A la rentrée 2019, pour faire face nouveaux programmes de français, Céline May-Nocera, enseignante dans l’académie de Nice, crée un groupe d’échanges sur le réseau Facebook. A la rentrée 2021, l’espace rassemble plusieurs milliers de professeur.es de français qui y mutualisent séquences, activités, outils, idées… En quoi une telle dynamique éclaire-t-elle les aspirations des enseignant.es à une formation moins pyramidale et institutionnelle ? Pistes : partage de pratiques réelles plutôt que transmission de pseudo bonnes pratiques officielles, entraide et confiance plutôt qu’infantilisation et suspicion, liberté plutôt que contrainte et contrôle, réactivité et spontanéité plutôt que lourdeur et lenteur. Avec au final une belle invitation à la curiosité, à la créativité, à la coopération. Et si le développement professionnel était tout autant que l’appropriation de ressources et compétences la mise en œuvre de nouvelles postures et valeurs ?
Dans quel contexte est né ce groupe d’entraide « Nouveaux programmes de français au lycée » ?
Le groupe est né fin juillet 2019. La fin de l’année scolaire avait été particulièrement tendue et de nombreux collègues avaient manifesté leur mécontentement au sujet de la mise en place de la nouvelle réforme en refusant d’entrer les notes des épreuves de baccalauréat qu’ils avaient corrigées. Je me souviens très bien des débats houleux sur les plateaux télévisés à ce sujet et des décisions prises par le ministre les jours qui ont suivi. Je me souviens également de tout ce que j’ai pu lire sur les réseaux sociaux au sujet des enseignants qui refusaient de mettre leurs notes. Il y avait, comme d’habitude, des propos très durs, très violents : « il faudrait les brûler », « si j’en avais un en face de moi, je lui casserais la gueule », « ils sont payés à rien foutre toute l’année et ils viennent encore nous faire chier en prenant nos enfants en otage, honte à eux ! » etc. Personne ne comprenait, ou personne ne voulait comprendre, la raison pour laquelle les enseignants agissaient de la sorte. Personne ne comprenait que les enseignants critiquaient une réforme qui allait créer encore plus de disparités entre les élèves et les établissements et que les mots « baccalauréat national » ne représenteraient bientôt plus la réalité du terrain.
Tout ce que j’ai lu ou entendu durant cette période m’a profondément choquée, révoltée. Je me suis dit que nous étions finalement bien seuls dans toute cette histoire. Seuls face au gouvernement et seuls face à ceux qui ignorent tout de notre travail au quotidien mais qui se permettent de le juger et de nous insulter au passage dès que l’occasion se présente. C’est donc pour en finir avec tous ces éléments négatifs que j’ai eu envie de faire quelque chose de positif. Ça fait 19 ans que j’enseigne et durant ces 19 ans j’ai beaucoup travaillé seule, dans mon coin, sans demander l’aide de personne ou presque. J’ai découvert le métier plus ou moins seule, j’ai construit mes premiers cours, mes premières séquences seule. J’ai eu des hauts et des bas, des moments d’espoir et de grands moments de découragement également. J’ai souvent voulu arrêter…
Avec ce qui était prévu en français pour la nouvelle réforme (des œuvres imposées en 1ère qui tuaient notre liberté pédagogique pour ce niveau, un programme renouvelé, au départ, à moitié chaque année, de nouveaux exercices de baccalauréat, la nouvelle spécialité HLP pour laquelle tout était à construire, l’arrivée de la grammaire au lycée etc.), j’avais l’impression d’être face à une montagne infranchissable. Je me suis ensuite dit que je ne devais pas être la seule à penser cela et j’ai alors cherché un moyen d’alléger la somme de travail qui nous attendait tous.
Comment avez-vous pensé et lancé le dispositif ?
Comme je passe beaucoup de temps sur Facebook, j’ai voulu créer un groupe uniquement dédié aux professeurs de français exerçant en lycée pour le rendre plus efficace. D’autres groupes existaient déjà et portaient sur l’enseignement du français au collège et au lycée, ou encore sur l’enseignement du FLE etc. J’ai donc voulu limiter le groupe à l’enseignement du français au lycée (tronc commun, spécialité HLP en 1ère et en Tle, option théâtre, BTS en particulier) afin que les membres n’aient pas à trier les publications et qu’ils puissent toujours trouver des documents en lien avec les niveaux dont ils s’occupent.
Quand j’ai créé le groupe, je ne pensais même pas au fait que ça puisse marcher. Je me suis dit qu’il y avait déjà beaucoup de groupes qui portaient sur le français et qu’un de plus ou de moins ne changerait pas grand-chose. J’ai donc invité parmi mes amis sur Facebook ceux qui étaient professeurs de français (5 ou 6 personnes) et j’ai également laissé un commentaire sur le groupe national des Stylos Rouges en prenant soin de mettre un lien vers le groupe. Je suis ensuite partie en vacances et de jour en jour le nombre de membres augmentait. Quand j’ai atteint les 100 membres, je me suis dit que c’était totalement fou et j’étais heureuse d’avoir réuni autant de monde déjà ! Le bouche-à-oreille a ensuite fait le reste. Des collègues ont parlé du groupe à leurs collègues « réels » qui ont demandé à intégrer le groupe. Ceux-ci en ont ensuite parlé à leur tour et il y a actuellement 2600 membres et plus de 500 demandes d’adhésion que je traite comme je peux, quand j’ai un moment. Je filtre l’entrée dans le groupe car j’ai eu quelques soucis les premiers mois avec des parents, des élèves et des professeurs particuliers qui voulaient entrer dans le groupe pour profiter des documents échangés.
Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Quel est votre rôle particulier dans un tel dispositif ?
Le groupe est très actif et solidaire. C’est un bonheur de l’administrer quotidiennement même si ça me prend beaucoup de temps. Mon téléphone n’est jamais très loin de moi même si j’essaie de m’en détacher depuis quelques temps.
En ce qui concerne le fonctionnement du groupe, il est très simple et ressemble aux autres groupes de professeurs sur Facebook. Il y a un fil d’actualités sur lequel les collègues déposent leurs documents, posent leurs questions, commentent etc. Je veille à ce que le fil d’actualités reste exclusivement pédagogique et il m’arrive de rediriger des publications ou d’en supprimer quand j’estime qu’elles ne sont pas à la bonne place.
Pour que la navigation soit facile pour les collègues et qu’ils puissent trouver ce dont ils ont besoin, j’ai créé des étiquettes qui permettent d’identifier le type de document déposé sur le groupe. Ces étiquettes portent sur les œuvres au programme de 1ère mais aussi sur les objets d’étude de 2nde, la spécialité HLP, les thèmes au programme des BTS, les méthodologies des épreuves orales et écrites du baccalauréat en 1ère et en Tle, le programme de grammaire en 2nde et en 1ère etc. Je demande à chaque membre d’étiqueter lui-même sa publication mais quand ce n’est pas fait, pour des raisons diverses, je m’occupe d’étiqueter le document. Je passe donc régulièrement le fil d’actualités en revue pour repérer les documents sans étiquette.
Parallèlement, je veille aussi à ce que les échanges restent cordiaux et ne dévient pas de la publication initiale car, comme dans toute communauté, personne n’est à l’abri d’un dérapage et mon objectif est de faire en sorte que les tensions disparaissent rapidement. Je fais donc régulièrement des rappels sur le sujet, soit dans une publication « officielle », soit dans un message privé sur Messenger. J’essaie d’expliquer pourquoi j’ai désactivé les commentaires ou pourquoi j’ai supprimé une publication tout en n’entrant pas dans les polémiques. Mon but est de rester neutre et de ne pas alimenter le débat en-dehors du groupe car j’estime que ce n’est pas mon rôle.
J’ai aussi mis en place un lieu d’échange plus libre que j’ai appelé « La petite salle des profs virtuelle » (PSDP pour les intimes). C’est une publication que je fais chaque soir, qui est facilement repérable par les collègues car je l’épingle dans la section « Annonces » tout en haut du groupe. Dans cette publication, les collègues sont libres de parler de tout ce qu’ils veulent. Ils peuvent parler de leur famille, de leurs vacances, de leurs loisirs, de leur état psychologique du moment. Ils échangent des souvenirs, des anecdotes (liées à leur travail ou à leur vie privée), des recettes de cuisine si le cœur leur en dit etc. Là aussi je surveille ce qui se dit de façon à ce qu’il n’y ait pas de souci mais tout se passe très bien généralement. La PSDP permet souvent de décompresser, de voir qu’au-delà du métier il y a une vie bien réelle qu’il faut aussi privilégier. C’est également important de voir que nous passons tous par des phases plus ou moins identiques au cours de l’année : fatigue, pression, voire désespoir pour certains. Nous essayons alors de nous soutenir les uns les autres en dédramatisant les choses. Le rire est important et le fait de voir que nous sommes tous dans la même galère aide à relativiser bien souvent.
Parallèlement, je gère les demandes d’adhésion en envoyant un message privé à chaque personne qui désire intégrer le groupe. J’indique la marche à suivre pour intégrer le groupe, à savoir m’envoyer un mail avec une boîte académique sur ma boîte académique ou m’envoyer un document officiel attestant de la réussite au concours ou un contrat de travail pour l’année en cours etc. Mon but est de veiller à ce que le travail déposé par les collègues soit protégé et utilisé uniquement par des professeurs. Je ne tiens pas à ce que leur travail soit mis sur internet à leur insu, voire vendu sur des sites d’aide aux devoirs etc.
Il m’arrive également de répondre à des messages privés envoyés par des collègues qui n’osent pas poser leurs questions sur le groupe, par timidité ou par peur, ce qui fait que je n’ai pas le temps de m’ennuyer avec tout ça.
Qu’est-ce que les enseignant.es partagent dans cet espace ?
Les collègues partagent toutes sortes de documents en lien avec les programmes de français au lycée : des études d’ensemble sur les œuvres intégrales au programme de 1ère, des lectures linéaires d’extraits d’œuvres intégrales ou liées aux parcours associés, des questions de grammaire avec les corrigés, des tests de lecture, des quiz en ligne, des Genially, des fiches sur les mouvements littéraires, les outils d’analyse, les genres littéraires, des documents liés aux méthodes du baccalauréat (commentaire, dissertation, contraction, essai), des corpus de textes pour la spécialité HLP avec des corrigés, des fiches sur le grand oral. Ils relayent également des sites intéressants pour l’enseignement de notre discipline, des documentaires ou des vidéos qui peuvent nous aider et aider les élèves à mieux appréhender le programme en créant des prolongements, mais aussi des padlets, des liens vers des outils numériques etc. Je pense qu’on peut trouver tout ce dont on a besoin sur le groupe, et même plus ! 🙂
Ressources sur les oeuvres et notions au programme, réflexions et débats sur la discipline : en quantité, en qualité, en variété, la dynamique du groupe est étonnante ! Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que la plupart des collègues du groupe sont dans une dynamique d’échanges, de partages. Comme je le disais juste au-dessus il y a beaucoup d’entraide, une vraie bienveillance et une excellente réactivité. Certains collègues sont devenus indispensables au groupe et ils se reconnaîtront ! Ils viennent en aide aux collègues régulièrement et très rapidement surtout. Chaque membre sait qu’il trouvera toujours quelqu’un pour l’aider à trouver un document ou une réponse à sa question. C’est ça qui est beau je trouve. Par exemple, quand un collègue désire se lancer pour la première fois dans la création d’un Genially, il va demander de l’aide sur le groupe et les habitués des Genially vont lui répondre, le guider (parfois étape par étape) pour qu’il réussisse. C’est comme si on faisait des formations à distance mais de façon plus conviviale. Les collègues n’hésitent pas à proposer des documents parfois en cours de création pour avoir un retour en direct et améliorer le travail de départ. Bien entendu, les collègues ne sont pas toujours d’accord entre eux et le fait de pouvoir lire les arguments des uns et des autres aident à prendre du recul pour voir qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’enseigner. Je pense que les groupes d’entraide comme celui-ci ouvrent la porte à d’autres possibles. On sort un peu de nos petites habitudes et on se rend compte que d’autres collègues fonctionnent différemment. Ensuite, soit on adhère et on tente de varier nos pratiques, soit on n’adhère pas et on passe notre chemin jusqu’au prochain débat auquel on est libre de participer ou non. Nous venons tous d’horizons très différents. Nous avons tous des parcours très différents également et ces échanges de pratiques sont extrêmement enrichissants dans tous les cas. On voit ce qui se fait « ailleurs », on trouve des idées, on tente ensuite de les appliquer ou de les adapter à nos élèves.
Il ne semble pas y avoir de contrôle a priori des publications : à la lumière de l’expérience, cette liberté vous parait-elle risquée ou féconde ?
Il n’y a pas de contrôle des publications en effet. Je laisse les collègues publier ce qu’ils veulent mais je surveille toujours de loin. 🙂 Jusqu’à présent, je n’ai jamais eu de soucis. Il est arrivé qu’on se retrouve avec des publicités sans lien avec le français sur le groupe car le compte Facebook d’un collègue avait été piraté, mais c’est tout. Rien de bien méchant en somme. Cette liberté est donc féconde d’après moi car les collègues peuvent publier de façon instantanée, sans avoir besoin d’attendre mon approbation…Approbation qui pourrait arriver des heures après leur demande de publication vu que lorsque je suis au lycée je n’ai pas le temps de gérer le groupe. J’ai par contre mis certains mots-clés en surveillance et je reçois une notification lorsqu’ils sont utilisés mais je ne dirai rien de plus sur ce sujet. 😉
Quelles vous semblent les leçons à retenir d’un tel projet quant à la formation des enseignant.es en général, les possibles manques de la formation institutionnelle ou l’aspiration à de nouvelles modalités de formation ?
D’après moi, les formations ne montrent pas suffisamment la réalité du terrain et ne proposent pas assez d’éléments concrets pour aider les enseignants à entrer dans le métier ou à améliorer leurs pratiques pour ceux qui sont déjà en poste depuis un moment. Par exemple, lorsque j’étais à l’IUFM, je me souviens avoir eu un cours sur « Comment créer sa première séquence ? » presque un mois après la rentrée ! En tant que stagiaire, c’était assez déstabilisant et j’ai trouvé de l’aide auprès de mes collègues qui m’ont guidée et donné de « vrais conseils », c’est-à-dire des conseils que je pouvais appliquer dans un lycée normal et non dans un lycée idéal. Il est vrai que les formateurs présentent parfois les choses de façon un peu trop utopique, du moins quand j’étais stagiaire, et on a l’impression que tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles car telle ou telle séance fonctionnerait à merveille dans un lycée idéal, avec un professeur idéal et des élèves idéaux. Mais quand on est vraiment face à une classe, on quitte rapidement le monde des Bisounours. Je pense que c’est cet aspect concret, réel qui a manqué à ma formation. J’ai accueilli beaucoup de professeurs stagiaires dans mon groupe cet été, comme les années précédentes. Ils vont être jetés dans le grand bain dans quelques jours et en juillet / août, ils avaient plein de questions à poser. De nombreux collègues ont répondu à leurs demandes tout au long des semaines avec beaucoup de détails. Certains ont même échangé par messages privés et par téléphone alors qu’ils ne se connaissent pas et ne se rencontreront probablement jamais. Le fait de parler avec des gens expérimentés est une chance, le fait de trouver des réponses tout de suite, des exemples de séance, de séquence, de fiche-méthode, en est une aussi. J’aurais aimé avoir cette chance lorsque j’étais stagiaire.
Pour ce qui est de la formation actuelle, je ne m’avancerai pas car je ne me suis pas penchée sur les nouveautés de la réforme à ce sujet mais je pense que les manques seront, malheureusement, plus ou moins les mêmes qu’avant. Lorsqu’on fait une formation, on arrive et on repart en se demandant parfois ce qu’on a appris concrètement et ce qui est réellement utilisable dans notre classe. Là, j’espère juste que les jeunes professeurs pourront trouver des documents qui leur serviront réellement dans leur classe et qu’ils pourront adapter au niveau de leurs élèves au fur et à mesure. En tout cas, le groupe aide à ne pas se sentir démuni, pris à la gorge ou seul face à tout ce qu’il faut faire durant l’année scolaire.
Vous voilà devenue « community manager » d’un espace d’autoformation et de coformation : avec quels plaisirs, quels intérêts, quelle reconnaissance ?
Je suis très heureuse de voir que le groupe grandit de jour en jour et je prends plaisir à lire les échanges, à regarder les documents de mes collègues même si je prends finalement très peu de choses durant l’année scolaire. C’est peut-être paradoxal mais j’ai du mal à me débarrasser de mes vieilles habitudes de loup solitaire. J’aime bien créer mes propres documents de travail. Toutefois, ce que j’aime c’est découvrir de nouvelles œuvres, de nouveaux textes auxquels je n’aurais jamais pensés si j’avais été seule devant mon ordinateur. Les collègues proposent toujours des documents très intéressants et j’ai pu enrichir de nombreux corpus avec des textes trouvés sur le groupe.
J’adore l’idée que les collègues qui font partie de ce groupe se trouvent aux quatre coins du monde. Dans la PSDP, je vois des photos postées par des collègues qui se trouvent au Qatar, à la Réunion, au Liban, aux États-Unis, en Chine etc. et je trouve ça génial d’avoir tous ces gens sur un groupe comme le mien parce qu’au-delà d’être une communauté d’enseignants, je pense pouvoir dire, sans trop m’avancer, que certains ont créé des liens au fil des discussions qui dépassent le cadre professionnel et que beaucoup sont devenus « amis ». C’est d’ailleurs toujours un plaisir pour moi de voir que certains collègues se rencontrent en vrai et finissent par nouer une amitié. J’ai d’ailleurs déjà rencontré quelques personnes du groupe avec lesquelles j’ai passé de très bons moments. Je suis donc ravie de voir que les réseaux sociaux, sur lesquels il y aurait beaucoup à dire, permettent aussi aux gens de « se rencontrer ». Dans mon esprit, mais c’est peut-être naïf, on forme aussi une petite famille d’enseignants, même si nous ne nous connaissons pas.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut