11 février 2011, fin d’après-midi, dans le métro à Paris…
J’attrape la conversation de deux lycéens assis en face de moi : « Tu te rends compte, l’Egypte vit une révolution et on n’en parle même pas en classe. Le prof débite son cours pour le bac et nous, on est là, à même pas savoir ce qui se passe au Caire. – Des nuls, ces profs. Ils pourraient nous faire des apartés, nous apporter des fleurs. – Du jasmin, répond l’autre, poète persifleur qui évoque la Tunisie. – L’Egypte : y en a que pour les pharaons et le p… de développement durable au Caire. Et la politique aujourd’hui, dans tout ça, j’te le demande ? Moi, je veux de la politique ! Les pays arabes, m…, c’est pas que des histoires de développement ! »
Station Cluny-la Sorbonne. Avant que j’aie le temps d’engager la conversation avec eux, ils filent dans les couloirs. Et me laissent avec la gifle qu’ils nous envoient à tous. J’aurais pu ne rien dire de ce coup de sang. Or, quarante-quatre ans après « La géographie, ça sert d’abord à la faire la guerre ! » d’Yves Lacoste, il faut reconnaître qu’on n’a pas très avancé. Les querelles de chapelle de l’université ont percolé dans les programmes. Le développement durable et les risques ont remplacé l’ancienne vulgate de la géographie physique. Le résultat : en terminale, car les deux gaillards du métro étaient en terminale (éco), les jeunes sont aveugles sur ce qui se passe au sud de la Méditerranée. Ils nous le reprochent et font le procès à la géographie perçue comme une discipline égoïste (« ils pourraient nous faire des fleurs »), archaïque et frileuse (les formules presqu’injurieuses).
Notre discipline, de réforme en réforme, a-t-elle pris la mesure de ce qui peut intéresser la jeunesse ? J’entends déjà l’objection que la géographie n’est pas le complément du journal télévisé, que ce n’est pas l’antichambre de l’Agence France Presse. Mais quand même. A quoi sert l’école si ce n’est donner à comprendre le monde ? On se plaindra sans doute des horaires qui disparaissent. Mais qu’on soit déjà intelligents sur ceux qu’on a ! Faisons la poussière dans le fatras de nos enseignements. Combien de blabla, de faux débats, d’informations inutiles…
Pourtant, il y a comme des signes dans le ciel. « Un million d’Egyptiens sur la place Tahir, près d’un million d’opuscules de Stéphane Hessel vendus », s’étonne Jean-François Kahn, en se demandant s’il n’y a pas, qui sait, un rapport. Un autre signe ? La géographie des conflits entre à l’école par les concours. Il faut espérer qu’elle ne se contentera pas de faux emboîtements d’échelle, de fantasmatiques guerres de l’eau ou d’improbables « réfugiés climatiques ». Il faut réécouter Lacoste et tonner comme Maurice Clavel : la géographie, ça sert à comprendre la guerre comme Dieu est Dieu, nom de Dieu ! Ce sont les lycéens qui le disent.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-Sorbonne (master Alimentation et IUFM). Il a étél’animateur des cafés géographiques (1998-2010). Il est rédacteur en chef de La Géographie.
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