de résidence… sont autant de cribles utilisés par les employeurs pour trier les candidats en fonction de leur employabilité présumée. Le problème est qu’au niveau actuel du coût salarial d’un smicard (1500 euros par mois), l’un des plus élevés du monde, un jeune non qualifié n’est tout simplement pas employable. En d’autres termes, la probabilité qu’il puisse rapporter au moins ce qu’il va coûter est jugée trop faible par les employeurs éventuels pour qu’ils prennent le risque de l’embaucher.
Avec un coût salarial plus adapté, les actuels demandeurs d’emploi, généralement peu ou pas qualifiés, deviendraient employables ; le chômage baisserait et les derniers de la file d’attente auraient enfin leur chance. C’est pourquoi Edmund Phelps, le prix Nobel d’économie 2006, propose de subventionner l’emploi des jeunes non qualifiés. Cela pourrait prendre la forme d’exonérations de cotisations sociales — au niveau du SMIC, les allègements actuels avoisinent déjà 330 euros, mais les cotisations sociales représentent encore 570 euros par mois !
Las ! le problème du chômage de masse se pose depuis maintenant près de trente ans ! Il faut croire que les bonnes solutions économiques ne font pas toujours de bons programmes politiques. Dans un pays comme le nôtre, le coût politique de la lutte contre le chômage est probablement plus élevé que celui du chômage. De là à penser que la société française a fait « le choix du chômage » …
==> On trouvera à l’adresse suivante un dossier de 10 pages et un questionnaire sur le thème : « Les émeutes et le chômage ». Compter trois bonnes heures.
Nb : sur les émeutes de l’automne 2005, cf. cette webographie ; les textes d’Edmund Phelps, en français se trouvent sur le site du Project Syndicate.