Au collège Nikki de Saint-Phalle, à Valbonne Sophia Antipolis, Dominique Khaldi et Jérôme Sadler, professeurs de lettres et d’arts plastiques, ont lancé à leurs élèves de 3ème un beau défi pédagogique : « Sauver la station Prouvé ». Ce prototype de station-service nomade a été créé à la fin des années 1960 par l’architecte Jean Prouvé. Un exemplaire, à l’abandon, se trouve à proximité, sur la nationale 7. Le parcours ? les élèves prolongent un roman de Queneau en faisant voyager son espiègle héroïne Zazie jusqu’à la station : lectures, recherches, ateliers d’écriture et d’oralisation vont permettre d’y réunir pour les faire parler de nombreux artistes, écrivains et personnages, emblématiques de l’époque et de la région. L’aboutissement ? Un mix en vidéo de mots, de musiques, de voix ressuscitées, de textes transposés et réincarnés, de photos, d’images 3D… jusqu’à un dialogue à la Nathalie Sarraute avec la station elle-même ! A travers cette réalité artistique augmentée de façon jubilatoire, à travers cette traversée du temps, des arts, des pratiques de la langue, on perçoit combien le numérique et l’oral font bon ménage, combien par la créativité et l’humour les élèves peuvent y faire le plein de connaissances et compétences. « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire » ? A voir…
Pouvez-vous nous expliquer qui est Jean Prouvé et ce qu’est la station Prouvé ?
A la fin des années 1960, Jean Prouvé (1901-1984), architecte et designer autodidacte, auteur de nombreux principes constructifs pré-assemblés en usine, participe à cette nouvelle orientation de l’architecture qui se veut nomade. Il avait déjà conçu des éléments structurels préfabriqués qui permettent d’élever en quelques jours des habitats, comme la maison Alba qui donne à l’abbé Pierre la solution pour loger les « sans abri ». En 1960, il obtient une commande, un prototype de station-service, conçu pour être déplacé selon les variations du trafic, au rythme de l’urbanisation des grandes villes et du tracé directeur des voies de communication. Ce modèle est constitué par un ensemble polygonal à 13 faces, entièrement démontable, sur deux niveaux et il fut édité en une soixantaine d’exemplaires. La plupart d’entre elles ont disparu.
Une station-service de Jean Prouvé se trouve à proximité de la nationale 7, célèbre « bandeau bitumeux » qui relie la capitale à la Côte d’Azur, en pleine zone commerciale, à la sortie d’Antibes et au croisement de l’autoroute. En retrait, par rapport aux voies empruntées par les automobilistes, cette station passe inaperçue. Elle est à ce jour très mal répertoriée dans le patrimoine architectural local du XXème à conserver. Elle peut donc être démontée demain, disparaître à la casse ou devenir la cabane de jardin d’un collectionneur éclairé.
Pourtant on peut y voir le témoignage d’une époque où l’on faisait le plein d’essence pour découvrir l’espace des congés payés, ces horizons méditerranéens chers aux artistes résidents, comme Pablo Picasso sur la route de Mougins, les artistes de l’Ecole de Nice, les art-chitectes de la côte d’Azur visitant Le Corbusier à Cap Martin, puis ceux invités, les acteurs au volant de belles américaines aux chromes rutilants allant au festival de Cannes, les Nouveaux Romanciers et les OuLiPiens en quête d’édition, Erwin Wurm, Alain Bublex, Richard Smithson en quête de nouveaux carrosses…
Votre projet, une fois encore, invite les élèves à s’approprier leur territoire, y compris artistique : pourquoi un tel choix pédagogique ? Comment le numérique est-il utilisé en ce sens ?
Nous avons l’habitude d’ancrer nos références sur les ressources de proximité pour construire nos parcours interdisciplinaires. Depuis maintenant huit ans nous croisons nos pratiques. Cela a débuté au sein de l’espace culturel du collège avec les prêts d’œuvres des collections du FRAC PACA, les rencontres avec artistes. Les élèves se confrontaient physiquement aux œuvres. Puis, naturellement nous avons sillonné les alentours du collège pour inviter les élèves à venir s’approprier à leur tour les lieux exceptionnels environnants: musées et architectures locales. Travailler, cette année sur un objet singulier, rare et non répertorié, nous a motivés d’autant plus que l’ingénieur architecte Prouvé se situe au cœur de l’histoire de l’architecture, de l’industrie et du design français. Une station est également un lieu de rencontre symbolique, une sorte de salon de la mythologie moderne.
Le numérique nous permet de tisser des liens entre nos écritures, qu’elles soient plastiques ou littéraires, en les croisant, en les multipliant, en les modélisant, en les rendant lisibles et visibles. L’oralité est venue s’y inscrire. Cette convergence des médias nous permet aujourd’hui de faire entendre une voix plurielle, celle de la conversation qui a initié un mimétisme langagier, cher à Raymond Queneau, entre les narrateurs et leurs personnages, les artistes et leurs œuvres. Les élèves ne s’y sont pas trompés et ont « essayé » des accents différents. Le « grain » de la voix dissocie les acteurs. Le lecteur/auditeur saisit ces différences et donc les différents personnages. Une nouvelle voie numérique à la croisée des chemins littéraires et plastiques se trace alors depuis et vers cette station oubliée pour que demain, classée au patrimoine, elle ne demeure plus silencieuse. Enfin nous l’espérons.
Le travail conduit les élèves à s’approprier l’œuvre de Jean Prouvé par les mots, qu’il s’agisse de lectures ou d’écritures : quels textes avez-vous ainsi abordés ? Quelles écritures avez-vous ainsi lancées ? Selon quelles modalités de travail ?
Zazie dans le métro, roman le plus célèbre de Raymond Queneau a connu un succès tel lors de sa parution en 1959 qu’il a valu à son auteur le surnom de « père de Zazie ». Le voyage initiatique et parodique de la petite fille a été « le fil rouge » de ce récit dialogué et mis en voix.
L’action débute à Paris, pendant 48h, lors d’une grève de métro. La fillette espiègle et délurée, qui ne s’embarrasse guère de politesse et de moralité, rend visite à son oncle Gabriel. Celui-ci loue un taxi conduit par Charles, un de ses amis, et les trois personnages vont sillonner la capitale. Profondément déçue de ne pas prendre le métro, Zazie demande à son oncle et à Charles, d’aller dans le sud de la France pour aller voir la Méditerranée. Mais il est difficile de changer le cours du récit sans la permission de son auteur. Nos personnages se rendent donc chez Raymond Queneau qui va monter, à son tour, dans le taxi pour transformer la narration, à la demande de Zazie, son personnage.
En Lettres, un groupement de textes, réunissant des extraits de pièces de Molière, Tardieu et Ionesco, a fait l’objet d’une étude approfondie, en amont de l’œuvre intégrale. Les différentes modalités du dialogue ont été abordées. En effet, les échanges constants entre les personnages s’inspirant du genre théâtral, nous avons travaillé les différents types de répliques (tirades, stichomythies, monologues) ainsi que l’art des didascalies (indications scéniques) qui les accompagnent très souvent. Les scènes étudiées illustraient le comique de situation, en particulier le quiproquo, et le comique de répétition cher à Queneau.
Des ateliers d’écriture ont, ensuite, été mis en place. Les élèves ont dû rédiger les dialogues entre les différents personnages, et artistes, permettant non seulement le déroulement du voyage , sur la RN7, vers la mer, mais aussi l’insertion des différentes esthétiques, sous forme de « clins d’œil », comme la langue parlée littérarisée, issue de l’oralité dont les polysyllabes monophasées, comme « Doukipudonktan », premier mot du roman et la fameuse clausule zazique « mon cul ! » scandent le récit.
L’étude d’Enfance de Nathalie Sarraute a permis de détourner le monologue autobiographique à deux voix en dialogue également autobiographique avec la station, devenue un nouveau personnage de Raymond Queneau, à part entière. Elle répond aux questions de la romancière et à celles du Corbusier venu l’authentifier.
Cette liberté de langage prônée par les auteurs étudiés, mêle les différents niveaux de langue, créant des effets de contraste et un véritable décalage « énonciatif » suscitant le sourire, sinon le rire et surtout chez nos élèves une grande jubilation.
L’activité présente une forte dimension sonore : comment avez-vous procédé pour la mise en voix ? Pour l’articulation musicale ?
Les élèves ont mis en voix l’écriture des dialogues entre les différents protagonistes. Le jazz et particulièrement « Summertime » de George Gershwin, qui ont bercé cette seconde moitié du XXème siècle, ont été le décor sonore et la contrainte ultime de cette écriture. Les « acteurs » défendant le mieux leur personnage ont été ensuite enregistrés sur tablettes.
Quels outils numériques avez-vous utilisés pour aider les élèves à s’approprier le lieu ?
Nous avions à disposition la visite virtuelle sur Google Earth (la station, pourtant en retrait de la route a été flashée sur street view). De même, sur Google sketchup, elle a été modélisée par la ville de Nantes qui en possède une, transformée en lieu d’exposition. Les élèves ont pu alors parcourir ces différents espaces de représentation pour combiner la modélisation 3d avec l’image composite, un espace, son mode de représentation spécifique questionnant l’autre. Certains sont venus s’approprier leurs univers virtuels, les jeux vidéo, s’aventurer dans la ville de Los Santos de GTA ou bien creuser dans Mine craft pour proposer une cité idéale dans laquelle la station Prouvé aurait comme voisinage proche, le cabanon et la villa Savoye de Le Corbusier, la villa Appel de Jacques Tati… Nous avons finalisé ce parcours par la réalisation de gifs animés, une de ces nouvelles pratiques de l’image numérique que l’on rencontre sur le web.
Au final, quel bilan tirez-vous du projet : du point de vue des lettres ? du point de vue des arts plastiques ? De manière générale ?
L’objectif en lettres est de faire acquérir une véritable culture aux élèves, « pratiquée, manipulée » de l’intérieur, parodiée même (la parodie d’une œuvre ne suppose-t-elle pas une connaissance authentique de cette œuvre ?) et non pas une culture « plaquée », artificielle qu’ils n’intégreront pas forcément, sauf momentanément, dans le souci de la bonne note, et qu’ils oublieront aussitôt.
En respectant les contraintes chères aux Oulipiens, ici renforcées par le « détournement » du roman et du statut de l’auteur transformé en personnage, ils se sont emparés non seulement du récit et de ses acteurs, mais aussi des différents protagonistes qu’il s’agisse des artistes ou de leurs œuvres. Ils les ont incarnés, ils ont été leur voix. Ils attendent, maintenant, que la station Prouvé, devenue « leur station » soit classée au patrimoine.
L’objectif en arts plastiques est de parcourir cet objet architectural singulier du XX° via le numérique pour se l’approprier, en le conceptualisant dans son environnement plastique, historique et urbain.
En quoi le numérique vous semble-t-il susceptible de revitaliser notre enseignement, en particulier l’apprentissage de l’oral et la relation aux œuvres ?
Le numérique nous permet de diversifier les séquences pédagogiques. La classe s’octroie de nouvelles dimensions dans une spatialité temporelle de travail (avant, pendant et après). La classe peut collaborer, participer, échanger et s’engager pour décloisonner ces nouveaux registres de l’image, de l’écrit et de l’oral. Ce dispositif, tout en validant les acquis des programmes respectifs du socle commun a, de toute évidence, amené les élèves à être des acteurs citoyens.
D’ailleurs ils attendent, maintenant, que nous amenions ce projet à son terme, c’est à dire à la réelle valorisation de la station. Nous allons nous y atteler pour les remercier de leur investissement.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut