Le ministère vient d’envoyer à toutes les écoles, par le biais des circonscriptions, un nouveau « document d’application » sur les programmes, consacré au langage à la maternelle.
http://www.cndp.fr/doc_administrative/essentiel/b_le_langage_en_maternelle.pdf
C’est désormais Christine Passerieux, conseillère pédagogique à Paris (XIXe), coauteur de « Les chemins des savoirs en maternelle » (Chronique Sociale 2000), responsable nationale du GFEN, qui répond à nos questions.
Quels sont les éléments qui ont particulièrement retenu votre attention ?
Dès l’introduction l’accent est mis sur la nécessité de « ne pas précipiter les enfants dans des apprentissages formels qui seraient prématurés ». C’est une conception de l’apprentissage qui est affirmée. L’inscription du langage comme premier domaine d’activités, en raison de son caractère très discriminant, précise de manière forte la question de la finalité de l’école maternelle, qui est de favoriser l’entrée de tous dans les apprentissages.
L’analyse théorique s’appuie sur des conclusions de la recherche depuis plus de trente ans, qui font consensus et apparaissent au regard de la pratique de la classe particulièrement pertinentes, qu’il s’agisse de la conception du langage et des contenus à enseigner, du regard porté sur l’élève, du rôle de la pensée dans la construction des personnes et des savoirs, du rôle de l’enseignant. Cela devrait permettre, de faire des choix argumentés d’outils, d’activités, de supports de travail ou d’organisation de classe.
Le langage est appréhendé dans sa complexité, tant à l’oral qu’à l’écrit. La nécessité d’une production langagière par chacun est posée, préalablement à toute activité de systématisation. La question du sens est centrale : les échanges oraux porteront sur de vrais objets qui provoquent le débat dans la classe, la réflexion sur le code s’inscrit dans la production d’écrits, la construction du principe alphabétique s ‘appuie sur la compréhension que « lire c’est être « chercheur de sens ». Entrer dans la culture écrite c’est adopter une nouvelle posture.
L’importance des interactions entre élèves est présente, interactions qui favorisent la rencontre avec l’altérité, l’ouverture aux autres, comme élément central de la construction de la pensée, dans la confrontation à ce qui n’est pas soi. C’est déterminant dans la construction de jeunes élèves qui en entrant à l’école maternelle ont à se déprendre de ce qui est familier. On est là aux antipodes du socle commun qui prône l’apprentissage systématique et quotidien de mots de vocabulaire, dans des logiques d’individualisation.
Ces documents sont-ils un outil pour les enseignants ?
Le langage est pensé comme pratique sociale et culturelle ayant à la fois une dimension psychologique, sociale et cognitive (se penser dans le monde et penser le monde). Il s’agit donc bien d’en penser l’enseignement comme permettant la construction de sujets singuliers, inscrits dans une histoire, tout en affirmant les liens étroits entre pensée et langage. Cette conception du langage et les pistes de travail proposées éclairent les pratiques langagières que doivent adopter les enseignants pour accompagner leurs élèves, les types d’intervention, les types de contenus et donnent un cadre d’action pour un étayage efficace.
La mission donnée à l’école maternelle de faire acquérir par les élèves l’usage particulier du langage qu’est l’usage scolaire, oriente l’enseignement vers une appropriation active, comprise, et tourne le dos à l’apprentissage systématique et prématuré de règles, de formes normées sans en avoir compris le sens ou l’usage. La précision faite que la langue s’acquiert par une ouverture « aux usages et fonctions du langage » insiste sur la distinction entre langage et langue, et spécifie les temps d’enseignement, de la pratique du langage à l’étude de la langue comme objet. L’articulation entre les éléments théoriques, les objectifs de l’école maternelle et leur mise en oeuvre permettent de penser sa pratique, d’en interroger la pertinence et l’efficience, de l’infléchir au regard de ce qui et visé. S’il est bien précisé que l’écrit nécessite un enseignement, l’affirmation que l’oral s’apprend « dans des conditions de vie courante » mérite des précisions : si le langage est une pratique sociale, l’oral de l’école, qui est un oral scriptural, c’est à dire un oral construit pour penser les objets du monde, nécessite lui aussi un enseignement, car il exige un changement radical de posture pour de nombreux élèves. C’est particulièrement vrai pour ceux qui sont dans un rapport utilitaire et immédiat au langage. Cela ne pouvant se faire spontanément, l’école maternelle joue là un rôle essentiel.
Qu’est-ce qui vous paraît susceptible de favoriser les apprentissages ?
En dehors de ce qui est énoncé plus haut, les documents répondent à un certain nombre de préoccupations récurrentes lorsqu’on questionne les causes de la difficulté scolaire.
Le passage de l’enfant à l’élève est posé comme une construction qui se fait à l’école et dans certaines conditions, exige un travail et n’est pas « naturel ». L’école est en effet le lieu où les élèves doivent changer de point de vue sur les objets du monde, les mettre à distance pour en comprendre le sens, le fonctionnement… Cela s’apprend et ne relève ni des goûts, ni des talents.
Le collectif est présenté comme indispensable aux apprentissages scolaires. Je trouve utile de la préciser, d’autant plus que l’on connaît les effets socialement discriminants de la demande d’individualisation des apprentissages qui se systématise actuellement, y compris à l’école maternelle.
Dès les premières pages il est dit que l’élève doit pouvoir identifier les enjeux d’une activité au-delà des tâches qu’il réalise. C’est un aspect important de la construction d’une posture d’élève. On ne peut que noter positivement la place accordée à la réflexion et à la prise de conscience, même si je regrette de ne pas les retrouver dans les activités proposées.
Le cheminement des élèves apparaît comme particulièrement important si l’on veut analyser, voire évaluer les résultats. Les rituels ne peuvent se réduire à des « routines vides » mais doivent être pensés comme des temps d’apprentissages. Sont valorisées des situations qui donnent un cadre et des repères, où les constantes permettent aux élèves de se centrer sur les contenus plutôt que sur l’habillage des activités,
L’importance accordée à la production d’écrits est favorable à la construction d’une posture de lecteurs.
Quelles cohérences avec les préconisations du socle commun ?
L’apprentissage du langage est défini comme « parcours d’occasions et de situations choisies » loin de toute simplification ou parcellisation aussi artificielle qu’erronée. Le langage doit permettre d’évacuer tout ce qui fait malentendu pour les élèves qui confondent trop souvent la tâche et l’activité. Les documents insistent sur la nécessité du langage pour formaliser, conscientiser, conceptualiser, comprendre ce qui est attendu. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut ni exercices, ni entraînement mais que ceux-ci n’auront de sens et d’efficacité que si les élèves savent ce qu’ils apprennent, sont autorisés à oser, essayer, se tromper, recommencer. Les documents insistent sur la nécessité de confronter les élèves à des problèmes dont la résolution exige de passer par le langage pour échanger avec les autres, s’essayer, réfléchir, anticiper. La rencontre avec les textes littéraires procède de « la découverte de soi », par l’entraînement au débat, à la confrontation des points de vue. C’est une vraie démarche culturelle qui est préconisée. Pourtant, et c’est un manque, les activités réflexives proposées restent en deçà de ce qui est annoncé d’un point de vue théorique. Or on sait que l’entraînement à la méta cognition, par exemple, est très déterminant pour la réussite, particulièrement pour les élèves qui en sont le plus éloignés dans leur vie quotidienne.
A plusieurs reprises sont rappelés la nécessité de la complexité, garante d’un vrai travail de l’élève au sens d’activité de la pensée, l’évitement du morcellement, (où les élèves perdent de vue ce qui est attendu) ou encore de la simplification (qui parfois rend l’activité de l’élève difficile parce qu’elle joue sur des implicites, un déjà là problématique).
La prise en compte des élèves réels, de leurs progrès et non de leurs manques définis à partir d’une norme sociale, peut éviter une stigmatisation des différences assimilées prématurément et systématiquement à de la difficulté scolaire. Il s’agit bien de partir de ce qui est là pour aller au-delà. Ainsi pour ce qui concerne les élèves non francophones il est spécifié qu’il ne sont pas en déficit culturel mais inscrits dans une autre langue et que pour entrer dans la langue française, il est important qu’ils continuent à parler leur langue d’origine dans leur famille.
Qu’est-ce qui vous semble poser difficultés pour les enseignants, dans ce type de démarche ? Quels vous semblent les moyens de les aider à les surmonter ?
La première difficulté est que la formation, initiale ou continue, n’intègre pas suffisamment ce type de démarche, si ce n’est sur un mode trop souvent injonctif qui ne permet pas toujours d’en saisir les finalités ou la mise en oeuvre. Les enseignants se retrouvent alors seuls dans leur classe où il leur faut fournir des résultats et inventer des moyens pour y parvenir. Il ne suffit pas que les conceptions sous-tendues soient explicitement posées comme dans ce document. Un accompagnement des enseignants est indispensable pour travailler avec eux (et non à leur place) la nécessaire articulation entre théorie et pratique. Sinon ils risquent, dans la recherche de la « bonne »méthode, s’enfermer dans une approche techniciste du geste professionnel.
La démarche défendue par les documents exige de ré interroger les pratiques d’enseignement dans leurs relations étroites avec les apprentissages. Pour entraîner les élèves à passer du faire à la réflexion sur ce qu’ils ont fait, pour entrer dans une conception culturelle des savoirs, il faut comme le duit Bernard Charlot « faire une lecture au positif » et en même temps, poser comme parti pris, dans les actes quotidiens, la capacité de tous à entrer dans les apprentissages pour peu qu’ils soient confrontés à des situations qui le permettent. Or les enseignants ont passé leur vie dans un système qui comptabilise d’abord ce qui ne va pas et cela peut exiger un changement de posture.
Cela implique aussi une clarification des contenus à enseigner avant que de se poser la question des dispositifs pour y parvenir. Qu’est-ce que je veux qu’ils apprennent ? qu’est-ce qui est au coeur de la séance de numération prévue ? Comment les engager dans l’activité : de nombreux enseignants ont pu constater que le « seul » fait d’annoncer en début de séance sur quoi on travaille et comment on va s’y prendre, a des effets visibles quant à la mobilisation des élèves dans l’activité. Se focaliser sur les contenus plutôt que sur les dispositifs, rendre lisible pour les élèves l’objectif cognitif à atteindre et les modalités pour y parvenir, organiser le temps d’un retour sur l’activité, pour réussir en comprenant, mettre en partage les stratégies, les procédures… donner à voir aux élèves qu’ils apprennent et comment ils le font.
Bien sûr, plusieurs points de ces documents peuvent être discutés. Mais ils témoignent, dans la logique des IO de 2002, par la prise en compte d’éléments de compréhension de la difficulté scolaire, d’une conception culturelle des apprentissages, d’une ambition pour l’école maternelle, qui semble peu compatible avec la nouvelle loi d’orientation. Comment vont faire les enseignants assignés à des injonctions contradictoires où il s’agit d’une part de stigmatiser dès trois ans le moindre écart à la « norme », d’aborder les savoirs dans une conception techniciste de l’apprentissage, et d’autre part de favoriser la construction progressive d’une posture d’élève entrant dans la culture écrite ? Ces documents appellent à une exigence nécessaire quant à la formation des maîtres et rappellent le rôle essentiel de l’école maternelle.
propos recueillis par Patrick Picard
voir aussi, de Christine Passerieux :
http://www.educationprioritaire.education.fr/oral/int_cp.htm
http://zep89.ouvaton.org/article.php3?id_article=69