Je suis directrice d’école élémentaire. Lundi 2 novembre j’ai ouvert les portes de l’école après deux semaines de vacances. Durant ces deux semaines mes collègues moi nous nous sommes questionnés sur ce que nous allions dire aux élèves du terrible assassinat de Samuel Paty. Quels mots choisir ? Quels supports visuels ? Comment recevoir leur parole ? Pourrions-nous tout entendre, tout accepter ? Nous nous sommes mis d’accord sur l’essentiel : ne jamais choquer les élèves, partir de leurs propres mots, chaque enseignant serait libre d’utiliser les documents qu’il souhaite. Et puis il y avait le protocole sanitaire à accentuer. Les récréations à aménager, les sorties à échelonner, la cantine à organiser. Des bricoles quoi !
Nous étions heureux de voir notre école rester ouverte. Toute l’équipe et surtout beaucoup trop d’enfants ont souffert de sa fermeture en mars dernier et du confinement qui a suivi. Le samedi précédent la rentrée du 2 novembre j’ai regroupé toutes les informations importantes et j’ai écrit un mail à tous les parents d’élèves. De la manière la plus simple et la plus honnête j’ai exposé la situation. Comment nous allions organiser un hommage à notre collègue mais aussi les changements dans le protocole sanitaire, les masques obligatoires pour les enfants et les mesures de sécurité liées à vigipirate. Je ne leur ai évidemment pas fait part de mes craintes ni de mes doutes.
Lundi matin mes collègues sont arrivés très tôt. Nous avons échangé quelques mots et surtout des regards. Masque oblige ! Des mots rassurants, des mots pour se donner du courage. Après discussion avec eux je décide d’aller dans la classe que j’estime la plus problématique au moment de la minute de silence. C’est une agent de propreté qui activera la sonnerie pour annoncer le début de la minute de silence. Et puis « Allez c’est un jour comme les autres ! Il est 8h20 on ouvre !» ai-je lancé, bravache. Alors nous avons ouvert les portes et accueilli les enfants et leurs parents dont les inquiétudes principales semblaient être les attestations de déplacement à tamponner, les certificats de scolarité à leur fournir, les factures de cantines oubliées… Comme tous les matins je cours. Mais ce matin-là est encore plus haletant. Je remets des attestations, je vais chercher un tampon, je distribue des masques aux enfants qui n’en n’ont pas. Je donne surtout le change en essayant de garder le sourire, même derrière le masque. Mais enfin quoi ? les parents ne seraient donc pas conscients que ce jour est triplement particulier ? Un protocole sanitaire renforcée avec tous les enfants qui doivent porter le masque, un plan vigipirate plus qu’écarlate et l’hommage à Samuel Paty. Mes idées s’enchainent, se mélangent et je me dis que la journée commence curieusement. Sans angoisse apparente. Les enfants entrent tous masqués à l’école. Tous disent bonjour et sont polis. Épatant, curieux mais épatant ! Certains fanfaronnent d’avoir des fleurs sur leur masque, d’autres se chamaillent déjà. Les uns commencent à se raconter leurs vacances, les autres parlent d’halloween… Mais ce n’est pas vrai ? eux aussi ils occultent les problèmes ? C’est comme s’ils avaient toujours porté le masque pour venir à l’école !
L’accueil enfin terminé, les portes fermées je reprends mes esprits. Et je me remémore les mails des parents reçus dimanche. « Merci pour votre mail. Nous tenons à vous remercier, vous et toute l’équipe pédagogique, pour guider et encadrer nos enfants au quotidien, pour leur permettre d’apprendre et pour leur transmettre les bases du vivre ensemble et de la laïcité. Nous sommes à vos côtés ». « Bon courage à vous et aux équipes. Vous faites un travail formidable » ! « Un immense merci, encore, pour votre mail si rassurant en ces temps troublés. Je sais combien c’est difficile en tant qu’enseignante, et je suis aussi inquiète pour mes enfants. Votre prise en main de la situation est une nouvelle fois extrêmement rassurante, bravo! Bravo pour tous les efforts, pour vos adaptations, c’est réconfortant de vous voir respecter autant que possible les contraintes pour le bien de nos enfants. Je vous confie les miens avec soulagement, ils sont entre de bonnes mains. Merci à tous. Bonne rentrée, courage, serrons-nous les coudes! »
Les familles nous font donc confiance. Ils ont confiance en l’institution représentée par une équipe d’enseignantes et d’enseignants qu’elles connaissent et qu’elles voient à l’œuvre. Une confiance raisonnée, tissée par les relations au quotidien et ces temps de crise font partie du quotidien aussi.
Je laisse chaque collègue dans sa classe faire « sa rentrée », accueillir ses élèves, les rassurer, engager les discussions, préparer les enfants à la minute de silence, leur expliquer pourquoi c’est important de rendre hommage à Samuel Paty. Et puis c’est la récrée, l’excitation monte. Des élèves m’interpellent « madame la directrice, pourquoi on fait une minute de silence ? » Mince, ça s’annonce mal… « justement je viens dans votre classe pour vous réexpliquer puisque je sais que le maître l’a déjà fait ». C’est dans cette classe justement que j’ai quelque appréhension, quelques loustics pourraient bien faire des leurs ! Je remonte donc avec eux tentant de ramener le silence dans les couloirs et de les mettre en condition d’écoute. Je passe sur les « chuuuuut » et les « nous sommes en zone silence » du maître et finalement le « je vais finir par me fâcher » de la directrice. Bon je me fâche ! Dans la classe, à peine assis les doigts se lèvent. Je propose aux enfants qu’ils prennent la parole quelques minutes avant que la cloche ne donne le signal. J’espère que ça va aller…« Madame la directrice, je ne comprends pas pourquoi on tue des gens qui pensent pas pareil », « on n’est pas obligé de croire au même dieu », « et ben moi si on me demande de te montrer contre trois cent euros je le ferai pas », « et ben moi je pense que si on fait une erreur on peut se racheter et en faisant quelque chose de bien et on doit pas être tué ». Madame la directrice vient de prendre une leçon. Ils ont tout dit. Ils connaissent tous les détails de l’horrible crime. Ils parlent de liberté d’expression, de laïcité, de respect. Il y a même celui qui veut me sauver la vie ! Et la minute de silence vint. Ils ont tous baissé la tête, certains ont fermé les yeux, pas un son n’est sorti. J’en eu la chair de poule. Ils ont trouvé qu’une minute c’était trop court. Ils ont demandé à reparler, chacun allant encore plus loin que le précédent sur la liberté de penser, celle de s’exprimer. « on doit toujours réfléchir avant de faire des bêtises ». Les surprises les moins espérées sont toujours les plus belles, décidément !
Laaldja Mahamdi