Pour le premier des grands Forums de la pensée organisés par France Culture avec le Nouvel Observateur et la Sorbonne Université, la philosophie était à l’honneur pour une série de tables rondes autour de problèmes de société très actuels. Pari pleinement réussi pour France Culture : des débats tendus, menés sans concession par Adèle Van Reeth, animatrice des Nouveaux Chemins de la Connaissance, devant un public réactif (huées et applaudissements n’ont pas manqué) et très attentif. Le premier thème retenu, « le mariage libère-t-il? » confrontait les analyses de trois éminents psychanalystes, tandis que la matinée se poursuivait avec un débat non moins houleux sur l’économie, puis la fin du monde, la philosophie et l’industrie, la déception politique… A retrouver sur France Culture, du 28 janvier au 4 février, dans les Nouveaux Chemins.
Liberté ou nouvel ordre moral ?
En proposant le thème du « mariage, un lien qui libère ? » en ouverture du Forum Philo de France Culture, les organisateurs pouvaient s’attendre à quelques remous. Le vif échange entre Jacques Alain Miller, Hélène L’Heuillet et Geneviève Fraisse, philosophes et psychanalystes, n’a pas manqué de piquant dans la vivacité des réparties. Habile bretteur, J.A. Miller a conquis le public malgré l’austérité somme toute plutôt classique de ses positions , tandis que G. Fraisse, plus réceptive aux demandes d’égalité des couples de même sexe, a terminé le débat en croisant le fer avec un étudiant qui lui reprochait de prôner un « nouvel ordre moral ».
« Symbole de l’union de l’homme avec Dieu »
Doctement conduit par J.A. Miller sur le terrain d’une sécularisation jamais achevée du sacrement religieux, engagée depuis le XVIème siècle, le mariage était d’abord ramené à sa source spirituelle de « signum » de l’union mystique de l’homme avec Dieu après le Jugement dernier. Sacralité mystique « d’une beauté et d’une ampleur telle qu’on comprend que les gens veuillent le défendre même s’ils n’ont pas bien conscience des raisons de leur attachement », affirme le psychanalyste pour souligner la profondeurs des symboles mis en jeu. L’émancipation d’un modèle théologique enfoui dans les croyances anciennes ne se fait pas sans peine.
« Morale sive natura ? »
Mais l’enjeu, reprend Adèle Van Reeth, n’est-il pas davantage dans le détachement entre le rôle que la culture pourrait jouer dans l’organisation sociale de la procréation et une certaine idée de la nature humaine et de la nature en général ? G. Fraisse rappelle que cette disjonction est loin d’être neuve et que Durkheim soulignait déjà que le mariage était beaucoup moins nécessaire à la reproduction qu’au bien-être des hommes. Le véritable enjeu des débats actuels serait davantage de faire entrer la liberté et l’égalité au sein de cet espace fermé et voué à la domination masculine, que la société a préservé intact. Ce n’est pas une question d’ordre anthropologique mais d’ordre social que les adversaires du mariage pour tous refusent au titre d’une réification « morale sive natura », l’idée d’une morale inscrite dans l’ordre même de la nature. La famille traditionnelle et ses secrets intimes est pourtant le tombereau de tous les brassages de liens, rappelle la psychanalyste.
Psychanalyse et Nom du Père.
Qu’en est-il des difficultés de la psychanalyse a intégrer la mise en question de la partition originaire de la famille entre Père et Mère? s’enquiert A. Van Reeth. Pour J.A. Miller, l’importance accordée par une partie des psychanalystes à la structure traditionnelle de la famille tient à la forte influence de l’Église, qui a investi les cercles de la psychanalyse après une première période de rejet. Le discours fondateur de Lacan sur le Nom du Père, alors qu’il a par ailleurs reproché à Freud d’avoir « regonflé » la figure du père, n’est sans doute pas indifférent dans ce rapprochement. L’ Église ne manque pas de faire usage de la psychanalyse comme adjuvant et caution, remarque-t-il. Mais tandis qu’elle s’occupe d’un ordre anthropologique dont elle se sent dépositaire, les anthropologues (Godelier, Héritier…) parlent d’une métamorphose qui ne les soucient pas comme une menace, rappelle G. Fraisse.
Le mariage pour tous n’en fait pas une obligation pour tous !
Hélène L’Heuillet avoue ne pas « s’intéresser au problème tel qu’il est posé », n’en rencontrant nul écho dans sa pratique de thérapeute. L’idée de mariage pour tous ou de mariage égalitaire la gêne comme une forme d’injonction, de mise à l’ordre. Mais le droit au mariage pour tous n’en fait pas une obligation pour tous, intervient G. Fraisse. Il ouvre les mêmes possibilités à tous. Il est capital de passer ce projet de loi, insiste J.A. Miller, pour libérer les jeunes homosexuels de la honte d’être anormaux et les hétéros de la fausse idée qu’ils se font de la normalité. Est-ce à dire qu’il faut les libérer en les normalisant ? questionne A. Van Reeth. La loi ne normalise pas, elle rend possible un comportement libre, ce qui est conforme à la nature de la démocratie, répond G. Fraisse. Mais cette liberté ne produit pas nécessairement de la justice dans les relations privées, ajoute-t-elle. Elle cite un slogan des pro-mariages « Nos désirs font désordre » , en réponse à l’accusation de conformisme souvent brandie à leur encontre. Et comment nier que la revendication d’une reconnaissance légale du lien conjugal entre personnes de même sexe ne soit hautement polémique et subversive, quand on mesure l’intensité des oppositions ?
Un désordre certainement salutaire pour la pensée collective de la relation personnelle, du couple et de la famille, à une période où les performances technologiques pourraient faire passer à l’arrière l’importance de la réflexion humaine sur les fins que l’on peut juger dignes et acceptables du point de vue universel de l’humanité.
Jeanne-Claire Fumet