Comment les dernières réformes impactent le travail enseignant, et provoque un sentiment de travail « empêché » ? C’est avec cette question que Sébastien Sirh introduit l’intervention de Françoise Lantheaume, sociologue à Lyon 2.C’est à partir du travail d’exploration mené avec les enseignants associés de l’INRP, aujourd’hui très menacés, que les analyses développées par F. Lantheaume ont été possibles. D’abord, le niveau de « plainte », de « retrait » s’accompagne souvent d’un paradoxe : ce sont parfois les mêmes qui s’investissent dans de nouveaux objets de travail et de collaboration dans les établissements. Second paradoxe, cette expérience est plus souvent individuelle, exprimée autant par les débutant et les plus chevronnés. Enfin, le sentiment de difficulté est généralement lié davantage à un contexte particulier, plus qu’à un contexte général.
La notion de « difficulté » est donc intégrée dans l’ordinaire du travail. Elle est « normale », au sens de Durkheim, parce que le travail ne se résume pas à l’application de consignes, mais à l’invention quotidienne pour répondre à l’inattendu. Malgré tout, on bascule parfois dans la « souffrance ». Quelles sont les preuves ? Cette relation est difficile à objectiver, à mesurer. Il faut donc trouver des indicateurs, qui sont d’autant plus difficiles à identifier que la souffrance des enseignants peut être erçue comme illégitime, puisque les personnels enseignants sont vécus par l’opinion comme étant en situation d’avoir le confort nécessaire pour pouvoir faire leur travail. Les enseignants incorporent cette dimension, lorsqu’ils entrent dans le déni de leurs difficultés : l’institution ne retient souvent que la partie visible de l’iceberg. Dans les rectorat, lorsqu’on parle de « enseignants en difficulté », on agglomère souvent des situations sans relation. Le « malaise enseignant » renvoie souvent à une définition plus que floues. Enfin, les « risques psychosociaux » ont comme point commun de rapporter les difficultés à la personne, et non au travail. Ce sont les personnes qui sont en cause, les « fragiles » ou les « psychorigides ». On oublie que souvent, les difficultés du travail sont importées à la maison, et non l’inverse.
L’usage de ces catégorisations n’est pas neutre : si on est dans une solution de type médicale, il suffit de sélectionner à l’entrée pour évter les « psychorigides » ! « C’est à cet effet que je préfère parler de « souffrance ordinaire », pour bien indiquer qu’on ne parle ni de problèmes personnels, ni de problèmes marginaux ». Le sentiment d’inutilité, voir d’impuissance, se nourrit du décalage entre l’engagement nécessaire et les résultats du travail. « Intéresser les élèves à la chose scolaire est beaucoup plus lourd qu’auparavant, du fait des évolutions sociales. « On ne sait jamais comment ça va tourner, tout est toujours à reconstruire ».
Dans ce cadre, la succession de réformes et d’injonctions paradoxales proclamées comme « dans l’intérêt des élèves » est perçu comme portant atteinte au travail des enseignants. Or, quand on regarde l’histoire de l’éducation, on ne peut que constater l’accélération des réformes, des décrets, des instructions, comme s’il y avait en permanence du nouveau à ajouter dans le travail. De plus, depuis les années 80 en particulier, les réformes se font en dehors de l’expertise des enseignants, et perçues comme « en décalage avec la réalité », mises en place selon l’agenda politique et ses urgences, comme si la réforme suffisait à transformer l’Ecole. Or, puisque travailler ne se résume pas à appliquer, la transformation ne peut se faire que par ajustements successifs, et non par bascule. Ainsi, l’injonction paradoxale du chiffre évalué nationalement et internationalement s’oppose avec la personnalisation requise, l’attention à porter à chaque élève, la « diversité des besoins ». Pire même, le resserrement des temps informels rend plus difficiles les échanges locaux, les moments où on discute ensemble ce qu’on a à faire et comment on s’y prend pour le faire.
On voit bien qu’on est dans deux logiques : la logique traditionnelle de l’enseignement (la société nous donne mandat pour transmettre un patrimoine culturel à la génération suivante, mais aussi des normes sociales qui incarnent des valeurs et un projet de société) s’oppose à la logique du service (vous devez rendre un service aux familles en vous associant aux bénéficiaires). On passe de la logique verticale du mandat qui impose à la logique horizontale qui part du besoin de la personne pour construire le service avec lui.
Le doute s’installe donc sur ce qu’est « faire du bon travail », source de trouble profond devant la diversification des tâches et des missions exigées des enseignants. L’intensification du travail rend la vie professionnelle et la vie personnelle plus poreuse. L’engagement de soi ne s’arrête pas à la sortie de l’école. L’emprise psychique renforce l’usure, la plainte, la fatigue. Il faut être hyper-vigilant sur soi, sur les élèves, sur la famille… Le contour du métier devient flou. Dans ce contexte, le sentiment d’abandon se renforce, lorsqu’on se sent abandonné par sa hiérarchie. L’institution se trouve au bas de l’échelle de l’aide. Signaler sa difficulté, c’est risquer d’être étiqueté. D’ailleurs, les cadres pensent souvent que les enseignants sont « résistants au changement », « défaillants dans leur compétences ».
Les parents eux-mêmes, de plus en plus capables de pensées critiques, s’adressent à ceux qui travaillents dans les institutions, enseignants compris. Ils accroissent la pression, entre ceux qui demandent de dégager l’élite et ceux qui aspirent au bien-être de leur enfant, quand les enseignants les rêvent en auxiliaire pédagogique idéal. Ces attentes contradictoires obligent les enseignants à justifier leur action dans des logiques différentes : les devoirs, le respect du programme, le développement psychologique ou la place de la musique… Ce travail de jsutification est pénible et compliqué. Les enseignants se retrouvent sous pression de demandes sociales opposées.
Dans ce contexte, lorsque les collectifs de travail sont précaires, la reconnaisance du travail par le groupe devient difficile. le jugement des élèves devient central, mais pas forcément légitime : comment les rendre juge du pourquoi des progressions ou des contraintes scolaires. Il ne rste que l’idéal du métier. Or, l’idéal est par définition inatteignable, et on se juge toujours « pas à la hauteur ». La souffrance semble ne pas avoir de fin.
Comment expliquer le fait que le métier soit à ce point bousculé ?
Malgré son épaisseur et son histoire, le métier est bousculé par des politiques internationales convergentes qui prônent la dérégulation, le pari qu’on va améliorer l’efficacité de l’éducation en donnant plus de pouvoir au local, en renforçant la mise en concurrence et en aidant à l’innovation. Ce « moins de règles centrales » positionne également les pays dans la concurrence internationale. L’éducation est un élément de la puissance d’un pays, et rendre efficace l’éducation est un impératif pour l’accroitre. On parle moins de « projets de la comunauté éducative » que de « contrats d’objectifs » signés entre le recteur et le chef d’établissement. On inverse le schéma pour transformer le travail en dehors de l’expertise des enseignants. On pilote par les normes : les personnels peuvent être créatifs comme ils l’entendent, mais l’institution se charge d’évaluer les résultats.
Le projet de la « réussite de tous » bascule : il faut articuler la réussite des élites et la prise en charge des plus faibles, « à besoins particuliers ». Cette injonction n’est pas que technocratique : elle répond aussi à une certaine demande sociale.
La sur-prescription engendre donc un surtravail : chaque niveau doit traduire et retraudire l’injonction générale et produit sa propre prescription, jusqu’à l’auto-prescription par l’enseignant, sommés d’inventer les modalités de l’aide, jusqu’à la fatigue. Entre prolifération et débrouillez-vous, des conflits de normes à débattre pour éviter les conflits internes à la personne.
S’imposer dans le débat sur la qualité de leur travail, c’est montrer qu’ils peuvent entre en débat de manière dynamique avec la société, c’est le seule moyen pour se faire imposer le débat de l’extérieur. Cela n’a rie nà voir avec les « bonnes pratiques », parce que ce qui se fait ici ne peut pas s’exporter ailleurs. Cela n’a rien à voir avec les séances d’écoute du « coussin compassionnel ». C’est affirmer la place du collectif dans le travail, passer des placticités individuelles au métier comme ressource pour se sentir moins seul.
Les syndicats ont leur place à y jouer.