Comment évoquer à l’écran les dangers potentiels de l’industrie nucléaire sans recourir à l’anticipation apocalyptique ? Sensibilisé à la question dès l’enfance, Gaël Lépingle, qui grandit non loin d’une centrale de l’agglomération orléanaise, emprunte en apparence, avec « L’Eté nucléaire », le chemin du réalisme. Documentariste aguerri (et primé maintes fois), pour son deuxième long métrage de fiction après « Seuls les pirates » [2018], le réalisateur met en scène l’épreuve d’un groupe de jeunes confinés dans une demeure abandonnée en pleine campagne, faute d’avoir pu répondre à temps à l’ordre d’évacuation lancé par les autorités à la suite de l’accident survenu dans la centrale voisine. Gaël Lépingle se tient loin de la science fiction chère à Christian de Chalonge avec « Malevil » [1981] narrant l’expérience extrême de quelques survivants d’une explosion destructrice de l’humanité, à distance également du sensationnalisme terrifiant et très documenté de la série « Chernobyl » [2019], reconstitution criante de vérité des conséquences tragiques et des effets incommensurables de la catastrophe de Tchernobyl datant du 26 avril 1986. Ce faisant, le cinéaste regarde avec empathie l’émergence d’une petite communauté de jeunes faisant face à la ‘menace invisible’, dans ce temps et cet espace figés où, à ses yeux, ‘leur vie devient un destin’.
Insouciant footing solitaire, inquiétante alerte générale
Un jogger énergique accompagné par la musique à fond diffusée dans ses écouteurs trace sa route à vive allure au milieu des vastes plaines de Champagne. Il lui faut quelque temps pour ôter les engins qui bouchent ses oreilles et entendre la sirène puissante envahissant la campagne alentour. A l’horizon se découpent les tours de refroidissement de la centrale de Nogent-sur-Seine d’où sortent des nuages sombres et épais striant la clarté du ciel immense. C’est en retrouvant en chemin ses amis d’enfance du village, victimes d’une panne d’automobile, que Victor (Shaïn Boumédine) prend conscience de la gravité de la situation, leur sort désormais lié. Un accident nucléaire de nature encore indéterminée vient d’impacter la centrale voisine. Nous apprendrons plus tard par bribes à travers des informations partielles fournies par les instances officielles aux médias qu’il s’agit d’un événement de niveau 5 sur l’échelle internationale du classement, à titre de comparaison Tchernobyl étant classé 7).
Tous comprennent qu’il est trop tard pour répondre à l’ordre d’évacuation de la zone suivi par des colonnes d’habitants à pied tels des candidats à l’exode en temps de guerre. Ils décident alors de forcer l’entrée d’une maison désertée par ses propriétaires et de s’y installer d’urgence. La résistance sans préparation au danger s’organise en fonction des caractères et des attitudes de chacun face à cet événement inédit. Calfeutrage approximatif des fenêtres et autres ouvertures, recherche sde nourriture, découverture d’un fusil à usage dissuasif de l’intrusion d’éventuels pillards…Collecte et recoupement des informations distillées par les médias, supputations sur le degré de réactivité et ses effets sur l’organisme humain, tentative (vaine) de visualiser le ‘nuage radioactif’ et sa diffusion, difficultés à concilier les consignes de calfeutrage, la claustrophobie et l’envie risquée de sortir du confinement en allant à l’extérieur (avec vêtements couvrant et masques de fortune) explorer les rues et la campagne dépourvues désormais de toute présence humaine…
Mises à l’épreuve et solidarités humaines, fascinant paysage du désastre
Bon an, mal an, les copains d’enfance et Victor, déjà engagé loin du village natal dans une autre vie avec sa compagne, voient basculer en un rien de temps vielles affections et repères d’avant. L’adepte du footing, le plus porté aux certitudes notamment par rapport à la parole publique, vacille et les amis, Louis (Théo Laugier), Djamila (Carmen Kassovitz), Tiffany (Manon Valentin), Cédric (Constantin Vidal), -sans oublier à un autre titre Charlotte (Alexia Chardard)- semblent faire preuve de plus de ‘plasticité’ pour répondre à la tension de la situation, juguler l’angoisse montante et l’absolue incertitude du temps immobile. Au-delà du risque nucléaire impalpable et des (fausses) peurs du groupe réfugié au sous-sol après l’irruption d’une bande de voleurs (de leurs réserves alimentaires), nous voyageons sans cesse aux limites du réel tant l’événement ne se manifeste pas par des conséquences visibles : nuage nocif et radioactivité invisibles –si nous faisons silence sur le dénouement !-, effets sur les corps des protagonistes non palpables…
En tout cas, le cinéaste met l’accent sur le dérèglement dans la banalité du quotidien, comme si l’extraordinaire surgissait au cœur de la campagne française et héroïsait sans ostentation quelques jeunes ordinaires aux rêves encore incertains,fracassés en un éclair par l’ampleur d’un désastre annoncé, un malheur auquel les adultes (et les gouvernants en particulier) ne les ont guère préparés.
Pour mettre en scène les potentialités nocives d’un accident technologique majeur sur la terre et les hommes qui la peuplent, Gaël Lépingle filme (avec son directeur de la photographie , Simon Beaufils) en Scope et en 35 mm l’immensité vallonnée, ondoyante et vide la Champagne, ses plates étendues à perte de vue sans âme qui vive, les teintes changeantes des ciels passant des aubes claires aux crépuscules rougeoyants jusqu’aux soirs d’encre aux lignes coupantes. Dans l’ambivalence des variations de la lumière, déclinaisons naturelles du jour, effets d’un orage menaçant ou conséquences insidieuses d’une fissure d’un réacteur nucléaire.
Ainsi le cinéaste renoue-t-il avec les grands espaces et les codes du western américain des origines en transfigurant la campagne française d’aujourd’hui en un paysage fascinant, au charme vénéneux, menacé par un danger majeur à maîtriser d’urgence.
Samra Bonvoisin
« L’Eté nucléaire », film de Gaël Lépingle – sortie le 11 mai 2022