Peut-on réduire l’enseignement professionnel à un simple lieu de domination ? Pour Aziz Jellab, inspecteur général et sociologue associé au CERIES (Lille III), la réalité de l’enseignement professionnel est plus complexe. Réagissant à la lecture bourdieusienne traditionnelle, il montre, dans L’émancipation scolaire (Presses universitaires du Mirail), les nombreux défis qua relevé récemment cet enseignement : effets de la massification de l’enseignement, désouvriérisation, réforme du bac pro, développement de l’alternance… Pour lui ce qui est agent de domination dans l’enseignement professionnel peut aussi servir l’émancipation, qui reste l’objectif de l’Enseignement professionnel. Son livre s’appuie sur une connaissance intime des élèves et des enseignants de l’enseignement professionnel. En restituant la complexité et la vérité de ces femmes et de ces hommes avec un grand respect il leur rend aussi hommage. Il répond à nos questions sur la domination, la ségrégation ethnique dans cet enseignement. Il revient sur les pratiques pédagogiques des enseignants dans des lycées qui croient vraiment au primat de l’éducabilité.
Vous vous élevez dans votre livre contre une tradition misérabiliste dans l’analyse de l’enseignement professionnel. Pourtant la ségrégation sociale est bien là, vous le montrez d’ailleurs. Et c’est bien un espace éducatif dominé comme en témoigne par exemple le poids des non titulaires chez les enseignants. Quels arguments avancez-vous contre cette vision ?
La majorité des élèves de LP proviennent de milieu populaire mais lorsqu’on a dit cela, on n’a pas expliqué les différences observées dans les parcours et dans les tournures prises par l’expérience de chacun. Quand on écoute et on observe les élèves de CAP qui sont davantage issus de milieu modeste que ceux de baccalauréat professionnel, leur rapport aux savoirs et les manières de se mobiliser restent d’une grande diversité, ce qui relativise le poids de l’origine sociale sans pour autant le minorer. Ma problématique de recherche a d’abord été celle du sens que les élèves donnent au fait d’aller au LP et aux manières dont ils y apprennent des savoirs et y construisent des compétences. Ce questionnement est parti d’un constat relativement banal : beaucoup d’élèves de LP disent ne pas avoir choisi la voie professionnelle et encore moins la spécialité. Ils sont aussi nombreux à dire que l’issue de leur scolarité sera marquée par l’épreuve du chômage et des emplois précaires. Dans ce cas, la question est bien de savoir pourquoi, en dépit de cette critique récurrente et des faibles perspectives professionnelles que leur offre, selon eux, le diplôme, ils viennent en LP et s’y mobilisent pour la plupart pour obtenir leur diplôme ? En posant ainsi cette question, et en faisant une nette distinction entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, les observations m’ont progressivement amené à relever que si les élèves ont un rapport utilitaire aux études, cela ne les condamne pas à être totalement réfractaires à l’enseignement général et à des contenus culturels plus « légitimes » (théâtre, littérature, musée…). Même si l’enseignement professionnel est moins valorisé dans la hiérarchie du prestige scolaire, les élèves qui y sont scolarisés en ont une image plus positive, et ils sont surpris que les rares évocations médiatiques traitant du LP soient souvent négatives ! J’ai assez rapidement relevé la distance qui existe entre quelques recherches savantes mais appliquant une grille de lecture a priori, ce qui condamne au final à ne pas prendre au sérieux les diverses configurations prises par l’expérience des élèves, configurations qui doivent aussi au contexte même du LP.
Le fait que le LP soit une institution « plus que scolaire » parce que les élèves y découvrent des contenus technologiques et professionnels, y effectuent leur scolarité de manière alternée avec des stages en entreprises donne à leur expérience un sens beaucoup plus complexe et plus large que dans un cadre scolaire « classique ». Aussi, c’est cette confrontation à des contenus d’enseignement, à des contextes d’apprentissage et de formation, dans le cadre de relations avec des adultes elles-mêmes variées, qui donne un tableau irréductible à une approche globalisante parlant « des publics de LP » comme d’un bloc indifférencié. Alors que l’on peut raisonnablement considérer que les élèves de LP qui se confrontent au monde professionnel lors des stages prennent conscience des différentes formes de domination et d’exploitation analysées par la littérature sociologique et historique, j’ai remarqué que les mêmes élèves pouvaient être élogieux vis-à-vis du patron qui leur a « appris le métier en vrai » ou de l’ouvrier qui a su leur « montrer comment ça fonctionne », par opposition à un apprentissage en LP perçu comme trop scolaire ou parfois désincarné !
Autre exemple : des élèves ayant connu la douloureuse expérience de l’échec dans certaines matières en collège en viennent à découvrir qu’ils sont capables de réussir en LP, aidés il est vrai par des pratiques pédagogiques innovantes ou au moins soucieuses de penser leurs difficultés cognitives. J’ai de ce fait réinterrogé la notion de « choix d’orientation ». En effet, des élèves déclarant avoir choisi manifestent une désimplication scolaire quand d’autres disant avoir été « orientés » ou « casés » en LP y trouvent des raisons de se mobiliser. C’est la réussite scolaire et l’apprentissage d’un métier qui permettent aux élèves d’être en projet. Celui-ci ne se détermine pas par la seule origine sociale. Trois dimensions relationnelles et symboliques participent du sens que l’élève donne aux savoirs et de l’émergence de projets d’avenir : la socialisation familiale (qui n’est jamais totalement achevée et met en jeu des rapports entre fratries mais aussi intergénérationnels), les interactions avec les copains et les relations avec les enseignants.
Les approches misérabilistes – qui sont en réalité une manière parmi d’autres de lire l’œuvre de Pierre Bourdieu, autrement dit, une modalité particulière de déduire des conséquences théoriques à partir de la théorie de la reproduction – ont aussi minoré le rôle des professeurs. Ceux-ci ont largement été pensés comme des agents au service de la reproduction sociale, ce qui est non seulement discutable mais aussi peu informé de la réalité professionnelle de cette catégorie de professeurs. Ce corps est très diversifié et la part des contractuels y est prédominante pour des raisons tenant à la spécificité de certains champs professionnels (en coiffure ou dans l’ameublement, comme dans certaines spécialités du textile, il y a peu de formations de niveau II ou I, niveau exigé pour passer les concours) mais aussi aux opportunités institutionnelles (l’ouverture des concours dans certaines spécialités est rare et parfois inexistante). Mais il y a différentes modalités d’incarner sa professionnalité. Si certains PLP partagent avec leurs élèves le sentiment d’avoir subi une sorte de déclassement, cela est moins vrai chez ceux qui sont issus de milieu populaire et, comme leurs élèves, une partie des PLP trouvent des raisons pour exercer auprès d’un public défavorisé socialement. Leur vive conscience de la domination sociale les incite plutôt à opter pour une valorisation de la réussite, du diplôme préparé et de plus en plus, de la poursuite des études. Il ne faut pas oublier que même historiquement, les PLP issus de la classe ouvrière, eux-mêmes anciens ouvriers ou techniciens, étaient très sévères avec les élèves qu’ils préparaient à devenir de « bons ouvriers », non pas pour être soumis à l’exploitation capitaliste mais pour affirmer une fierté de classe ! Mes récentes recherches mettent néanmoins en évidence une « moyennisation » du corps des PLP, ce que l’élévation du niveau de recrutement dans les ESPE ne manquera pas de renforcer. De ce fait, on passe de la proximité culturelle qui existait entre les PLP dans anciennes générations et leurs élèves – tous deux issus de milieu populaire, une connivence intellectuelle autour de valeurs de classe pouvait s’installer – à une proximité de condition dans la mesure où de nombreux enseignants partagent avec leur public le sentiment de ne pas être un « prof ordinaire » à l’image d’élèves déclarant ne pas être scolarisés dans la « voie normale ». Une distance culturelle s’installe parfois avec les nouveaux PLP mais là encore, elle ne condamne pas à une distance pédagogique. Nombreux sont les PLP à opter pour des pédagogies bien éloignées de ce qu’ils ont connu comme élèves puis étudiants. Toutes ces observations et modes d’appréhension du LP éclairent sur les insuffisances d’un regard ne parlant du LP que sous l’angle de la reproduction sociale des inégalités de parcours scolaire.
Sur le plan scientifique, les thèses de la reproduction sont très discutables. D’abord, elles ont tendance à proposer un regard catégorique et assez homogène sur une réalité très complexe. Les élèves sont certes majoritairement issus de milieu populaire, ils ont vécu une expérience scolaire souvent douloureuse au collège ; ils sont confrontés à des savoirs qui ressemblent assez à des contenus « déjà vus » au moins en classe de seconde pro ; mais ce passé qui est censé forger des manières d’être et de penser, comme des façons de s’engager ou non dans les études – un habitus pour utiliser le vocabulaire de la sociologie de la reproduction – ne donne pas lieu au même rapport aux savoirs, ni à une contre-culture systématique même si les élèves de LP continuent dans leur majorité à dénoncer la théorie et l’enseignement général ! Ensuite, les approches raisonnant de manière misérabiliste minorent, voire ignorent les pratiques pédagogiques, ont du mal à penser la diversité des contextes. Un exemple : quand avec Bernard Charlot et Laurence Emin nous avions conduit en 2002, pour le compte du MEN, une enquête sur l’abandon en BEP, nous avions été frappés par l’effet-contexte quant à sa capacité à « raccrocher » les élèves. Des élèves scolarisés dans des filières et spécialités identiques n’avaient pas les mêmes chances de réussir selon le mode d’accueil, de suivi, et les stratégies pédagogiques mises en œuvre. Par conséquent, ignorer l’effet contexte, c’est procéder par une surinterpétation donnant plus de poids à l’origine sociale et aux classes sociales et dédouanant d’une certaine façon la part revenant aux LP et aux pratiques pédagogiques quant à la réussite scolaire. Mes analyses ne conduisent pas à surestimer l’une ou l’autre variable (origine sociale ou contexte scolaire) mais à les penser de manière dialectique et à entrevoir les conditions d’une émancipation par le LP.
Enfin, le misérabilisme ne se place que sous l’angle de la critique et non sous celui du dépassement des contradictions. Si l’on ne voit dans l’enseignement professionnel qu’une sorte d’institution servant la reproduction des rapports sociaux de domination, on met entre parenthèses toute capacité de contre-domination, et in fine, l’analyse sociologique revient à entériner le fait que la hiérarchie scolaire est à l’image de la hiérarchie sociale. Concrètement, plus on va des filières générales vers les filières professionnelles, plus on a affaire à des élèves issus de milieu populaire. Mais ce qui est agent de domination, les savoirs et les diplômes notamment, peut parfaitement devenir un facteur d’émancipation. Les élèves que j’ai interviewés ont une conscience vive de la domination sociale mais ce n’est pas pour autant qu’ils dénigrent la culture professionnelle et les savoirs. Ils y voient même une manière de se construire une identité sociale, une façon d’exister tant pour les parents que pour les copains de la vie. Quand j’avais entamé mes recherches sur le LP à la fin des années 90, j’avais été frappé par la métamorphose que connaissent la plupart des élèves qui se sentent progressivement devenir sujets et acteurs de leur scolarité au moment où ils commencent à maîtriser des savoirs et à disposer de compétences qu’ils peuvent par ailleurs mettre en œuvre en dehors du LP et des moments d’examen ou d’évaluation.
L’analyse d’un matériau issu de plusieurs recherches permet de proposer une sociologie centrée sur la compréhension de l’expérience des acteurs dans un cadre socio-historique mais fortement contextualisé. Par exemple, on ne peut plus rabattre le devenir des élèves de LP sur la seule origine sociale populaire tant le populaire comporte lui-même une pluralité de configurations (au sein d’une même famille, père et mère ne portent pas le même regard, ni les mêmes projets pour leur enfant scolarisé en LP). Et lorsque des travaux pointent les effets de la démocratisation scolaire qui conduisent des bacheliers professionnels à s’inscrire à l’université avec l’échec à l’horizon, il faudrait aussi souligner que la majorité des étudiants issus de l’enseignement professionnel s’inscrivent en STS, avec à l’arrivée un taux de réussite au BTS non négligeable !
Quand on visite les L.P. on est frappé par les inégalités de genre et par l’importance des « minorités visibles ». Peut on dire de l’enseignement professionnel, au moins celui de l’éducation nationale, que c’est un espace ségrégé ethniquement ? Comment cela influe t il sur la vie des établissements ?
Les inégalités de genre renvoient effectivement à une réalité bien connue des recherches sociologiques à cette exception près que le LP scolarise davantage de garçons que de filles et que la proportion des premiers dans les spécialités de service est nettement plus élevée que ne le sont les secondes dans les spécialités industrielles. Or ces différences laissent entrevoir des inégalités paradoxales, à savoir une meilleure réussite des filles comparées aux garçons mais un taux d’insertion professionnelle plus favorable chez ces derniers que chez les premières (y compris lorsqu’ils sont formés dans le même domaine professionnel et avec les mêmes diplômes). Les filles ont, du fait de pesanteurs sociales et institutionnelles, un éventail de choix d’orientation en LP très réduit comparé à celui des garçons. Et leur devenir professionnel est marqué par des emplois plus précaires et moins rémunérateurs. J’avais observé aussi que les filles avaient des attentes plus « pédagogiques » vis-à-vis des enseignants tandis que les garçons valorisent davantage la qualité des relations.
A côté des inégalités de genre, il y a celles qui réfèrent à ce qui s’apparente à une ségrégation ethnique au sens où pour beaucoup d’élèves issus de l’immigration, l’entrée en LP est vécue non seulement comme une chute scolaire mais aussi comme l’effet d’une ségrégation « raciale », dans la mesure où des traits culturels « expliqueraient » ce déclassement. La variable « origine ethnique » est très difficile à travailler d’un point de vue statistique. Elle se prête davantage à une approche qualitative au rythme des observations de terrain et des spécificités des établissements (établissements urbains, dans des territoires concentrant historiquement des populations immigrées ou issues de l’immigration, marqués par le déclin de la main-d’œuvre employée dans l’industrie). Au sein des LP, mes observations rejoignent celles de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, même si je ne partage pas toutes leurs conclusions. Certaines spécialités accueillent moins d’élèves issus de l’immigration tandis que d’autres paraissent davantage en concentrer, spécialités à la fois moins demandées et connaissant des résultats scolaires les plus faibles. Dans de nombreux cas, et en particulier dans l’un des LP étudiés, les PLP me feront part du sentiment de relégation que vivent ces élèves, doublé parfois d’un ressentiment à l’égard d’une société dans laquelle ils se sentent exclus et « perdus d’avance ». On peut alors s’interroger sur les effets d’une telle évolution des rapports avec le système scolaire et les études, lorsque l’horizon social et professionnel apparaît compromis.
Ce questionnement prend davantage d’acuité lorsqu’on sait qu’une bonne part des discours dominants (médiatiques notamment) tendent à penser les « problèmes sociaux » en termes de « problèmes ethniques », et à substituer à la catégorie « classes populaires » celle de population « immigrée ». Mais là aussi, au tableau pessimiste que livrent ici et là quelques observations sociologiques, l’analyse de terrain montre de belles réussites même si cela est au prix de grands efforts de rationalisation. Ainsi, des élèves peuvent tout autant dénoncer un racisme institutionnel et neutraliser en quelque sorte l’effet de ségrégation en pensant le diplôme davantage que le métier. Dans les spécialités industrielles les moins convoitées, j’ai été frappé par le nombre d’élèves issus de l’immigration – même s’ils ne sont pas les seuls dans ce cas, mais sans doute y sont-ils plus sensibles – qui envisageaient de devenir commercial, vendeur ou travailleur social ! Leur vive conscience des difficultés d’insertion professionnelle à venir favorise le projet de poursuivre des études au-delà du baccalauréat.
La concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains établissements ou classes d’un même LP conduit parfois à des tensions et certains PLP évoquent la difficulté à motiver un public dénonçant les mécanismes de ségrégation, notamment lorsqu’ils font l’expérience d’un refus (explicite ou implicite) de certaines entreprises à les prendre en stage. Parfois, la tension est renforcée par les effets de miroir favorisés par une concentration de PLP issus également de l’immigration. Certains PLP n’ont pas choisi d’exercer dans les LP concernés mais d’autres ont fait ce choix, mobilisés par le souci d’amener les élèves à connaître une réussite, en incarnant un « exemple ». Mais ce choix peut aussi cacher une volonté de résoudre un « dilemme de statut » au sens où les enseignants en question préfèrent exercer auprès d’un public qui leur assure une meilleure cohérence entre une réussite scolaire et un rôle social valorisant. De fait, la proximité de condition qui définit l’expérience des PLP et celle de leurs élèves se double d’une proximité « ethnique », pouvant renforcer le sentiment d’une relégation, alors que paradoxalement les enseignants y voient le moyen d’une émancipation, comme le dit ce professeur de mécanique, « en donnant l’exemple aux plus jeunes » Deux effets peuvent être induits par l’ethnicisation de certains LP : des stratégies d’évitement par les parents (y compris de parents issus de l’immigration) ; un renforcement de la clôture symbolique où les élèves se sentiraient encore davantage exclus scolairement avec de faibles perspectives de promotion sociale.
Vous décrivez longuement le rapport particulier aux élèves qu’entretiennent les PLP. Vous dites par exemple qu’il est marqué par l’absence « d’élève idéal ». En quoi cela influe sur la pédagogie ?
Les PLP sont dans l’ensemble persuadés que les élèves sont éducables au sens large du terme. Bien sûr, certains élèves sont perçus comme « n’étant pas à leur place », « très limités », mais globalement, et en s’inscrivant largement en opposition avec leurs collègues exerçant en collège et en lycée général et technologique, les PLP optent beaucoup pour l’idée d’un « nouveau départ », d’une autre manière d’enseigner, avec le souci d’instaurer une proximité pédagogique posée comme à l’antipode d’un enseignement descendant et marqué par la transmission de connaissances s’adressant à la raison des élèves. Une des particularités des PLP est qu’ils ne souscrivent pas à la distinction entre enseigner et éduquer. Ils peuvent dénoncer le manque d’éducation chez certains élèves, la démission supposée des parents mais leur travail est pensé comme étant doublement éducatif et scolaire. A cela, il y a différentes raisons : d’abord ils ont une vive conscience des effets du collège sur le rapport aux études chez les élèves accueillis, la plupart ayant fait l’expérience d’une scolarité marquée par des difficultés, le sentiment d’échec et une évaluation négative ; ensuite, conscients de l’origine sociale populaire de leur public, les enseignants sont attachés à l’idée de « sauver » leurs élèves par la réussite et par l’instauration d’une relation de proximité et de confiance ; enfin, les PLP, parce qu’ils exercent dans un contexte qui n’est pas seulement scolaire puisqu’ouvert sur la vie professionnelle, sont mieux disposés à penser autrement les apprentissages en n’ayant pas seulement un regard strictement scolaire sur leurs élèves.
Aussi, leurs pratiques sont fondamentalement tournées vers la recherche d’une « rupture » avec le collège – le propos récurrent selon lequel « le LP constitue un nouveau départ » n’est pas pris à la légère – tant au plan des manières d’enseigner qu’au niveau des manières d’évaluer. Le recours à des exemples issus de la vie quotidienne, l’utilisation de supports pédagogiques très variés, une notation indulgente… constituent l’une des stratégies que les PLP mettent en œuvre de manière à lutter contre le sentiment d’échec chez leurs élèves. Mais l’ordre scolaire semble largement focaliser l’attention des enseignants et du personnel éducatif et administratif ; il participe d’une logique princeps : celle d’un travail auprès d’élèves dont l’échec scolaire au collège en fait à la fois les « victimes » d’un système et de potentiels « déviants » susceptibles de déstabiliser l’autorité et la légitimité professorales. C’est l’absence d’un « client idéal », expression que l’on doit au sociologue américain Howard Becker – qui a montré que les enseignants ont souvent intériorisé l’image d’un élève idéal acquis à la cause scolaire et s’investissant naturellement dans les études –, et l’image dominante d’un travail auprès d’un public défavorisé socialement qui amène les PLP à surestimer la fonction du LP en ne séparant pas les missions d’enseignement et de formation de celles, plus larges, de l’éducation. Nombreux sont les PLP à dire leur étonnement dès lors qu’ils ont des élèves de très bon niveau scolaire et « qui auraient dû aller dans la voie générale ». Le plus difficile notamment pour les enseignants débutants est de parvenir à opérer une conversion intellectuelle les amenant à devoir « enseigner autrement » que ce qu’ils ont connu lorsqu’on était élève !
Mais devant ce tableau plutôt positif et largement répandu dans les LP, une minorité d’enseignants restent assez distants et critiques à l’égard des élèves. Deux catégories composent cette minorité : d’anciens PLP confrontés à des nouveaux publics ressemblant peu aux anciennes générations, faiblement motivés et exigeant un souci permanent pour l’instauration et le maintien d’un ordre scolaire ; de nouveaux PLP, plutôt diplômés et issus de milieux sociaux favorisés qui vivent leur entrée dans le métier sur le mode d’un déclassement. La distance instaurée avec les élèves – via par exemple un enseignement descendant, un faible souci de compréhension de leurs difficultés cognitives, un propos parfois méprisant – relève d’une stratégie de survie professionnelle et identitaire (stigmatiser les élèves permet de s’en éloigner symboliquement).
L’Enseignement professionnel a l’image d’un laboratoire pédagogique. Est-ce toujours le cas ?
Dire que l’enseignement professionnel est un laboratoire pédagogique au sens d’un espace institutionnel dans lequel les acteurs œuvreraient de manière réfléchie, structurée en vue de produire des supports et des contenus didactiques serait sans doute exagéré. On peut davantage parler d’invention au quotidien de stratégies adaptatives que d’innovations pédagogiques proprement dites. Pour autant, les enseignants de LP, même s’ils n’ont pas toujours eu une formation pédagogique ressemblant aux lointaines actions de formation dans les anciennes ENNA, sont plus qu’ailleurs soucieux de trouver des « astuces », des « billes » pour intéresser leurs élèves, avec souvent une vraie difficulté à passer du « ludique » ou des exemples concrets au « sérieux » ou à des contenus plus abstraits. Avec des collègues de l’IUFM Nord Pas-de-Calais, nous avions relevé lors d’un travail de recherche conduit en 2007 portant sur les enseignants exerçant en milieu populaire, qu’ils étaient plus nombreux à porter le souci d’inventer des réponses, comparés aux enseignants de ZEP. Ils sont plus sensibles au travail collectif, à la pédagogie du projet, aux projets collectifs et à la cohésion des équipes, et ce, malgré la persistance d’une culture « d’atelier » dans les SEP ou les LP industriels, les PLP des matières technologiques et professionnelles fréquentant peu ceux de l’enseignement général. Cette sensibilité s’explique par les conditions de travail et sans doute par la moindre réserve chez les PLP à évoquer entre collègues les problèmes de discipline ou de comportement, comparés aux enseignants de collège par exemple. Mais comme dans les autres contextes scolaires, le LP souffre d’une certaine invisibilité quant aux pratiques enseignantes les plus innovantes et du coup, elles ont du mal à pouvoir être valorisées et transférées. Globalement, les évolutions curriculaires comme le CCF et l’enseignement général lié à la spécialité, ont eu des effets variables selon les établissements et les équipes pédagogiques mais le plus souvent, ces dispositions sont mieux appropriées quand des collectifs de travail sont établis et que le souci de penser les apprentissages davantage que l’enseignement prédominait. Enfin, de nombreux PLP interviennent auprès du public adulte – notamment dans les GRETA –, ce qui favorise une socialisation à des pédagogies actives ayant des retombées sur l’enseignement aux élèves.
L’enseignement professionnel a connu des évolutions très importantes et il en connait encore (désouvriérisation, bac pro par ex). Tout le monde a-t-il gagné dans ces transformations ?
Il convient de dire au préalable qu’on ne peut pas conclure à une désouvriérisation systématique de l’EP car certains secteurs comme par exemple le bâtiment et les gros œuvres conservent des contenus fortement professionnalisants et des modes de socialisation traditionnels, avec une solidarité entre ouvriers, même si celle-ci apparaît comme plus conjoncturelle que soutenue par des idéaux de classe ! La désouvriérisation de l’EP a eu lieu au moment où la classe ouvrière, définie comme catégorie sociale structurée autour du travail industriel, d’une culture de la solidarité et de l’action collective, a connu une transformation de fond, entre déclin au profit des emplois de service, plus éclatés, diversifiés et invisibles, et précarité des statuts, entre stables et précaires. L’industrie elle-même ayant subi des changements majeurs, c’est le travail et les savoir-faire eux-mêmes qui ont changé, l’ouvrier devenant opérateur et le contact direct avec la matière produite laissant place à des compétences plus techniques et abstraites. Cela n’est pas sans effet sur le rapport aux études, sur les contenus de formation et sur le devenir des élèves. Peu d’élèves rencontrés aspirent à devenir ouvriers et quand ils pensent exercer leur activité comme tels, ils y voient un passage obligé pour devenir technicien ou « gravir les échelons ». Les contenus de formation, bien que l’effort pour une approche par compétences se soit affirmé, sont devenus plus technologiques et plus théoriques, faisant appel à des habiletés à mi-chemin entre conception et exécution, ce qui met à l’épreuve les représentations d’élèves pensant « apprendre en pratique de manière pratique ! ». Mais c’est aussi un des effets de la désouvriérisation de l’EP que de susciter chez les élèves de fortes aspirations à la poursuite des études.
Cela met en tension l’identité même du LP car si ses missions restent essentiellement orientées vers la préparation des élèves à la qualification et à l’emploi, le fait que plus de 25% des titulaires de bac pro poursuivent leurs études dans l’enseignement supérieur vient déstabiliser la fonction de cet ordre d’enseignement. Du coup, la désouvriérisation qui donne lieu à l’ouverture d’autres champs du possible, à des aspirations nouvelles, se paie pour une partie des élèves par un désenchantement, l’insertion professionnelle n’étant plus assurée ni par le marché du travail, ni par des réseaux familiaux qu’ont pu connaître les générations précédentes ! Par ailleurs, la propension à la poursuite des études exige des élèves l’acquisition de nouvelles compétences, des manières d’apprendre et d’effectuer un travail personnel, ce que les LP ne parviennent pas toujours à anticiper (par exemple en préparant les élèves via l’accompagnement personnalisé dès la classe de première, en instaurant un tutorat entre élèves de bac pro et étudiants en BTS dès la terminale, en amenant les enseignants des différents niveaux à mutualiser leurs pratiques et à expliciter les exigences scolaires et professionnelles…).
Si globalement les publics de LP connaissent un accroissement de leur niveau de qualification avec la généralisation du baccalauréat professionnel, une frange d’élèves éprouve de grandes difficultés d’adaptation. Pour s’en rendre compte, il faut rappeler que près de la moitié des élèves quittant le système éducatif sans qualification étaient scolarisés en LP !
Peut-on dire qu’il est encore un vecteur d’émancipation des jeunes ?
L’enseignement professionnel a toujours eu une identité peu stabilisée même si historiquement il a bénéficié d’une meilleure reconnaissance tant parce qu’il n’était pas intégré à l’éducation nationale que parce qu’il a assuré une promotion sociale aux diplômés de CAP et de BEP. La massification de l’enseignement secondaire a eu un effet majeur, celui de la disqualification de la voie professionnelle au profit de la voie générale et technologique. Mais des évolutions récentes plaident pour un léger retournement de perspective. D’abord, le lycée professionnel est un peu plus choisi aujourd’hui qu’auparavant et l’on peut dire qu’une partie non négligeable des élèves qui s’y orientent, y voient une manière de « rester à l’école » tout en apprenant un métier, ce qui conforte une implication scolaire même a minima. Le fait que les élèves que j’ai interrogés récemment aspirent à poursuivre des études au-delà du baccalauréat, même quand leur diplôme offre de réelles perspectives d’insertion montre l’attachement des élèves à une identité plus scolaire que professionnelle. Par ailleurs, et c’est un point sur lequel je souhaite insister, la réussite en LP assure une émancipation scolaire qui ne se confond pas avec l’émancipation sociale. En effet, en analysant au plus près ce que disent et ce que font les élèves, il m’a paru que pour eux, eu égard à leur parcours antérieur en collège, réussir au LP qui continue à ressembler un peu à l’école, c’est aussi une manière de devenir sujet, de construire une identité sociale qui leur assure une reconnaissance au sein de la famille, auprès des copains mais également dans les rapports sociaux au quotidien. Et quand on les entend critiquer les « intellos », ce serait aller vite que d’y voir une critique radicale puisque les mêmes élèves sont capables de se mobiliser devant des épreuves scolaires qui exigent concentration et travail intellectuels.
L’émancipation concerne aussi les élèves de CAP, public le plus fragile socialement et scolairement. Certes, ce diplôme ressemble moins à ce qu’il fût lors de l’âge d’or de la classe ouvrière et les chances d’insertion dans certains secteurs de service sont très difficiles. Pour autant, les élèves qui entrent en CAP continuent à vivre leur scolarité sur le mode de l’ascension – ils sont souvent issus de l’enseignement spécialité ou adapté – et quand ils obtiennent le diplôme, ils valident des compétences et acquièrent une certaine assurance de soi.
On assiste à une forte promotion de l’alternance et de l’apprentissage. L’enseignement professionnel de l’éducation nationale doit-il se sentir menacé ?
Les acteurs de l’enseignement professionnel au sein de l’éducation nationale, notamment de nombreux enseignants, manifestent une certaine méfiance à l’égard de l’apprentissage en alternance pour des raisons historiques mais aussi parce que les ruptures de contrat, comme l’existence de formes d’exploitation de jeunes, masquent souvent les cas de réussite. Cela relègue aussi au second plan le fait que les LP se sont rapprochés des CFA dans plusieurs académies sous le poids de politiques scolaires incitatives et de partenariat plus soutenu avec des conseils régionaux.
L’histoire de la formation professionnelle des futurs ouvriers nous enseigne qu’elle a bénéficié à l’origine d’une meilleure reconnaissance parce qu’elle était distincte de l’enseignement scolaire classique. Davantage arrimé aux milieux professionnels, associant fortement une formation générale avec une formation professionnelle, et assurant le plus souvent une promotion sociale car les titulaires d’un CAP accédaient au statut d’ouvrier hautement qualifié, de technicien, voire d’ingénieur, l’apprentissage professionnel a su attirer une frange des jeunesses populaires aspirant à un avenir meilleur que celui de leurs parents. Le CAP a donc commencé par être préparé sur le mode de l’apprentissage avant de devenir un diplôme préparé également dans le cadre des CET puis des LP. La progressive scolarisation de l’enseignement professionnel a disqualifié l’orientation vers le LP, tandis que l’apprentissage en alternance continue à bénéficier d’une image plus positive. L’incapacité de l’enseignement professionnel à former massivement et rapidement une main-d’œuvre qualifiée a conduit dès 1971 à la promotion de l’apprentissage en alternance (dans le cadre de la loi de Juillet 1971 relative à la formation professionnelle continue). Cela a conduit dès le début des années 70 à relever une certaine concurrence entre l’enseignement professionnel sous statut scolaire et l’apprentissage en alternance, une concurrence qui ne tient pas seulement aux déséquilibres entre effectifs en formation mais aussi aux champs professionnels proposés par l’éducation nationale et par les CFA (certaines spécialités sont quasi-exclusivement monopolisées par les CFA).
Depuis plus de vingt-cinq ans, l’apprentissage en alternance a connu des évolutions importantes. La réforme Séguin (1987) a élargi les domaines et les niveaux de qualification pouvant être préparés en alternance : on peut selon cette réforme préparer un diplôme de niveau V (CAP, BEP), de niveau IV (baccalauréat professionnel, brevet de maîtrise et brevet professionnel) et de niveau III (DUT, BTS). Par ailleurs, il est devenu possible d’effectuer un parcours diplômant en tant qu’apprenti en préparant plusieurs diplômes successifs. En 1992, Edith Cresson élargit encore plus les niveaux de qualification en y incluant les diplômes de niveau II et de niveau I (Bac + 3, 4, 5 et diplômes d’ingénieur). Dans le cadre de la Loi quinquennale pour l’emploi (Décembre 1993), les maîtres d’apprentissage ne sont plus obligés d’avoir un agrément pour recruter un apprenti. Les aides financières pour les entreprises embauchant des apprentis sont augmentées (cela a été confirmé récemment avec la Loi sur l’Egalité des chances, votée en Avril 2006, dans son volet relatif aux jeunes sans qualification). Un rapprochement entre l’éducation nationale et l’apprentissage en alternance dans les CFA a été opéré. Ainsi, et afin d’augmenter le nombre d’apprentis préparant la partie générale du diplôme dans un établissement scolaire, les circulaires de rentrée n° 2005-067 du 15 avril 2005 et 2005-124 du 26 juillet 2005 invitent les académies à développer des unités de formation par apprentissage (UFA) sous forme d’un partenariat entre un CFA et un EPLE. L’Education nationale souhaite ainsi mettre en synergie des ressources pédagogiques et renforcer une division du travail entre l’institution scolaire et les entreprises.
On constate une forte progression du nombre d’apprentis dont les effectifs doublent quasiment en l’espace d’une vingtaine d’années. Mais alors que le nombre d’apprentis de niveau V (CAP ou BEP) enregistre un léger recul, la part de ceux qui préparent un diplôme de niveau IV (baccalauréat professionnel, brevet professionnel…), de niveau III (BTS, DUT…) et de niveau II et I (Bac + 3, 4, 5…) augmente de manière spectaculaire. Si le CAP domine encore aujourd’hui parce qu’il regroupe près de 41,5%, plus d’un apprenti sur quatre est en baccalauréat professionnel, la même proportion prépare un diplôme du supérieur.
Mais si l’apprentissage en alternance peut être perçu comme concurrent au LP, c’est parce que la scolarisation de l’enseignement professionnel a eu un effet symbolique en éloignant au moins partiellement l’école des milieux professionnels. Il convient par exemple de rappeler que les promoteurs de l’enseignement professionnel, quand au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les centres d’apprentissage – ancêtres des CET, du LEP puis du LP – se sont développés en masse, y ont vu un moyen d’assurer aux enfants de milieu populaire une promotion professionnelle et sociale. Il s’agissait de former « l’homme, le travailleur et le citoyen », alors même que le mouvement ouvrier était porté par des valeurs de lutte et de contestation de la domination capitaliste. Il faut souligner qu’il y a peu de jeunes qui effectuent tout un parcours diplômant par apprentissage ! Le fait par exemple que la plupart des apprentis du supérieur proviennent de la voie scolaire (plus de 80%) montre que l’on ne peut véritablement parler de « filière apprentissage », comme si les employeurs privilégiaient les « scolaires » plutôt que les « professionnels » dès qu’il s’agit d’un niveau supérieur au baccalauréat.
Comme l’apprentissage constitue, pour une partie des jeunes, une autre « planche de salut » pour reprendre l’expression de l’historien Gérard Noiriel à propos de l’enseignement professionnel, il faudra raisonner en termes de « continuum » et moins en termes d’opposition entre LP et CFA. Le risque, me semble-t-il, serait que le LP devienne un contexte de préparation à des métiers peu recherchés par les employeurs quand les CFA assureraient les formations les plus rentables sur le marché du travail. Voilà pourquoi l’ouverture sur les milieux professionnels, au-delà de son caractère nécessaire quand on forme des futurs employés, ouvriers ou techniciens, donnerait un peu plus de sens aux études et apporterait un appui à des PLP attachés à faire réussir leurs élèves.
Propos recueillis par François Jarraud
Aziz Jellab, L’émancipation scolaire. Pour un lycée professionnel de la réussite. Presses universitaires du Mirail. ISBn 978-2-8107-0294-7