Dans l’édition du 14 mars, le Café a rendu compte d’une nouvelle étude de l’OCDE qui stigmatise le retard européen (et particulièrement ceux de l’Allemagne et de la France) en matière d’éducation. Andreas Schleicher écrit : « les économies les plus compétitives seront celles qui produiront le plus d’information et de connaissances… On pourrait penser qu’avec un tel développement de l’éducation il y aurait une baisse de la valeur des diplômes. A l’évidence c’est le contraire ». Cette affirmation contredit la thèse de Marie Duru-Bellat sur « l’inflation scolaire ». Elle a souhaité réagir à cette publication. Le débat sur « l’inflation scolaire » reste ouvert.
« L’éducation est la clé du succès de l’Europe » (A.Schleicher, OCDE, 2006)… Est-ce si sûr ?
Rien d’étonnant à voir un expert de l’OCDE défendre l’agenda de Lisbonne, qui a défendu, en 2000, l’objectif de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde ». La plus compétitive en effet, et tout ce texte est entièrement orienté vers cette obsession du classement entre pays (le « benchmarking »), pour se maintenir en tête et exploiter au mieux les ressources humaines (pour marier efficacité et équité), leit-motiv de l’OCDE depuis des années.
Si, pour une fois, ce texte de l’OCDE semble devoir échapper à la critique attentive des enseignants et du personnel politique de gauche, c’est qu’il défend vigoureusement le développement de l’éducation (essentiellement au niveau du Supérieur, puisque les taux de scolarisation dans le secondaire sont déjà très élevés dans cet ensemble de pays riches) ; il le fait avec des arguments et des modalités qui peuvent pourtant laisser perplexes pour qui lit attentivement le rapport, au-delà du résumé qu’en a donné la presse avec le titre : l’éducation paie…
Enumérons, sans être exhaustive, les interrogations et critiques que ce texte soulève…
Tout d’abord, on retrouve dans ce texte ce passage du « micro » au « macro » que je dénonçais dans « L’inflation scolaire » comme une erreur scientifique (tous les économistes moins idéologiquement orientés sont d’accord) : certes les diplômes paient au niveau des individus (ils se placent d’autant mieux et gagnent d’autant plus qu’ils sont diplômés) ; mais il est évident qu’on ne peut en déduire, au niveau de la société, que diplômer davantage la population (au-delà du niveau déjà élevé déjà atteint) va automatiquement constituer un facteur de croissance. A. Schleicher entame le credo habituel (à l’OCDE) des « effets tangibles » d’un surcroît d’éducation pour tous les pays, mais sans préciser lesquels ni se poser la question d’un seuil éventuel au-delà duquel ces effets s’estomperaient ; car s’il y a bien des effets sociaux de l’éducation dans les pays pauvres, on est beaucoup plus incertain pour les pays dont le niveau d’éducation est déjà élevé.
Il essaie de convaincre qu’il existerait une corrélation entre le niveau d’éducation et le niveau de la productivité du travail, avec un graphique (le n°4) qui s’avère fort peu convaincant : certains pays ont effectivement à la fois un haut niveau d’éducation et un haut niveau de productivité (Finlande et Suède), mais d’autres sont très instruits et peu productifs (Canada, Nouvelle Zélande), d’autres au contraire sont assez peu instruits et productifs (Danemark, Portugal)… On soupçonne donc que la productivité au travail dépend de bien d’autres facteurs que du seul niveau d’éducation.
Le texte rappelle ensuite que tous les pays de l’OCDE ont augmenté leur niveau d’éducation, mais on ne saurait affirmer trop vite qu’il y a là réellement une « demande » du marché, et non avant tout une volonté de développer l’offre scolaire avec en tête un certain nombre d’objectifs dont la mise à l’écart des jeunes du marché du travail. Ce qui soucie l’auteur est que le rang de l’Allemagne a baissé, et ce à l’aune des seuls taux d’accès à tel ou tel niveau éducatif (essentiellement le supérieur). Comme les statistiques disponibles à l’OCDE l’encouragent, on se polarise sur les taux d’accès à un niveau, sans aucune prise en compte d’autres indicateurs comme le taux de chômage de ces jeunes plus instruits (des pays comme le Portugal apparaîtraient alors intéressants : moins formés, les jeunes s’y insèrent très bien, alors que d’autres comme l’Espagne sont dans la situation inverse). Tout se fonde sur les taux d’accès au Supérieur et au financement afférent, avec là encore des (petits) choix de méthode non neutres dans la présentation des résultats : retient-on les taux pour l’ensemble de la population adulte ou par tranche d’âge ? Dans ce dernier cas, la situation de la France va apparaître plus favorable puisque les jeunes y sont aujourd’hui bien plus formés que les plus âgés (on « remonte » à la dizième place chez les 25-34 ans). La consultation des données de l’OCDE montre d’ailleurs que le taux d’atteinte d’une formation supérieure par les 25-34 ans ne varie pas tant que cela entre les pays les plus riches : certes, le Japon ou le Canada caracolent en tête autour de 52%, mais les Etats-Unis, la Suède ou la France se situent dans un mouchoir de poche (entre 37 et 40%), avec certes l’Allemagne bien derrière (22%), mais aussi des pays comme le Luxembourg (19%) ou l’Autriche (15%) dont la situation économique ne semble pas pour autant catastrophique.
Les commentateurs désireux de contrer la thèse de l’inflation scolaire reprennent ensuite les propos de l’auteur, qui affirme que les rendements des diplômes se maintiennent (ou même s’élèvent, mais aucun élément empirique n’est apporté dans le rapport sur cette question), malgré l’élévation générale. Si cela semble contredire la thèse de l’inflation, cela ne dit rien sur ce que cette élévation apporte vraiment à la société, car les données qui croisent salaires et diplôme possédé restent au niveau des individus : on raisonne en termes de rendements relatifs (les bac+4 se placent toujours mieux que les bac+3, eux-mêmes que les bac+2, etc…, sans d’ailleurs qu’on examine précisément la qualification de l’emploi obtenu) ; un observateur extérieur naïf pourrait à bon droit se dire que tous ces gens là se placeraient dans le même ordre (et que donc le rendement relatif des diplômes resterait inchangé) s’ils avaient tous un an d’études en plus ou un an d’études en moins ; on réalise un classement plus ou moins cher, c’est tout !
Mais le coeur du papier est dans l’obsession du classement. L’auteur reprend ensuite le palmarès de Shanghai, qui fait une piètre place aux universités européennes (pour une présentation et une analyse de ce palmarès, cf. la Note de l’Iredu 04/04 de F.Orivel). Mais ce palmarès se polarise sur un aspect particulier de la qualité de l’enseignement (la recherche, avec des indicateurs sur la production des enseignants-chercheurs notamment, plus que l’insertion des jeunes notamment, ou encore la qualité de leurs acquis) ; ce n’est donc qu’un élément parmi d’autres. D’ailleurs, le texte se penche ensuite sur la Finlande, qui ne brille pas dans ce palmarès, mais apparaît comme un excellent élève de l’OCDE, certes pour le niveau moyen élevé des élèves de 15 ans (comme le montrait PISA) et le caractère limité des inégalités sociales, mais aussi parce qu’y ont été promues nombre des politiques préconisées par l’OCDE (diversification et individualisation de l’enseignement, décentralisation du système, place plus grande donnée au choix, etc.). Il est certain que l’exemple finlandais est intéressant, mais de là à le présenter comme l’archétype de l’exemple qu’il serait non seulement possible mais souhaitable de suivre partout…(même remarque pour le « miracle coréen ») ; dans tous ces exemples, il est difficile d’évaluer la place que joue l’éducation et son développement (notamment, est-elle cause du « miracle » ou ce miracle a t-il permis d’éduquer plus la jeunesse ?), parmi un ensemble d’autres facteurs sociaux….
Le texte reprend ensuite les préconisations classiques de l’OCDE. On se félicitera certes du souci affiché de réduire les inégalités sociales, obstacles dans la course à l’efficacité, ou la volonté de s’appuyer sur la recherche en éducation, ou encore de développer la formation tout au long de la vie. Mais l’accent mis sur le choix et la liberté des « consommateurs » d’école, ou encore le financement privé de l’éducation susciteront peut-être des réticences, chez ceux-là même qui sont toujours très prompts à critiquer ces politiques dites « libérales ». Si certains pays sont mis en avant pour leurs investissements importants dans le Supérieur, c’est souvent en fait, c’est le cas notamment des Etats-Unis, grâce au financement privé, les chiffres des financements publics étant quant à eux bien moins variables d’un pays à l’autre.
Bref, ce texte, très orthodoxe pour l’OCDE, interroge : il n’apporte aucune justification sérieuse du maintien d’une élévation du niveau d’instruction, notamment dans le Supérieur, autre que le crédo de l’économie de la connaissance (qui tarde à se traduire par l’explosion tant attendue des emplois qualifiés), et le « il faut rester les plus forts dans la compétition mondiale » ; on pourra de plus juger quelque peu prétentieuse cette volonté de se positionner comme l’ « économie de la connaissance la plus compétitive », se réservant les emplois « high tech » et laissant aux (stupides ?) pays pauvres les emplois les moins qualifiés. On pourra enfin se demander si cette course en avant apporte bien aux jeunes et aux pays ce qu’ils en attendent. Ce texte élude ces questions en restant au niveau d’un « toujours plus » qui ne peut tenir lieu de seule politique.
Marie Duru-Bellat
Auteur de « L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie », Seuil, 2006.