La Nouvelle Vague roumaine – et ses figures de proue multi-primées, Cristi Puiu et Cristian Mungiu- n’en finit pas de surprendre. Caméra d’or en 2006 pour « 12 h 08 à l’est de Bucarest », Corneliu Porumboiu, quant à lui, en Sélection officielle au dernier Festival de Cannes, emprunte un chemin, faussement familier, vraiment insolite, avec une œuvre hybride, entre labyrinthe cinéphile et polar musical. «Les Siffleurs » nous conte en effet les aventures abracadabrantes d’un inspecteur de police de Bucarest corrompu, surveillé par ses supérieurs, contraint d’apprendre le Silbo, une langue ‘sifflée’ millénaire, pratiquée sur l’île canarienne de la Gomera. Par l’usage de ce langage secret, supposé échapper au contrôle policier, l’homme traqué, aidé d’une femme fatale, doit faire sortir d’une prison roumaine un mafieux et récupérer un gros magot…Rien ne se passe cependant comme prévu dans cette histoire, jouant habilement du désordre chronologique, de la déstructuration des repères visuels au profit d’une déclinaison virtuose des genres. Epurée jusqu’à l’abstraction, décalée dans l’utilisation des codes, traversée par un humour pince-sans-rire, hantée par un amour indicible, la mise en scène des « Siffleurs » impressionne par sa force suggestive. Dans un contexte de double jeu et de corruption généralisée, des paumés, étrangers à eux-mêmes, pris dans l’enchevêtrement d’événements opaques, nous captivent par leur persévérance incongrue. Une obstination insensée, ponctuée d’opéra ou de rock, la langue sifflée pour leitmotiv. Et, du chaos, émerge la beauté cachée du monde.
Langage des oiseaux, paradis sauvage
Cristi (Vlad Ivanov), inspecteur de police roumain, taiseux et peu expansif, n’en croit pas ses yeux lorsqu’il découvre, du bateau, la végétation luxuriante et les rochers bordant l’île de La Gomera, un des fleurons de l’archipel des Canaries. Une vision paradisiaque accompagnée dés les premiers plans par ‘The Passager’ d’Iggy Pop. La chanson du rocker ne nous éclaire pas cependant sur les raisons de la présence de ce policier venu de Bucarest. Puis nous croyons comprendre : l’homme corrompu (il touche de l’argent de truands de la drogue ; il est sous la surveillance de ses supérieurs) est là à l’invitation de Gilda (Catrine Marlon), prétendue intermédiaire. Il est venu sur cette île pour apprendre le Silbo, une langue ‘sifflée’, proche de celle des oiseaux, aux origines lointaines, née sur ce bout de terre espagnole. Une langue secrète qui doit lui permettre (sans être repéré par ses collègues des stups) de communiquer avec les truands la pratiquant (dans le but de libérer un mafieux de prison) et d’échapper à la mort.
Nous imaginons un temps nous trouver en terrain connu au diapason des conventions du film noir : flic-agent double, gros magot, truands flingueurs et femme fatale. Pourtant, le cinéaste (et auteur du scénario) nous entraîne dans un enchevêtrement d’événements en faisant valser les repères temporels dans le déroulement du récit et en bousculant nos repères visuels dans le traitement des séquences. Et ce, tout en tirant partie du cadre époustouflant de l’île de la Gomera : forêts épaisses, collines embrumées, eaux scintillantes, inquiétante étrangeté à la lisière du fantastique…
Polar labyrinthique et musical, poésie souterraine
Le jeune cinéaste roumain, pétri de culture classique, cinéphile averti, se saisit avec maestria des formes du grand cinéma, hollywoodien notamment, du film noir au western en passant par la comédie ou le mélodrame, tout en les déstructurant. Ses partis-pris s’inscrivent ainsi dans un temps, le nôtre, où le cinéma n’a plus, depuis belle lurette, le monopole de la représentation du monde. Images captées par les caméras-vidéos, flashs-backs déroutants, scènes d’actions filmées à la vitesse éclair d’un présent insaisissable, déclinaisons chromatiques suivant l’univers de chaque chapitre consacré à un personnage différent imprègnent la fiction hybride d’une forme de surréalité à la mesure de la duplicité, des jeux de pouvoir, des faux-semblants et des trahisons en tous genres régissant les relations humaines, sous le signe de l’artifice.
Corneliu Porumboiu introduit ainsi continuellement une distance avec ses personnages : chaque fois qu’ils se prennent au jeu d’incarner au premier degré des héros de western ou des figures du polar, le réalisateur introduit des éléments visuels (cadrage insolite, couleur surréaliste) ou sonores (musiques dissonantes par rapport aux registres des scènes) qui pulvérisent l’esprit de sérieux et introduisent, l’air de rien, humour et dérision.
Impossible cependant de réduire la « Les Siffleurs » à un (virtuose) exercice de style. Lorsqu’il va au-delà du cinéma de dénonciation et du réalisme, parfois, implacable, cher aux nouveaux talents roumains, l’auteur installe la crapulerie et la corruption comme les toiles de fond d’un contexte social à partir duquel un espoir d’amour, un rêve de bonheur demeurent d’improbables horizons.
Quand les héros des « Siffleurs » peinent à maîtriser leur destin, le cinéaste Corneliu Porumboiu parvient à nous entraîner dans leur sillage. Nous voilà embarqués, sous le charme envoutant d’un univers esthétique, associant à des actions prosaïques des airs d’opéra, des chansons rock et des modulations sifflées. Un imaginaire audacieux, capable d’engendrer tout un monde empreint d’une poésie souterraine.
Samra Bonvoisin
« Les Siffleurs », film de Corneliu Porumboiu-sortie le 8 janvier 2019
Sélection officielle, Compétition, Festival de Cannes 2019