» L’art du problème auquel la discussion à visée philosophique initie permet par ailleurs de « redonner de la saveur aux savoirs » ». Professeur de philosophie, Christian Budex, nous propose d’envisager la discussion à visée philosophique pour construire d’autres relations au sein de l’école.
Vous réalisez une recherche qui met en avant le bien-être à l’école à travers la discussion à visée philosophique (DVP). Pouvez-vous nous la présenter ?
Mon champ de recherche est celui de la fraternité. Elle peut relever si l’on veut du bien-être social selon le sens que l’on accorde à ce terme. J’ai mené une recherche qui montre que la Discussion à Visée Philosophique (DVP), préconisée dès l’école élémentaire par le programme d’Enseignement Moral et civique depuis 2015, contribue à une éducation à la fraternité. Particulièrement difficile à incarner dans des pratiques scolaires quotidiennes, la fraternité trouverait dans cette pratique un dispositif pédagogique qui place les élèves et les enseignant(e)s dans des situations récurrentes d’expériences intellectuelles, psychoaffectives et conatives où s’éprouve en acte cette valeur dans sa dimension à la fois interindividuelle et collective. Cette recherche s’appuie sur une enquête de terrain menée en Ile-de-France entre 2018 et 2020 en école primaire et au collège. Elle montre en quoi la discussion collective des grandes questions universelles de l’existence, à condition d’être pratiquée régulièrement et dans un cadre éthique protecteur, peut développer chez les participant.e.s des dispositions éthiques et civiques qui contribuent à la culture d’une fraternité laïque : écoute, respect, tact, empathie, tolérance, solidarité, sentiment d’appartenance à la communauté des humains. Elle répond ainsi au besoin social, éducatif et politique d’une authentique transmission des valeurs de la République et en particulier de la fraternité, l’oubliée du triptyque pourtant indispensable à la survie de notre société ou de ce qu’on appelle communément le (mieux) « vivre ensemble ».
En cette période de crise sanitaire, les revendications des enseignants traduisent plutôt un mal-être scolaire que le bien-être. Est-il alors possible de penser le bien-être à l’école?
La période actuelle est décidément difficile : à la crise sanitaire vient s’ajouter la tragédie criminelle qui a frappé l’école en son cœur ces jours derniers. J’appartiens à un centre d’aide aux personnels de l’éducation, le centre académique d’aide aux écoles et aux établissements (CAAEE) de l’académie de Versailles, qui œuvre dans le champ de la prévention des violences et de l’amélioration du climat scolaire et dont l’un des cœurs de missions est l’éthique relationnelle. Notre expérience dans les écoles, collèges et lycées depuis 20 ans, confirmée par les enquêtes locales de climat scolaire (ELCS), montre que la qualité des relations interindividuelles n’est pas l’objet d’une attention suffisante alors qu’elle est pourtant l’élément régulateur central du climat scolaire. L’école est encore trop souvent pensée comme un lieu où se juxtaposent des individus désaffectés sans prendre en considération la dimension éminemment relationnelle et affective d’un espace qui est autant un lieu de socialisation que de transmission. La recherche a pourtant établi depuis quelques années le lien entre la qualité des relations, le bien-être des élèves et la réussite dans les apprentissages.
Il existe des savoir-faire relationnels et communicationnels qu’il est possible d’acquérir comme autant de gestes professionnels aussi indispensables à la formation de la personne et du citoyen qu’à celles des enseignants, autres personnels de notre institution. La connaissance, reconnaissance et auto-régulation des émotions, les capacités d’écoute active et de communication bienveillante, l’empathie, le tact sont des compétences qui, sans être des remèdes magiques, doivent être davantage intégrées à la formation initiale et continue des personnels. Elles peuvent faciliter à la fois la transmission des connaissances et la qualité de la vie à l’école. Le programme d’EMC en 2015 a inauguré un changement de paradigme en invitant les élèves à cultiver leur sensibilité et développer des compétences sociales et émotionnelles. Mais qu’en est-il des adultes ? Les missions d’enseignement et d’éducation ne peuvent plus faire l’économie d’une pratique de la relation. Ce constat m’a amené à considérer la nécessité d’une culture du lien et de l’appartenance pour des dispositifs d’éducation à la fraternité à destination de tous les membres de la communauté éducative, aussi bien les élèves que les personnels ou les familles.
Pourquoi étudier une telle notion? Et quelle définition en donnez-vous finalement ?
Les notions de bien-être, de bonheur, de réalisation de soi ou d’épanouissement sont aujourd’hui très présentes dans les aspirations des humains. Dans la tradition philosophique on parlait plus volontiers de la « vie bonne » ou du « souci de soi », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Dans sa dimension collective c’est l’expression du (mieux) « vivre ensemble » qui est souvent mise en avant. Parler de bien-être à l’école aujourd’hui renvoie à l’idée que la vie scolaire des élèves doit pouvoir satisfaire un certain nombre de besoins fondamentaux indispensables à l’épanouissement individuel et collectif des enfants et des adolescents, comme aux finalités pédagogiques et éducatives de l’école : bien-être physique, psychologique, cognitif et social.
Mon travail s’oriente principalement vers le dernier champ – sentiment d’appartenance, qualité des relations à autrui – même si la pratique régulière de la Discussion à Visée Philosophique produit des bénéfices psychologiques et cognitifs dans la mesure où elle cultive un rapport heuristique au savoir qui, de leur aveu même, procure beaucoup de plaisir aux enfants et aux adolescents tout en renforçant leur confiance en eux.
En effet, l’ouverture du questionnement philosophique, l’implication existentielle des élèves qu’il convoque et la pluralité des réponses qu’il autorise modifie le statut de l’erreur : cela produit un effet sur l’estime de soi des élèves qui s’autorisent alors à penser en première personne, cela d’autant plus que cette pratique n’est l’objet d’aucune évaluation et qu’elle s’effectue dans un cadre éthique particulièrement protecteur. L’art du problème auquel la DVP initie permet par ailleurs de « redonner de la saveur aux savoirs » (Astolfi, 2008) en renvoyant les élèves aux questions universelles qui donnent du sens aux contenus disciplinaires enseignés à l’école. Toutefois c’est la qualité des relations sociales cultivées par la DVP qui m’intéresse particulièrement : elle contribue notamment à une éducation à la tolérance qui permet d’envisager une relation à autrui plus apaisée sans nier les différences et les conflits. Bien mieux, la discussion permet de les apprivoiser dans une expérience rationnelle et sensible où s’éprouve le plaisir de penser ensemble. Les élèves et les enseignants plébiscitent cette pratique qui leur procure une joie d’autant plus appréciable qu’elle est partagée dans une démarche collective et fraternelle aussi rare que précieuse dans les temps qui sont les nôtres. C’est l’une des raisons qui a conduit l’UNESCO à retenir cette pratique comme l’une des cent préconisations éducatives prioritaires pour 2030.
Propos recueillis par Line Numa-Bocage,
Directrice adjointe du laboratoire BONHEURS CY-Cergy Paris Université