Un cadre installé au Québec venant de perdre sa fille dans un accident dont il est le seul survivant remet toute sa vie en question et devient ‘promeneur pour chiens’ ! Nous voilà prévenus : un scénario abracadabrant, inspiré du roman de Jean-Paul Dubois, « Le cas Paul Sneijder » et, dans le rôle du père totalement dévasté, un interprète inattendu, Thierry Lhermitte, pour un résultat tout aussi surprenant. Déjouant les pièges de l’illustration démonstrative et du pathos larmoyant, le récit cinématographique oscille avec intelligence du drame au burlesque, multiplie les rebondissements cocasses ou tragiques. Et le mélange des genres dessine de manière sensible les méandres intérieurs de la détresse à la renaissance de Paul, magistralement incarné par Thierry Lhermitte. « La Nouvelle Vie de Paul Sneijder » scelle ainsi la rencontre fructueuse entre un script foisonnant et l’interprétation inventive, dans des registres inexplorés, d’un grand comédien. Une source de plaisir qui ne se refuse pas.
Paysages enneigés, cœur glacé
Plans larges d’une grande capitale, Montréal et ses immenses buildings gris, progressivement blanchis par la neige qui commence à tomber. Devant l’enseigne ‘Aeterna’ d’un immeuble rectiligne et froid, un taxi dépose un homme, cheveux grisonnants, regard vide, marche hésitante, appuyé sur une canne. A l’intérieur, il décline son identité à une hôtesse d’accueil, blonde, lisse, sourire convenu. En fait, le visiteur vient récupérer l’urne contenant les cendres de sa fille aînée qui n’a pas survécu à un accident d’ascenseur dont lui a réchappé après un long coma. Des informations sur la tragédie distillées progressivement au fil des premières séquences. Pour l’heure, Paul Sneijder, impénétrable, refuse poliment la proposition de la belle commerçante de l’entreprise funéraire : il ne souhaite pas acheter un pendentif pouvant contenir un peu des cendres de sa fille ! De retouchez lui, dans une vaste demeure au design moderne, signe tangible d’un train de vie luxueux, il retrouve son élégante épouse Anna après le travail de cette dernière (elle vient de quitter ses talons-aiguille pour des chaussons d’intérieur), la femme avec qui il forme une famille recomposée (ils ont deux garçons en fin d’études secondaires). Au cœur de leur échange, l’accident, la mort de Marie et les circonstances dont il n’a aucun souvenir. Parfois, des bribes du moment fatal (la chute de l’ascenseur) lui reviennent, entre effets de souffle et vertiges, comme les flashs fugitifs d’un traumatisme durable.
Prise de conscience brutale, décisions radicales
Au fur et à mesure de notre cheminement aux côtés de Paul, nous mesurons l’ampleur de sa détresse et l’immensité de sa solitude. Une fois évacuée la tentation de reprendre son activité professionnelle (cadre dans une société import-export de vins), les médecins lui conseillent habilement de ‘prendre sur lui’ et de marcher beaucoup pour faire fonctionner à nouveau l’articulation de sa jambe blessée. De son côté, sa femme, cadre très attaché à son statut dans une entreprise ‘à haut potentiel’ semble davantage préoccupée par les dommages et intérêts à obtenir des assureurs du fabricant d’ascenseurs (somme qui financerait les études supérieurs à Harvard de leurs fils) que par le chagrin ravageant son mari. Un repas familial avec les enfants en question, à l’égoïsme et à l’ambition visibles, et une épouse calculatrice l’incitant à ‘reprendre le collier’, Paul est déterminé à changer complètement de métier. Face au patron, à la carrure impressionnante, d’une petite entreprise de ‘dog sitter’, il passe haut la main entretien d’embauche et premier essai : une ballade avec plusieurs grands chiens en laisse dans les rues et sur les rives enneigées du fleuve Saint-Laurent, au cours de laquelle, selon son employeur, il doit apprendre à ‘trouver le bon rythme de marche’ par rapport aux bêtes tout en ramassant avec élégance leurs déjections dans des petits saces prévus à cet effet. Disponibilité et rêverie, découverte d’une nouvelle géographie urbaine, vraie curiosité pour le comportement canin…D’infimes changements quotidiens aux prolongements infinis. Paul, qui a rendu visite à un riche ténor du barreau, susceptible de défendre ses intérêts, laisse murir en lui la décision de ne pas ‘spéculer’ sur la fin tragique de son enfant, cette fille aimée avec laquelle il avait tant de mal à communiquer, lorsqu’elle était en vie.
Rencontre avec des hommes remarquables
Chez le maître-chien, son patron, il découvre une passion commune pour les nombres premiers. Le vieil avocat de la ‘partie adverse’ (l’empire industriel fabricant les ascenseurs), après une tentative infructueuse de compromis financier (il propose de l’argent pour éviter le procès), devient un ami sincère et véritable, avec qui partager une réflexion philosophique sur l’existence. Son rapprochement avec le propriétaire d’un épagneul roux attachant lui fait même accepter de présenter l’animal à un concours canin local. Après des répétions de la chorégraphie liée à ce genre de prestations, habillé d’un costume désuet acheté pour l’occasion, Paul réussit une participation éblouissante lors de la présentation et son numéro, tout en élégance et en grâce, met en valeur le chien qui remporte le premier prix. Pas question, pour autant, d’accepter un nouvel engagement à un autre concours à dimension internationale. Nulle envie de devenir présentateur professionnel pour chiens de foire ! Une carrière brutalement interrompue par une bagarre avec le dit-propriétaire du chien exceptionnel, lui-même ex-vendeur de voitures devenu coach en développement personnel.
La nouvelle vie de Paul Sneijder ne fait que commencer. D’autres épreuves l’attendent : la fuite délibérée du domicile familial, l’enfermement en hôpital psychiatrique à la demande de son épouse, l’échappée de l’asile, la cavale dangereuse, le refuge sûr, le départ pour une contrée lointaine, destination décisive…Impossible de rendre compte des événements tragicomiques aux quels l’ancien cadre d’abord absent à lui-même se confronte comme autant de métamorphoses dans la réconciliation avec lui-même, la recherche de sa vérité.
Pistes foisonnantes, exercice de liberté
D’emblée, la caméra empathique accompagne Paul dans les méandres d’une trajectoire dont l’accident aux conséquences fatales va modifier le cours. Au fil du temps et de sa perception par le protagoniste, nous suivons les flash-backs, les soubresauts de la conscience douloureuse, les expériences formatrices et les décisions revigorantes prises dans la foulée. Nous comprenons à quel point l’accident et le traumatisme induit fonctionnent comme des révélateurs d’une situation personnelle et sociale fondée sur le conformisme, l’hypocrisie et le mensonge. Si Paul envoie balader le couple, la famille recomposée et le statut professionnel, sans compter le jack pot d’un procès avec pactole assuré à la clé, c’est qu’il s’agit pour lui de sauver sa peau. Et de renouer le fil avec une vie perdue, celle de sa fille, et une existence gâchée, la sienne. Le recours loufoque à la marge sociale, la relation incongrue avec des êtres humains issus d’autres milieux, dotés d’imaginaires ‘différents’ produisent insidieusement un cheminement inconscient vers une forme d’authenticité.
Le mélange des genres (argument dramatique, pointes comiques, satire sociale, situations burlesques, élans poétiques…) met en lumière les moyens de sauvetage que s’invente Paul au fur et à mesure d’une prise de conscience de ses vraies envies, d’un accès bouleversant à ses propres émotions longtemps enfouies. On peut regretter un manichéisme dans le traitement de certains personnages : les fils, vraiment odieux, les amateurs de stars canines à concours totalement fous, le premier avocat habitué des causes rentables absolument abject. Dans le rôle d’Anna, l’épouse arriviste et carnassière, au regard intense et à la beauté froide, la comédienne Géraldine Pailhas refuse cependant d’enfermer son personnage dans une enveloppe monochrome. Fille de feu, attachée viscéralement à une position sociale, conquise de haute lutte sur des origines modestes, aveuglée par la hantise du déclassement, Anna acquiert, grâce à elle, une inquiétante étrangeté et une profondeur troublante.
Thierry Lhermitte, quant à lui, fait feu de tout bois et parvient, à travers les infinies nuances de son jeu, à nous emporter dans cette fable moderne, fantasque et tragique, burlesque et poétique, fustigeant le matérialisme dominant de nos sociétés et les conséquences funestes de cet asservissement. « La Nouvelle Vie de Paul Sneijder » n’est pas « Un dîner de cons ». Dans cet exercice de liberté, l’acteur excelle tout auant.
Samra Bonvoisin
« La Nouvelle Vie de Paul Sneijder » de Thomas Vincent-sortie en salle mercredi 8 juin 2016