« Pourquoi avons-nous besoin de la Grèce pour penser notre présent ? »
Jean-Pierre Vernant pose cette question au seuil d’un court texte (« Penser
la différence »), paru en 2002, et repris dans ce recueil. Elle éclaire le
titre de l’ouvrage, qui dessine l’axe de gravité de la réflexion de Vernant
au cours de ces dernières années.
Il s’agit donc, on l’aura compris, d’un recueil de textes (articles,
conférences, entretiens, etc.), déjà publiés ici et là, entre 1995 et 2002.
Ces textes paraissent hétéroclites, par leur propos, leur forme, leur
longueur… Ainsi, derrière l’idée de franchissement, le lecteur passe
d’Athènes à Vichy, de Troie à Strasbourg… L’auteur, dans sa préface,
reconnaît « effacer les frontières entre les âges de la vie ».
Néanmoins, nous aurions tort de déplorer cet effacement, qui permet au
lecteur de franchir avec bonheur les âges de notre histoire. Et il ressort
de ce voyage une étonnante unité : une idée, rationnelle mais vivante, de
la mémoire. Celle-ci est indissociable de la vie humaine ; elle est, par
conséquent, à la fois une et complexe : à la fois « individuelle, sociale,
historienne », notre mémoire franchit elle-même les ponts, et ignore les
cloisons trop opaques. « La mémoire n’est pas en nous comme un organe qui
remplirait une fonction délimitée et précise » (« Histoire de la mémoire et
mémoire historienne », p. 127).
Jean-Pierre Vernant déploie ainsi quelques versants de sa propre mémoire,
rendant ainsi la nôtre plus lisible. C’est un anthropologue, un fin
connaisseur de la Grèce et de ses mythes. En tant que tel, il nous parle de
l’héroïsme, de la mort et du temps dans L’Iliade et L’Odyssée : comment les
Grecs, grâce à leurs mythes, pensaient-ils la mort, la gloire, et
l’immortalité ? Il prend chez Homère deux exemples : Achille, qui, par sa
mort, aussi glorieuse que précoce, continue de vivre dans la mémoire des
hommes, jusque dans l’idée de liberté qui est au cour de la démocratie
athénienne ; et Ulysse, qui, par ses récits et ses métamorphoses, invente
et élabore sa propre identité, réalisant ainsi son idéal de fidélité à
lui-même. La mémoire est toujours celle des hommes vivants.
Mais c’est aussi un témoin d’une guerre qui n’a pas fini, soixante ans plus
tard, de remettre en question notre rapport, collectif et individuel, à
notre histoire; en tant que tel, il pose, en particulier à propos de
l’affaire Aubrac, la question du témoignage.
C’est un grand-père enfin, conscient de pratiquer l’art immémorial de la
transmission.
Vernant nous apprend non pas à douter de tout (le bien et le vrai, le mal
et le faux, le passé et le présent), mais il nous invite, au contraire, en
nous rappelant que « l’homme est la mesure de toutes choses », à lire et à
penser en épousant les mouvements variés de la mémoire et des textes, qui
s’interprètent en se transmettant, et qui se transmettent en s’interprétant
– c’est-à-dire, fondamentalement, en se comprenant.
Marie Fontana-Viala, François Gadeyne
Jean-Pierre Vernant, La Traversée des fontières, Seuil, coll. La librairie
du XXIe siècle, oct. 2004.
Lire une interview de Jean-Pierre Vernant :
http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=47849/idR=201/idG=8