Voici le récit d’une aventure mathématique, partie de l’idée d’un professeur des écoles, enrichie grâce aux échanges numériques entre enseignants, et qui finit par se déployer dans des classes, avec une autre vie en projet. Une histoire comme je les aime : aussi mathématique qu’humaine, et en lien avec la culture : ici, les arts visuels.
Hameçonnage
Courant avril, David Sire, un collègue professeur des écoles, a été inspiré par une œuvre de Kandinsky. Il avait envie de l’utiliser en classe, avec ses CM2, avec une problématique pointue et des activités qui m’ont tout de suite plu.
Partant d’une citation de Kandinsky ( » Un triangle provoque une émotion vivante parce que lui-même est un être vivant. C’est l’artiste qui le tue s’il l’applique mécaniquement, sans la dictée intérieure. »), il souhaitait « faire réfléchir les élèves sur ce qu’ils voient ». Beau projet ! Il pouvait alors réactiver ou définir tout un tas de figures. Mais il y avait un petit hic : le grand triangle donne l’impression d’être rectangle, mais ne l’est pas tout à fait. Que faire ? Admettre qu’il est rectangle quand même ? Chercher à préciser ? David ajoutait dans son premier mail que l’idéal serait de filer cette séance jusqu’en quatrième pour soumettre ce triangle à l’égalité de Pythagore.
Naissance du projet : une séance en CM2, qui dévient séquence du CP à la quatrième
Comment rester le nez dans ses copies, en plein weekend, devant un si beau questionnement ? Finalement, la problématique, c’est comment faire réfléchir les élèves à la représentation et à la modélisation : comment, à l’école, se mettre d’accord sur le fait que le grand triangle de Bigarrures dans le triangle n’est pas rectangle ? En effet, quand on place l’équerre, ce n’est pas évident : selon l’utilisation de l’élève et la manufacture de l’équerre, on peut pencher en faveur de l’angle droit ou pas. Mais en cycle 3, avec finalement peu d’outils, comment trancher ?
Alors j’ai construit une séance, puis deux, puis une séquence. Et j’ai eu envie de la tester, en CM2 pour commencer. Ensuite viendrait le test dans une version cycle 2 et plusieurs pour le collège. Vous retrouverez cela ici : rectangle ou pas rectangle, en cycle 4, avec des aires.
Les idées c’est bien, mais il faut qu’elles servent
Après des échanges avec mes lecteurs du blog et avec David, j’avais un contenu à tester. Imaginer de belles séances, j’adore ça. Mais pour qu’elles soient validées comme belles, encore faut-il les confronter à la réalité. Alors j’ai envoyé un message à une collègue de CM2 : voulait-elle bien que je vienne « tester un nouveau truc » ? Réponse immédiate : « quand tu veux ». C’est parti pour la classe de CM2 d’Aline Mollien,
Déploiement : en CM2
En deux séances, nous avons bien travaillé. Nous avons revu le vocabulaire de la géométrie (côté, diagonale, point, segment, angle…), défini les polygones de référence, jusqu’au cerf-volant et au trapèze, nous avons parlé lien entre eux (le carré est un losange qui est un trapèze, etc.), nous avons trifouillé les triangles (scalène, isocèle, rectangle, équilatéral), et puis nous avons décrit Bigarrures, qui était notre point d’entrée. Qu’est-ce qui vous frappe, que voyez-vous ? Ai-je demandé aux enfants. Et nous avons analysé leurs réponses. Je voulais voir par leurs yeux, ils ont partagé. Nous avions fait connaissance.
Lors de la séance suivante, nous nous sommes penchés sur l’objet de la question de mon collègue David : ce grand et mystérieux triangle, peint par Kandinsky. Est-il rectangle, et pourquoi ? Bilan : la moitié de la classe le qualifie de triangle rectangle, l’autre moitié non. Quelle chance ! Un terrain idéal pour réfléchir ensemble !
A partir de là, nous avons réfléchi à l’utilisation de l’équerre : en la plaçant « à l’extérieur », « à l’intérieur », en essayant avec la projection au tableau. Manipuler avec l’équerre, c’est difficile, tous étaient d’accord : il faut en même temps veiller au sommet et aux côtés de l’angle droit. Et ne plus bouger pour observer. Pfiou.
Alors, comme j’étais là pour expérimenter, j’ai expliqué que la question avait été débattue avec des collègues et qu’au final certains tranchaient par l’égalité de Pythagore, et d’autres trouvaient que c’était tout aussi peu convaincant. Les yeux des élèves se sont allumés : « on va apprendre Pythagore ? » Alors non, pas l’apprendre : pour l’apprendre, il faudrait le démontrer et aller bien plus loin que ce que j’allais expliquer. Mais nous avons fait un pas vers une application de l’égalité : j’ai parlé de monsieur Pythagore, du fait que l’égalité était connue bien avant, et les élèves ont commencé par mesurer bieeeeen précisément les longueurs des côtés du grand triangle de Bigarrure. Puis je leur ai demandé de poser la multiplication de chaque longueur de côté par lui-même (occasion de travailler la multiplication de décimaux, et donc hop la numération, parce qu’on ne va pas faire n’importe quoi avec la virgule, non plus !), d’entourer le résultat le plus grand, d’additionner les deux autres, de comparer. Une fois présenté le principe de l’égalité, tous les élèves étaient d’accord : le triangle n’est pas rectangle. Non seulement les résultats obtenus étaient différents, mais ils les ont trouvés « trop différents » pour supporter une erreur de précision. C’était intéressant, ce passage : ils ont réfléchi à ce qu’il aurait fallu pour que « ça marche », et cela leur semblait incompatible avec leurs mesures des côtés, en tenant compte d’une marge d’erreur.
Enfin, les élèves m’ont fait part, à l’écrit, de leur préférence entre vérification à l’équerre et recours à l’égalité de Pythagore. Sans surprise, Pythagore l’emporte à 26 voix contre 2. Le combat était inégal : les enfants étaient si contents et fiers d’avoir « appris » l’égalité de Pythagore… Il y a de belles pépites parmi les réponses : on sent bien que calculer rassure, « fait classe », mais il y a aussi un rapport à la vérité ressenti comme différent. C’est exactement à cela que je voulais arriver : parler vérité, argument, démonstration. Cerise sur le gâteau : un élève a eu le recul d’écrire que oui mais bon quand même, on mesure (et c’est vrai : utiliser l’égalité de Pythagore s’appuie aussi sur du perceptif !). Quelques autres objections tout à fait sensées sont citées : c’est plus long, avec de grands nombres ou des décimaux à beaucoup de chiffres on peut galérer, etc. Vraiment extra, ces réponses ! (voir aussi ce texte)
Finalisation : les CM2 au collège
Pour finir la séquence, nous avons parlé géométrie sphérique, histoire que les élèves découvrent que différentes géométries existent, et qu’aucune n’est plus vraie ou meilleure qu’une autre. Et les élèves ont créé leur propre bigarrure, pas forcément dans le triangle : chacun a pioché un nom de figure principale et deux noms de figures secondaires, et devait respecter les contraintes. L’enseignante de la classe, Aline, a consacré la journée au projet : le matin j’étais là pour accompagner son lancement, et l’après-midi les CM2 sont venus dans ma classe au collège pour finir. Mes élèves m’ont donné un coup de main sur la pause du midi, pour préparer la classe et accueillir les plus jeunes joyeusement, et tout s’est vraiment très bien passé. Si vous voulez davantage de détails, regardez ici et ici.
Projets
Et maintenant ? D’abord, il faut que j’analyse les productions et que je questionne les élèves d’ici peu, pour mesurer leurs apprentissages. Je suis confiante : nous avons vraiment fait des maths, approfondi des savoirs, développé des compétences. Nous avons aussi fait un pont vers le collège et souligné le beau lien entre mathématiques et arts. Ensuite, il faut que je teste dans une autre classe au moins, et en cycle 2, et au collège.
En tout cas, c’était vraiment une belle aventure, intense à tous égards. Elle n’a été possible que grâce à mes deux collègues professeurs des écoles, qui ont initié, nourri, permis mon regard. Et elle a été optimisée grâce à tous les collègues qui m’ont donné leur avis, qui ont émis des critiques, proposé des améliorations, posé des questions. Une belle aventure, donc, avant tout collective.
Claire Lommé