« Je ne saurais trop vous demander de vous méfier de cet esthétisme de la désespérance, si répandu aujourd’hui. Sous prétexte que le monde nous donne, chaque jour, le spectacle lamentable de foules qui se prosternent aux pieds de tyrans ou s’avachissent devant le crétinisme des médias, trop d’intellectuels se retirent sur l’Aventin : ils n’en finissent pas d’excommunier le monde… mais sans jamais rien proposer pour nous permettre de le transformer… On rejette alors, avec mépris, « les illusions pédagogistes » de ceux qui se coltinent, tant bien que mal, l’éducation des barbares. L’on se satisfait très bien – même si on ne l’avoue guère – d’un monde où cohabitent la démagogie et l’élitisme, le mépris pour les uns et la suffisance des autres, l’apartheid entre les exclus et les élus… Et, en matière scolaire, ce comportement trouve une application facile : on se contente d’enseigner la minorité d’élèves qui connaît déjà la saveur du savoir et de déverser les autres dans des garderies plus ou moins déguisées… N’ayez crainte : je ne vous demande surtout pas d’abandonner la moindre parcelle de votre projet initial. De renoncer à enseigner les disciplines pour lesquelles vous vous êtes engagé dans ce métier. Bien au contraire. C’est au coeur même de cet enseignement, et en assumant pleinement votre mission de transmission des savoirs, que vous « enseignerez l’École »… Vous deviendrez ainsi, en même temps un professionnel de l’apprentissage et un militant politique – au sens le plus noble du terme – engagé, au quotidien, dans la construction d’un monde à hauteur d’homme ». Au moment où il quitte l’IUFM de Lyon, Philippe Meirieu aurait pu nous laisser un testament ou un recueil de souvenirs. C’est un ouvrage plein d’optimisme, un récit militant qu’il adresse dans cette « Lettre à un jeune professeur ».
88 pages pour faire passer l’amour du métier et réfléchir à « ce « je-ne-sais-quoi » qui… nous file entre les doigts… ce foyer mythologique d’où part l’essentiel de notre énergie et d’où vient aussi, dans les moments de déprime, notre découragement ». Cet insaisissable c’est d’abord le besoin de transmission dans la construction de l’homme. C’est aussi pour P. Meirieu la construction démocratique.
L’ouvrage ne nie pas les difficultés du métier et s’attaque particulièrement aux pressions de la société sur l’école. Pas seulement celles d’une société du zapping et du spectaculaire, mais aussi l’exigence d’efficacité qui est adressée à l’Ecole. « Nous voulons bien être efficaces, mais pas à n’importe quelles conditions » affirme P. Meirieu. « Si nous ne pouvons pas refuser qu’on évalue notre travail, nous ne pouvons accepter, pour autant, qu’on nous impose les critères d’évaluation, terriblement réducteurs, qui dominent aujourd’hui ». Il dénonce vigoureusement l’invraisemblable accumulation d’objectifs chiffrés de la loi Fillon. « 80% d’élèves au niveau du baccalauréat… pourquoi pas ? Mais, pourquoi pas, dans un régime qui se veut formateur à la citoyenneté démocratique, 80% des élèves qui auront été délégués de classes – et, donc, accompagnés et formés pour cela – au cours de leur scolarité ? 100% d’élèves ayant un niveau de qualification ? Évidemment ! Mais pourquoi pas, aussi, 10% d’élèves ayant eu l’occasion de faire une enquête, de préparer un dossier sur une question et de prendre la parole pendant une heure devant un groupe ? Une augmentation de 20% des élèves « atteignant en langue vivante étrangère le niveau B1 du cadre de référence pour les langues du Conseil de l’Europe » ? Qui pourrait s’y opposer ? Mais pourquoi pas une augmentation de 20% du nombre d’élèves entretenant une correspondance en langue vivante étrangère ? ».
L’Ecole que défend P. Meirieu est bien celle de l’exigence. C’est elle qui permet de dépasser la querelle stupide du goût de l’effort et de la motivation. En quelques lignes Meirieu démonte l’argumentation de Luc Ferry sur le préalable de l’effort et celle des conservateurs de l’école. « Plus besoin d’opposer la motivation au travail en des querelles stériles. Plus besoin de gloser indéfiniment sur l’élément qui serait le préalable de l’autre. L’exigence transcende tout cela. Etre exigeant en tout et dans les moindres détails suffit ». C’est cette exigence qui fonde la qualité des apprentissages à tous les niveaux.
Parce qu’il est pédagogique, l’ouvrage est aussi politique. P. Meirieu voit l’Ecole comme « institution d’une société démocratique ». Non parce qu’elle attribuerait les mêmes pouvoirs dans l’institution aux élèves et aux enseignants, mais parce qu’elle permet à l’enfant de penser par soi-même, de s’affranchir de l’horizon familial et de construire son rapport au monde.
C’est dire que la réflexion de P. Meirieu est plus large que ces quelques lignes de présentation. Cette « Lettre à un jeune professeur » nous ramène à l’essentiel du métier et tombe à pic pour amorcer une nouvelle année de réflexion et sans doute de combats dans et sur l’Ecole. La lecture de ces 88 pages devrait remplacer l’inévitable discours de rentrée.
L’ouvrage est suivi d’intéressants entretiens avec de jeunes professeurs réalisés par Marie-Christine Le Dû (France Inter).
Philippe Meirieu, Lettre à un jeune professeur, Paris, ESF – France Inter, août 2005.
Education & Devenir propose une sélection d’extraits des meilleures pages de l’ouvrage, accompagnée d’un fructueux entretien avec Philippe Meirieu.
Il revient, par exemple, sur les pressions sociales sur l’Ecole affirmant » Plutôt que d’imposer une « culture de résultats », il me semblerait préférable d’impulser une véritable « culture de l’évaluation… Une véritable « culture de l’évaluation » doit développer une attitude réflexive et critique sur « les valeurs » : valeurs des « programmes » et des « actions », valeur des « indicateurs » de réussite, valeur des « résultats », quels qu’ils soient. C’est là où, précisément, se différencient la « culture des résultats » et la « culture de l’évaluation » : la « culture des résultats » totémise les « résultats » et, en particulier, les résultats tels qu’ils sont définis par la hiérarchie. La « culture de l’évaluation » interroge les résultats, se demande le sens qu’ils ont, débusque les biais dus aux outils de mesure et, surtout, confronte ces résultats aux finalités éducatives que doit se donner une société démocratique. Ainsi, le rapport annexé à la dernière « Loi d’orientation sur l’avenir de l’école » – censuré par le Conseil constitutionnel, mais dont on nous dit qu’il va être réintroduit sous forme de circulaires – introduit-il une « culture de résultats » au sens le plus technocratique qui soit : on nous fixe des objectifs purement quantitatifs, on ne nous dit rien sur le rapport de ces objectifs et des finalités énoncées par ailleurs et, enfin, on ne se prononce nullement sur les moyens par lesquels on peut parvenir à ces résultats ».
Quelques lignes permettent de mieux comprendre pourquoi P. Meirieu ne demandera pas sa reconduction à la tête de l’IUFM de Lyon : « La décision, par exemple, de ne pas disposer, dans l’Éducation nationale, d’un programme « formation professionnelle des personnels enseignants, d’encadrement, administratifs et de service » va compromettre gravement l’évolution de notre institution : les stagiaires d’IUFM émargeront au programme « enseignement scolaire » au titre des moyens d’enseignement ou de remplacement qu’ils représentent et, simultanément, ils émargeront au programme « enseignement supérieur et recherche » au titre de leur formation… C’est l’éclatement assuré ! »
http://education.devenir.free.fr/MeirieuLJP.htm
http://www.radiofrance.fr/divers/thematiques/radiodulivre/actualite/index.php?numero=305051288