De novembre 2013 à mai 2014, au lycée professionnel Toulouse-Le Mirail, 30 élèves de seconde écrivent une fiction policière dans une ville du futur. L’atelier d’écriture est particulièrement stimulant par ses modalités, collaboratives et numériques, de travail et de publication : chaque semaine, les élèves envoient par SMS un nouvel épisode de leur histoire à tous leurs abonnés ; un blog permet aussi de suivre le projet « Ma ville 5.0 » dans sa continuité ; les enseignantes, Nadia Durel et Lysis Bragance, y travaillent en équipe avec un écrivain, Mouloud Akkouche. Le roman policier : un sous-genre littéraire ? Les smartphones en classe : à interdire ? Les SMS : responsables de la décadence de la langue française ? Le numérique à l’Ecole : « Je n’y crois pas comme outil de motivation » (une intervenante dans un récent colloque sur l’éducation prioritaire) ? Rien de tel qu’un projet pédagogique pour réfuter les préjugés : « Un grand bravo à ces élèves qui ont tenu le pari de l’écriture » (Mouloud Akkouche).
« Ce jour de pluie, Sarah et son équipe sont nerveux. Leur fourgon aux vitres teintées est garé devant la mairie. Aujourd’hui ou jamais !
Sarah jette un coup d’œil à sa montre :
– Equipez-vous !
Les cinq co-équipiers armés enfilent des cagoules. Elle guette à travers la vitre. Ils échangent des regards chargés d’inquiétude.
Quelques secondes plus tard, un homme et deux femmes sortent de la mairie en discutant. Insouciants.
Soudain Sarah et ses trois complices bondissent sur eux et les jettent dans le véhicule. Le chauffeur démarre en trombe.
Que vont devenir le maire et ses adjoints ? »
(Prologue du récit policier des secondes pro rédigé par SMS)
Le projet « Ma ville 5.0 » est mené par des secondes du lycée professionnel Toulouse-Le Mirail : comment le projet est-il né ?
Le projet est né d’une réalité pédagogique : les résistances des élèves à entrer dans l’écrit et parfois le refus lié à des situations d’échec répétées ; les modalités de l’écrit scolaire vécues comme de véritables repoussoirs et donc une performance à l’écrit très médiocre. Il se donne une finalité : faire entrer les élèves dans l’écrit (obligation des programmes de français) par le biais d’une activité socialement inscrite (la diffusion du feuilleton, l’échange avec l’extérieur de la classe) et aux enjeux scolaires moins explicites (écriture créative et récréative). Il prend place dans le cadre de l’accompagnement personnalisé, dispositif dont l’objectif est précisément de mettre en œuvre des actions permettant d’apprendre autrement en ciblant des compétences particulières. Y participent 30 élèves de Seconde Bac pro provenant de toutes les classes du lycée : Commerce, Gestion administrative, Accueil, Marchandisage visuel. L’atelier est présenté en début d’année parmi 5 autres ateliers et l’inscription dans celui-ci se fait après expression d’un choix (choix 1 ou choix 2). L’encadrement et l’animation sont assurés par un écrivain- intervenant et 2 enseignantes de français qui en dehors de cet atelier n’ont pas les élèves concernés (sauf quelques élèves de Commerce pour une enseignante).
En quoi consiste le projet ?
Il s’agit d’un atelier d’écriture : les élèves sont amenés à écrire un feuilleton policier et à le diffuser de façon hebdomadaire par SMS à un cercle de 220 abonnés dont ils ont collecté les numéros – anonymes – (autres élèves et personnel de l’établissement, familles, amis). Le thème retenu est la ville du futur. Le projet conduit aussi à animer un blog hébergé chez « Ecrireleurope », structure support. Les objectifs sont les suivants : se lancer dans une écriture au long cours ; renouer – ou dénouer- avec l’écrit ; utiliser l’outil numérique ; normaliser dans le cadre de l’école le téléphone portable par une utilisation motivée ; varier les modalités et types d’écrit pour répondre aux besoins et aux souhaits des élèves.
Plusieurs groupes de travail ont été définis : quelles sont leurs tâches respectives ? comment concrètement ces activités sont-elles conduites ?
A l’usage, 3 groupes ont été constitués : écriture des épisodes ; animation du blog ; communication auprès des médias (radio, télévision, journal local) et diffusion de l’épisode de la semaine par SMS. L’atelier est mis en œuvre tous les mardis de 10h à 12h dans deux salles à côté l’une de l’autre. Le groupe des rédacteurs du feuilleton travaille dans une salle avec l’écrivain. Les 2 autres groupes travaillent avec les 2 enseignantes dans l’autre salle, équipée de postes informatiques pour chaque élève. Une petite salle avec téléphone est aussi utilisée pour les prises de contact téléphonique. La constitution des groupes n’est pas figée, la mobilité s’organise d’elle-même.
Le projet est original parce qu’il déroule un atelier d’écriture au sein d’un lycée professionnel, dispositif encore peu usité en France : comment les élèves parviennent-ils à tisser cette histoire policière ? de manière générale, en quoi l’écriture créative vous semble-t-elle une activité particulièrement formatrice et intéressante ?
Le protocole d’écriture adopté par l’écrivain est le suivant. Dans un 1er temps, il a proposé 3 synopsis autour du thème « la ville du futur » : le choix a été effectué collégialement. Dans un 2ème temps s’opère progressivement la rédaction : 2 épisodes sont écrits chaque semaine, l’écrivain joue le rôle d’un chef d’orchestre, l’œuvre est construite collectivement, un élève saisit le texte en train de s’écrire, qui est vidéoprojeté à l’ensemble du groupe. Ce guidage souple hors enjeu scolaire redonne confiance à l’élève, libère sa créativité par l’assurance gagnée. Le travail mené enrichit le vocabulaire et permet une réflexion sur la langue en situation d’échanges.
Le projet est aussi original par les modalités mêmes de l’écriture, en l’occurrence des SMS : pouvez-vous expliquer comment fonctionne précisément le dispositif ?
La diffusion des épisodes du feuilleton intitulé « Prise d’otages à Marbourg » a commencé 15 jours après le démarrage de l’écriture (4 épisodes d’avance) à raison d’un épisode envoyé chaque semaine à partir d’un téléphone portable un peu « antique » (matériel du lycée) : un élève saisit l’épisode imprimé sur un smartphone, puis l’envoie au téléphone dédié (le téléphone du lycée) dans lequel tous les numéros des abonnés ont été rentrés par liste de 10. L’envoi des 22 listes prend 1 h 30 environ et occupe 1 élève ou 2 qui se relaient.
Quels sont les intérêts spécifiques d’une telle écriture SMS qui fait le choix de la brièveté et du smartphone ?
Le premier intérêt est technique, car cela permet d’envoyer les épisodes en un seul SMS. Le second est de travailler une écriture à contrainte, celle de la concision. Chaque épisode doit faire avancer l’histoire tout en maintenant le suspens, le vocabulaire doit donc être très précis ; il fait l’objet d’une véritable recherche. Le troisième intérêt est de maintenir la motivation des élèves qui accomplissent la tâche de rédaction relativement rapidement et voient le résultat (un épisode en une heure environ) tout en s’inscrivant dans le temps long qu’est l’année scolaire (nécessité d’écrire plus de 20 épisodes). Le smartphone permet de toucher des publics relativement jeunes qui vivent avec cet outil en permanence. L’activité menée invite par ailleurs à utiliser l’objet en classe comme un auxiliaire et non comme un élément perturbateur.
Au final, quel bilan tirent de l’expérience les élèves et les enseignantes ?
Les élèves sont motivés car valorisés, ils sont fiers du résultat obtenu. Pour continuer à valoriser leur travail, il est prévu une lecture publique (dans la salle polyvalente de l’établissement) de l’ensemble du feuilleton à la fin de l’année scolaire (au mois de mai) lors de laquelle le dernier épisode sera livré. Ils sont motivés également car libérés de la pression scolaire : ils disent entrer plus facilement dans l’écrit parce qu’ils sont encadrés par une autre personne que les enseignantes.
Pour les enseignantes, le bilan est très positif. Les élèves sont très mobilisés par le projet, ils sont présents et investis, ce qui n’est a priori par acquis en AP. La motivation et l’investissement des élèves ne faiblissent pas sur un créneau sur lequel habituellement il est difficile de maintenir l’assiduité et l’intérêt. La confiance est retrouvée pour des élèves qui avaient des difficultés à entrer dans l’écrit : tous ont souhaité à un moment ou un autre faire partie de l’équipe de rédacteurs. Le travail en équipe entre élèves qui, venant de classes différentes, ne se connaissaient pas a favorisé l’entraide et la cohésion au fur et à mesure de l’avancement du projet car le seul objectif de tous était la réussite de l’action entreprise. Enfin, le travail en équipe permet d’échanger les pratiques, de maintenir la dynamique créée et de retirer, en raison de son expertise et de son statut d’ « élément extérieur », tout le bénéfice de la présence d’un professionnel.
Une dernière question à Mouloud Akkouche : quel bilan en tire l’écrivain partenaire lui-même ?
Pour l’auteur, le bilan est aussi très positif. Il s’agit d’un public très difficile à capter, très facile à perdre, mais « passionnant » quand les élèves jouent le jeu. Surtout lorsqu’ils ont vraiment un déficit de vocabulaire. Mais l’action ne sera terminée qu’au mot « fin » sur le feuilleton. En général, la dernière ligne droite est la plus délicate comme si « l’approche de la fin » tout à la fois faisait prendre conscience que l’aventure se termine et autorisait le relâchement. Avant d’achever, je voulais remercier la pugnacité et l’enthousiasme des deux enseignantes qui, là où d’autres auraient jeté l’éponge, ont accompagné très activement ce projet. Un grand bravo à ces élèves qui ont tenu le pari de l’écriture.
« … Les cités de la terre je m’y fonds, m’y promène au hasard,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que je vois
Que je regarde à travers les barreaux légers de la nuit
La ville éteint
Ecrasé par d’immortelles distances
Alors que la partie semble bien perdue
Je construis une ville avec des loques, MOI !
Cependant je me mêle aux jeux froids de la nuit. »
(Poème de Lisa sur le blog du projet)
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut