Au collège Pablo Picasso à Montesson, dans les Yvelines, une classe de 3ème forme la classe médias. Pas d’heure dédiée au projet : chaque enseignant est libre d’adopter un angle médiatique pour peu qu’il éclaire un aspect du programme ou développe une compétence précise chez les élèves. Quelques exemples d’activités ainsi menées : revues de presse, reportages sur le terrain, comptes rendus de cours sous forme journalistique, recherches sur les théories du complot, réalisation de fausses vidéos conspirationnistes, participation à une « journée du direct », travail interdisciplinaire autour des algorithmes et de l’identité numérique … Ainsi, témoigne Lionel Vighier, les élèves travaillent autrement notions et compétences en les reliant au monde contemporain et en se plaçant dans une situation concrète de création et de publication. Et l’EMI, inscrite dans les nouveaux programmes du collège, se diffuse dans toutes les matières …
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la « classe médias » ?
La classe médias est une classe à projet, en l’occurrence une troisième, qui a pour fil conducteur transdisciplinaire l’étude des médias. Les objectifs sont, d’une part, la découverte et le décryptage des médias de l’information et, d’autre part, la publication de contenus disciplinaires ou d’actualité. Par conséquent il s’agit à la fois de développer la curiosité, l’esprit d’analyse et de sensibiliser les élèves aux enjeux liés à la publication (prise en compte du destinataire, élaboration du contenu, expression…).
Leurs productions sont publiées sur leur blog, parfois sur le blog de français du collège (lorsqu’elles concernent le français) et sont relayées par leur compte Twitter, dont ils sont les rédacteurs. Ces espaces, supervisés par les professeurs, leur permettent de s’exprimer et contribuent à créer un groupe uni, marqué par une identité, un esprit et un projet qui leur sont propres.
En pratique, comment le dispositif fonctionne-t-il ?
Le dispositif n’est pas figé. Aucune heure n’est particulièrement dédiée, donc les contenus et les activités liées au projet sont étroitement mis en relation avec les objectifs disciplinaires, les compétences et les connaissances du Socle. Chaque enseignant est libre d’adopter l’angle « médias » quand celui-ci contribue à éclairer un aspect du programme ou à développer une compétence précise chez les élèves. C’est une manière différente de travailler une notion, une compétence, qui permet de relier celles-ci au monde contemporain et de placer les élèves dans une situation concrète de communication, de production voire de publication.
Pour sensibiliser les élèves à l’actualité, un rituel est instauré en début d’année : au moins une fois par jour, un enseignant volontaire demande aux élèves de rendre compte de l’actualité des vingt-quatre dernières heures.
L’objectif est de susciter de la curiosité, de leur apprendre à s’informer et de les amener à progresser dans leur sélection de sources et leur compréhension des différents discours médiatiques. Les élèves rendent compte d’un fait d’actualité en utilisant la fameuse règle dite des « 5W », imposée pour les obliger à contextualiser le fait. Parfois, le compte rendu d’actualité laisse place à un dialogue plus approfondi sur un fait et ses sources : où l’élève a-t-il obtenu cette information ? Comment préciser celle-ci ? Quelle est le degré de fiabilité de cette source ? L’objectif et la nature de la prise de parole varient souvent en fonction de la discipline concernée : par exemple en cours de langues étrangères, l’accent est davantage mis sur la justesse de la formulation et la prononciation, tandis qu’en français ou en histoire-géographie, l’accent est mis sur les sources et le contenu de l’information.
Pouvez-nous donner quelques exemples d’activités menées par les élèves dans le cadre de ce dispositif original ?
Les élèves de la classe médias ont participé à des activités de décryptage, de production de contenu, parfois des deux. Ils assurent une veille médiatique, publient sur des contenus disciplinaires, et il leur arrive même d’aller sur le terrain. En voici quelques exemples.
Il peut s’agir de reportages sur le terrain : sur leur temps libre ou en sortie scolaire, les élèves mènent des reportages sur le terrain. Ils assurent alors eux-mêmes toute la chaîne de l’information, de la capture d’images à la préparation d’interviews, de l’écriture du script au montage, comme pour le reportage sur la commémoration du 11 novembre, celui sur le salon “Video City Paris”, et les interviews menées par les troisièmes médias auprès des autres troisièmes au sujet de l’intervention de M. Uberjtel, ancien déporté de la deuxième guerre mondiale.
Il peut s’agir aussi de comptes rendus médiatiques de cours ou d’évènements en lien avec les contenus disciplinaires : ils permettent de se réapproprier les connaissances selon un angle différent. Deux principales étapes jalonnent ce travail : une étape de préparation du contenu, qui doit être le plus juste et le plus instructif possible, et une étape de production, qui doit prendre en compte le destinataire, le captiver, dans un langage courant, correct, si possible riche et précis. Par exemple, en cours de sciences physiques les élèves ont réalisé une émission sur une éclipse lunaire, permettant de faire le point sur cette notion scientifique tout en mettant en scène leur production médiatique. En espagnol, un compte rendu d’actualité permet de travailler la prise de parole en contenu et les objectifs linguistiques. Enfin en français, les romans lus dans le cadre du cours font l’objet d’articles aux angles bien définis, comme un croisement de livres permettant l’émergence d’une problématique commune.
Vous y avez mené en particulier un passionnant travail autour du complotisme : comment ce travail a-t-il été conduit ?
Il y a d’abord eu recherches en ligne sur les théories du complot. L’objectif était que l’observation de constantes et de leitmotivs amène les élèves à considérer avec davantage de recul les théories du complot qu’eux-mêmes connaissent. Ils ont en effet pu observer certains motifs et des acteurs récurrents : la fausse mort d’une célébrité, le complot d’Etat, le complot de sociétés privées ou secrètes, les extraterrestres… et presque toujours la manipulation des politiques et/ou des médias. Les observations des élèves concernant les procédés rhétoriques et audiovisuels des théories du complot ont été synthétisées sous la forme d’une carte heuristique, mise à leur disposition pour leur production.
Quelques procédés ont été dégagés : par exemple l’emploi du mode impératif et de questions rhétoriques. Quelques tournures et phrases récurrentes ont été relevées : « comme par hasard », « ben voyons », « on nous cache des choses », « vous pensez vraiment que … ? », « coïncidence ? je ne pense pas … », « les preuves sont accablantes » … Du côté de la mise en scène, les élèves ont pu observer le choix fréquent de couleurs sombres et menaçantes, d’une musique dramatisante … L’analyse de la confusion entre corrélation et causalité les a particulièrement intéressés. En guise d’illustration édifiante et amusante, on a utilisé une vidéo en ligne, réalisée par la chaîne e-penser, démontant l’absurdité de tels raisonnements : le lit serait le « lieu le plus dangereux de France » parce que c’est l’endroit où on est le plus susceptible de mourir ! Il s’agit ici du fameux « Coïncidence ? Je ne pense pas ! » D’où également le titre de la séquence « Comme par hasard…
Ensuite, les élèves ont réalisé à leur tour des vidéos conspirationnistes sur le mode de la parodie. Nous nous sommes inspirés des complots du « Before du Grand Journal » sur Canal + : ce sont des parodies de théories du complot condensant à l’extrême bon nombre de procédés de la rhétorique complotiste. Les élèves ont formé des groupes de travail, puis ils ont choisi ou proposé une théorie du complot à parodier. Quelques exemples : le complot des professeurs , qui seraient en fait des vampires, le complot des chats, qui seraient les vrais maîtres du monde, le décryptage d’un match truqué. Les élèves ont été assez libres pour le choix du support : articles, vidéos, présentations animées (Prezi). La parodie me semble un outil pédagogique intéressant parce qu’elle permet de s’approprier les rouages d’un discours pour apprendre à prendre de la distance par rapport à celui-ci, quel que soit ce discours. C’est un excellent exercice de mise à distance et en même temps de création.
Vous venez de participer à nouveau à la « journée du direct » qui est organisée par le CLEMI et qui s’est tenue le 20 novembre 2015 : de quoi s’agit-il ? quel travail y ont fourni vos élèves ?
La « journée du direct » est un événement annuel organisé par le CLEMI, chaque mois de novembre. Cette journée invite les élèves à publier en ligne en direct, dans les conditions du direct. Pour eux, et pour les professeurs, c’est un véritable défi : il s’agit de produire, de s’exprimer et de diffuser le jour même. Il s’agit aussi d’un défi technique et logistique dans la mesure où les établissements ne sont pas équipés pour une diffusion en direct et dans la mesure où les emplois du temps ne sont pas conçus pour une telle gestion.
L’année dernière (en 2014), seule la 3ème médias a participé à la journée du direct : la classe avait procédé à un compte rendu oral de l’actualité, à chaque cours. Cette année, nous sommes allés un peu plus loin : trois classes de troisièmes étaient concernées, mais seulement les élèves volontaires, ce qui a mobilisé beaucoup d’élèves. Deux axes ont été retenus : certains élèves ont fait un compte rendu de l’actualité du mois de novembre tandis que d’autres ont publié au sujet des œuvres lues dans le cadre du cours de français. Les publications ont ceci en commun qu’elles ont été partiellement voire totalement diffusées en direct, à savoir, dans notre acception modeste du terme, le jour même de leur création.
Cette journée est un moment très intéressant, pour plusieurs raisons. Elle place les élèves dans les conditions du direct et leur montre à la fois l’exigence de contenu, l’importance de la préparation et la part d’improvisation. Elle prépare les élèves aux différents oraux qui les attendent (oral de stage, oral d’histoire des arts). Elle permet d’aborder, différemment, certaines notions ou certains contenus vus en cours.
Vous avez aussi prévu un travail autour des algorithmes, projet original par son sujet et par sa dimension interdisciplinaire : selon quelles modalités et avec quels objectifs l’envisagez-vous ?
Le travail autour des algorithmes s’inscrit dans une réflexion bien plus large sur la manière dont l’individu s’inscrit dans le monde, en particulier dans l’univers des objets connectés. Dans un premier temps, en lien avec les écritures de soi (autobiographie, autoportrait), nous avons vu que chaque individu laisse une trace numérique qui retranscrit, de manière continue et souvent à notre insu, toutes les informations que nous laissons sur la toile, par nos publications plus ou moins conscientes, nos clics, nos inscriptions à des sites, notre sympathie à l’égard de vidéo, d’articles et de marques, mais aussi par les publications des autres, qui co-construisent notre identité numérique. Dans un premier temps, nous avons amené les élèves à représenter, de manière graphique, leur être numérique, un autoportrait en perpétuel mouvement, comme Montaigne l’envisageait déjà (sans la partie numérique, bien sûr). Puis, dans un second temps, leur professeur de technologie a étudié avec eux le fonctionnement d’un algorithme, permettant de faire fonctionner un robot, par exemple. Très vite, il en est venu à leur expliquer le principe d’algorithme de recommandation, sur les moteurs de recherche mais aussi sur la plupart des applications ou sites qui utilisent des données personnelles à des fins de recommandation ou de promotion.
Cette réflexion a été mise en relation avec une problématique globale et interdisciplinaire : comment envisager un monde meilleur ? Comment penser le “meilleur des mondes” ? Les élèves ont été invités à réfléchir à la notion d’utopie dans le cadre du cours de français, à laquelle les sciences ont contribué grâce aux études de la génétique, des algorithmes et de l’écologie (la COP21 étant alors un déclencheur). Ainsi, comme dans les romans La nuit des temps de Barjavel ou Xénome de Nicolas Debandt, ne peut-on pas songer à un univers où tout est contrôlé, où chacun trouve une place prédestinée dans une société régulée, maîtrisée, quasi parfaite ? L’omniprésence des algorithmes de recommandation dans notre quotidien peut amener aux questions, que pose la science-fiction, du libre-arbitre dans les choix de connaissances et les choix de vie et, dans une perspective plus globale, de la place de l’individu dans la société.
De manière générale, quel bilan tirez-vous de cette « classe médias » ?
Le projet “médias” permet d’aborder autrement – par la publication, par des actions concrètes – les compétences et les contenus attendus. Cette manière de travailler en lien avec le monde extérieur suscite un vif engagement de la part des élèves. Les élèves de la 3ème médias manifestent et développent une capacité à coopérer de manière autonome : ils développent une autonomie dans leur manière de travailler et apprennent à coopérer de manière efficace. Le projet stimule aussi une curiosité pour les sujets abordés, une ouverture sur le monde extérieur. Il incite à une grande créativité : l’imagination et l’expression sont au centre du projet, qui permet aux élèves d’envisager les contenus autrement, en se les appropriant.
Par ce biais, les compétences travaillées dans le cadre du Socle et les contenus disciplinaires sont réinvesties et redoublent de sens : l’esprit critique se développe en prise directe sur le monde contemporain et les exigences liées à la publication (prise en compte du destinataire, travail de la forme, amélioration de l’expression) rehausse leur propres exigences envers eux-mêmes.
Je tiens à saluer l’investissement exceptionnel des 3èmes médias de cette année, qui nous réservent encore bien des surprises…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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