« Kadorlirebocoupartou », drôle de nom pour un projet présenté au Forum des enseignants innovants ? Mais pas si étonnant lorsque l’on sait qui le présente. Rédactrice du blog au nom tout aussi original, Maitresseuh, Leni Cassagnettes est une jeune enseignante à l’imagination sans faille. Pas n’importe quelle imagination. Une imagination qui l’invite à innover constamment dans sa pratique. Pour mieux accompagner ses élèves, bien entendu, mais aussi pour ne jamais s’ennuyer. Son blog n’a nul autre but que « d’écrabouiller la difficulté scolaire ». Le pari de « Kadorlirbocoupartou », comme son nom l’indique, c’est permettre à tous les élèves de devenir de meilleurs lecteurs. Et surtout apprendre à aimer lire.
Avant de devenir enseignante spécialisée, maitresse E, Leni s’est essayée à l’enseignement en maternelle, en élémentaire, dans de grosses écoles, dans de plus petites… mais aussi en institut médico-éducatif (IME) ou encore en CLIS (ex ULIS, unité localisée pour l’inclusion scolaire). De toutes ces expériences est née une certitude pour la jeune enseignante : « j’avais déjà la certitude de vouloir enseigner dans le spécialisé. Travailler avec ces élèves qui nous poussent dans nos retranchements, nous forcent à innover chaque jour pour les emmener le plus loin possible, c’est ce qui me plait ». Elle passe la certification est devient donc enseignante spécialisée option E, grande difficulté scolaire. La maitresse Euh… Aujourd’hui en poste dans un réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED), elle intervient dans dix-huit petites écoles de montagne en Haute-Savoie (74). Seule l’une d’elles, son école de rattachement, l’école Saint en Faucigny présente un profil assez différent. Dix classes avec un public très varié : des élèves en situation de handicap dans le cadre d’une ULIS, des primo arrivants avec un centre d’accueil pour demandeurs d’asile à proximité mais aussi des enfants issus de familles rencontrant des difficultés sociales importantes. C’est dans cette école qu’est né « Kadorlirebocoupartou ».
Travailler sur la lecture pour réduire les écarts entre les élèves de milieux sociaux différents
Lorsque l’on demande à Leni pourquoi un projet sur la lecture et pas les maths, par exemple, elle met en évidence un constat simple : l’écart entre les élèves qui ont des livres et qui lisent chez eux et les autres se creuse inexorablement. Elle reconnaît pourtant que le niveau général est proche de la moyenne nationale. Mais ils en veulent plus pour leurs élèves.
Alors à la rentrée 2018, la première phase du projet prend vie. Tous les élèves du CP au CM2, mais aussi les enseignants, les AESH et le personnel communal arrêtent ce qu’ils sont en train de faire et lisent pendant quinze minutes tous les jours. Quinze minutes les desquelles le temps s’arrête, chacun se plongeant dans sa lecture. L’objectif Kadorlirebocou est vite atteint. Mais très vite, l’équipe est confrontée à la réalité : il n’y avait pas assez de livres. Certains en apportaient de la maison, mais c’est précisément ceux qui étaient ciblés par l’action qui n’avait rien à se mettre sous la dent. « Nos bibliothèques de fond de classes étaient maigres et leurs bibliothèques familiales quasi vides ». De ce constat né la phase deux du projet : créer une bibliothèque mobile. « On a récupéré des livres gratuitement, des dons de parents, du CDI du collège, de la bibliothèque municipale… L’association des parents d’élèves a, quant à elle, financé quelques livres particuliers : livres dont on est le héros, BD, livres adaptés pour les dys, livres écrits en sons simples pour les lecteurs débutants, livres en langue étrangère… On a pu, ainsi, regrouper un fond de plus de six cents livres qui voyagent de classe en classe à la rencontre de nos petits lecteurs… ».
Le problème logistique réglé, Leni et ses collègues entrent dans le vif du projet : accompagner les élèves, ces apprentis lecteurs, à devenir de grands lecteurs. Et pour cela, Leni intervient dans chaque classe afin d’outiller les élèves pour construire leur rôle de lecteur. Elle aborde plusieurs facettes de métier de lecteur : comment choisir un livre, trouver des occasions de lire, entraîner son endurance de lecteur…
Mais lire à l’école, c’est bien, mais c’est loin d’être suffisant surtout pour les élèves n’ayant pas accès, ou très peu, aux livres dans leur foyer. Les enfants doivent pouvoir lire en classe, en récréation, à la cantine et, surtout, à la maison. C’est là qu’intervient la phase « Kadorlireparou » pour créer du lien entre école et maison. Les livres lus en classe se mettent à voyager entre école et famille. « Nous avons mis en place une communication régulière avec les parents par le biais de flyers sous forme d’infographies, pour être plus accessibles, regroupant des informations sur l’avancée de notre projet, des renseignements sur la lecture, des conseils pour soutenir leurs enfants… » Et, à la fin de l’année scolaire, les enseignants permettent aux élèves de partir avec des livres qui deviennent les leurs lors de la « grande librairie » qui a lieu en juin. « C’est un événement. On étale sur le sol de la cour tous les livres qui n’ont pas trouvé leur place dans la bibliothèque mobile et ceux dont on a décidé de se séparer. Chaque élève fait son marché gratuitement. Il y a aussi des livres pour les tout-petits afin que nos élèves puissent faire la lecture au petit frère, à la petite sœur ou aux amis… »
Toute occasion est bonne pour lire : la cantine, la récréation…
Kadorlirebocoupartou en est à sa deuxième année d’existence et déjà les effets positifs apparaissent selon Leni. Au niveau institutionnel, les résultats des élèves sont meilleurs en lecture, dépassant le niveau national selon les dernières évaluations. Mais d’autres bénéfices qui permettent de meilleures conditions d’apprentissages des élèves sont à noter : les livres sont entrés dans tous les foyers. « Les livres de le Bibliothèque Mobile sont ramenés à la maison et lus par les frères et sœurs et parfois même les parents ! ». La bibliothèque municipale note, quant à elle, une hausse des inscriptions. Et puis, le plus important, les élèves ont pris goût à la lecture.
Ainsi, lorsque l’on se balade dans cette école, il n’est pas étrange de voir des élèves regroupés mais lisant chacun un livre, même à la cantine ou à la sortie de l’école, en attendant papa ou maman. Toute occasion est bonne pour lire. « Les élèves s’occupent de la gestion quotidienne du projet : les emprunts de livres, les petites réparations en cas d’accident, la distribution des informations aux familles… Lors du dernier conseil des délégués, ils ont émis le souhait d’avoir une caisse à livres qui puisse sortir en récréation avec eux. Ils commencent même à avoir des discussions littéraires au coin d’un couloir ou dans la queue de la cantine : « Tu as lu le dernier tome de… ? J’ai trouvé qu’il y avait moins de suspens que dans les premiers… » ». Et bien entendu, bénéfice non négligeable : une meilleure lecture leur permet une meilleure appropriation des apprentissages abordés en classe.
« J’aime bien lire, ça me fait de belles images dans ma tête ».
Le projet est sorti de l’enceinte de l’école et atteint le collège tel un virus… Depuis la rentrée, l’équipe y a mis en place des temps de lecture quotidienne sur des périodes spécifiques « cinq minute de lecture au début de chaque cours pendant les deux dernières semaines de décembre ». Et lorsqu’on interroge les élèves de Saint en Faucigny, premiers concernés, ils ne manquent pas d’enthousiasme. Comme A., « avant je croyais que j’aimais pas lire mais en fait maintenant, si c’est pas du travail, j’aime vraiment bien ». Pour B, c’est l’occasion de partager la lecture avec sa maman, « notre bibliothèque mobile, c’est bien aussi pour les parents : j’ai ramené les schtroumpfs à la maison mais maman me l’a piqué ! ». Et pour finir, cette phrase si poétique de V. « J’aime bien lire, ça me fait de belles images dans ma tête ».
Pourquoi Leni a participé au forum des enseignants innovants ? « Pour semer ma petite graine, en partageant un projet qui nous a enthousiasmé dès le début et qui fait ses preuves au quotidien tout en continuant à évoluer ». Pari largement réussi pour la maîtresseuh….
Lilia Ben Hamouda